Yémen : la guerre oubliée
Alain RODIER
Alors que le monde entier a le regard tourné vers le cancer syro-irakien et ses métastases étrangères, une guerre féroce se déroule plus discrètement au Yémen depuis 2004. Elle s'est considérablement intensifiée depuis l'été 2014 lorsque les Houthis – dont la branche armée s'appelle Ansar Allah -, sont passés progressivement à l'offensive, finissant par s'emparer, au printemps 2015, de l'ouest du pays. Depuis, une coalition emmenée par l'Arabie saoudite est passée à la contre-offensive. A la différence d'autres théâtres d'opérations, le cortège d'horreurs qui accompagne tout conflit armé ne rencontre guère d'apitoiement au sein du monde politico-médiatique occidental. Seules certaines associations s'indignent de l'emploi de bombes à sous-munitions par l'aviation coalisée, de l'utilisation de mines antipersonnel par les rebelles yéménites[1] et des bombardements des zones civiles par les deux parties. Ce manque de réaction n'est pas uniquement dû à l'éloignement et à l'isolement du Yémen, mais aussi et surtout, à la volonté de ne pas irriter les puissants monarques arabes qui sont les premiers clients de l'Occident en matière d'armements.
Les forces rebelles sont constituées des tribus Houthis – emmenés par Abdel Malik Al-Houthi – et des brigades de la Garde républicaine restées fidèles à l'ancien président Ali Abdallah Saleh, chassé du pouvoir en 2012 suite au « printemps arabe ». Les premiers reprochent au gouvernement légal sa corruption et de ne pas accorder un minimum de droits au Yéménites de religion zaydite, une branche de l'islam chiite. Les seconds veulent remettre l'ex-président Saleh au pouvoir en espérant être récompensés ensuite pour leur fidélité.
Ces rebelles sont soupçonnés recevoir, au minimum, une aide logistique de Téhéran, ce qui est vraisemblable puisque des liaisons aériennes desservant Sanaa depuis Téhéran ont été rétablies depuis que la capitale yéménite est tombée aux mains des Houthis. Toutefois, depuis le 26 mars 2015, date du déclenchement de l'opération militaire Tempête décisive[2] par une coalition de pays arabes sous direction saoudienne, ces vols ont été suspendus, leur sécurité n'étant plus assurée. Depuis, cette date, un blocus aérien et naval est en vigueur rendant beaucoup plus problématique les ravitaillements ainsi que l'aide humanitaire.
Ces forces rebelles s'opposent au gouvernement légal du président Abd Rabbuh Mansour Hadi, qui a été renversé en janvier par les Houthis, mais qui a réussi à fuir en Arabie saoudite. Il est rentré à Aden, ville reconquise en juillet, le 22 septembre 2015.
Le roi saoudien Salmane ben Abdelaziz Al Saoud a pris la tête de la coalition qui soutient le président Mansour et qui souhaite éradiquer les Houthis et les militaires félons. Elle regroupe les Emirats arabes unis, l'Egypte, le Soudan, la Jordanie, le Qatar, le Bahreïn, le Koweït et le Maroc. Seul Oman reste neutre dans l'affaire, ce qui permet de tenir des pourparlers (actuellement au point mort) à Mascate. Le Pakistan, sollicité, n'a accepté d'intervenir que si le territoire saoudien était directement menacé, ce qui n'est pas la cas. La réponse d'Islamabad a été considérée comme un véritable affront par la famille royale saoudienne.
Les frappes aériennes n'ayant pas suffi à faire plier les rebelles qui font preuve d'une résilience inattendue, des troupes au sol ont été déployées[3]. L'Arabie maintient à sa frontière sud quelques 150 000 hommes et a établi un barrage de type « rideau de fer », à l'image de celui qui longe l'Irak au nord du royaume afin d'empêcher les infiltrations de Daesh. Au Yémen même, quelques 10 000 hommes surarmés seraient déployés. L'objectif des forces de la coalition qui a repris Aden est d'assiéger la capitale Sanaa, mais si les Houthis décident de s'y maintenir, la bataille promet d'être extrêmement meurtrière, particulièrement pour les populations civiles.
Au milieu de ces combats, Al-Qaida dans la péninsule arabique (AQPA) et Daesh ont profité du chaos pour pousser leurs pions. AQPA a l'intelligence de ne pas trop se mettre sur le devant de la scène préférant, comme en Syrie, se fondre au sein de regroupements de tribus opposées aux Houthis et au pouvoir du président Mansour. Cela lui a permis de prendre le contrôle d'une partie du gouvernorat de l'Hadramaout, du port d'Al-Mukalla et de s'infiltrer discrètement à Aden.
Daesh est présent par l'intermédiaire d'activistes qui dépendaient d'AQMI mais qui ont fait allégeance à Abou Bakr Al-Baghdadi. Il revendique sept wilayas (provinces) au Yémen, mais il s'agit là sans doute de pure propagande car ses effectifs ne dépasseraient pas aujourd'hui 300 combattants, alors qu'AQPA en compte au moins dix fois plus.
Depuis le début de l'année, les deux mouvements djihadistes – surtout Daesh – mènent régulièrement des attentats très meurtriers contre des objectifs fréquentés par les Houthis – particulièrement les mosquées de Sanaa – faisant des centaines de morts.
Enfin, malgré le conflit, les Américains poursuivent leurs opérations homo dirigées contre des dirigeants d'AQPA à l'aide drones armés. Chose intéressante : depuis que la stratégie d'AQPA consiste à s'allier à des tribus sunnites, les pertes dans ses rangs ont augmenté. De là à subodorer que les services de renseignement saoudiens ont pénétré ces tribus et fournissent des informations précises aux Américains sur la localisation des responsables djihadistes d'AQPA, il n'y a qu'un pas à franchir.
*
Les Nations Unies estiment les pertes à près de 5 000 tués et à plus de 25 000 blessés, majoritairement provoqués par les bombardements aériens. Les déplacés seraient au nombre de 1,5 millions et les dépendants de l'aide alimentaire plus de 3,5 millions[4]. La malnutrition et les problèmes sanitaires sont très préoccupants dans ce pays extrêmement pauvre qui dépend de l'aide de la communauté internationale. Or cette dernière a de plus en plus de mal à assurer sa mission en raison de l'insécurité liée à guerre civile qui perdure, mais aussi en raison des blocus naval et aérien. Aucun couloir humanitaire n'a été décrété et les trêves conclues péniblement ne dépassent pas quelques heures.
Bien que l'issue à ce conflit ne se profile pas à l'horizon, force est de constater que l'Arabie saoudite a largement les moyens financiers et militaires de poursuivre la campagne militaire dans le temps. Le royaume ne pouvait tolérer que les Houthis, des alliés de Téhéran, prennent le contrôle du Yémen car cela est ressenti comme une tentative d'« encerclement » de l'Arabie saoudite par l'arc chiite : au nord l'Iraq, à l'est le Bahreïn – dont la majorité de la population est chiite mais le pouvoir aux mains des sunnites aidé par Riyad – et au sud le Yémen.
Pour leur part, les Houthis ne peuvent maintenir leur mainmise indéfiniment sur la plus grande partie peuplée du pays (l'ouest). En effet, les Yéménites dépendent pour leur survie de tous les jours de la manne saoudienne qui est aujourd'hui interrompue. Or, l'Iran n'a actuellement pas la puissance financière nécessaire pour assurer la relève.
A terme, les Houthis seront contraints de rejoindre leur réduit de la région de Saada et l'autorité légitime sera rétablie à Sanaa sous la houlette des Saoudiens et de leurs alliés. Mais quid du développement d'AQPA[5] et de Daesh ? L'objectif de ces deux mouvements salafistes-djihadistes est de s'installer confortablement au Yémen pour s'en servir de base arrière pour lancer des actions dont le but final est de faire tomber la famille Saoud. Il est probable que des troupes de la coalition resteront sur place pendant des années pour parer à ce danger. Mieux vaut entretenir un foyer de fixation à l'extérieur que gérer une insurrection à domicile.
- [1] On peut toujours objecter que les deux parties n'ont pas signé les conventions internationales interdisant l'emploi de ce type d'armes, à l'instar des Etats-Unis, de la Russie, de la Chine, de l'Inde, d'Israël et de bien d'autres…
- [2] Remplacée depuis le 21 avril par l'opération Restaurer l'espoir.
- [3] Les conditions actuellement exigées par les différentes parties sont inacceptables. Il est demandé aux Houthis de se retirer de toutes les régions conquises et ces derniers souhaitent obtenir davantage de droits et d'être intégrés aux forces armées nationales.
- [4] Pour 25 millions d'habitants.
- [5] AQPA souhaite participer à l'élaboration d'un nouveau gouvernement à Sanaa, bien sûr tout en restant camouflé au sein de mouvements sunnites divers.