Vers une intervention turque en Irak du Nord ?
Alain RODIER
L’Irak du Nord
Début avril, le chef d’état major des forces armées turques, le général Yasar Büyükanit, a demandé au Premier ministre Recep Tayyip Erdogan, l’autorisation de déclencher une opération militaire transfrontalière contre les activistes du PKK évoluant en Irak du Nord. En effet, ces derniers prépareraient une offensive de printemps, ce qui est classique tous les ans, la période hivernale n’étant pas favorable aux déplacements dans ces régions montagneuses et accidentées.
Le président du Gouvernement régional du Kurdistan (GRK) irakien, Massoud Barzani, a vivement réagi à ces propos en affirmant que si une telle opération était menée, ses troupes n’hésiteraient pas à s’opposer à cette action et, plus grave encore, à participer à la déstabilisation du Sud-Est de la Turquie. Cette diatribe du président de fait de la zone nord irakienne est ressentie par les Turcs comme une véritable provocation.
Ankara refuse la création d’un Etat kurde au nord de l’Irak car les autorités craignent que cela ne renforce les velléités séparatistes des populations kurdes de Turquie. Or, actuellement, étant donnée la situation sécuritaire catastrophique que connaît l’Irak, la réalisation d’un Etat kurde autonome est en train de se dessiner. C’est dans le but de faire de Kirkouk la capitale de cette entité que l’UPK et le PDKI – les deux factions kurdes irakiennes qui contrôlent avec le soutien des Américains, le nord du pays depuis la première guerre du Golfe de 1991 – encouragent les populations d’origine kurde à s’y installer. Il faut reconnaître que du temps de la suprématie de Saddam Hussein, c’est l’inverse qui s’était passé, les habitants de Kirkouk d’origine kurde avaient été remplacés de force par des populations arabes.
La question de l’inclusion de la région de Kirkouk dans un Etat kurde est d’autant plus cruciale que ses richesses en hydrocarbures sont encore plus importantes que les estimations les plus optimistes ne le laissaient espérer. La manne qui en découlerait, si une exploitation à grande échelle en était faite, rendrait l’existence d’un Etat kurde parfaitement viable. Cependant, le problème de l’expédition de ces hydrocarbures reste entier. Les deux solutions les plus réalisables sont l’acheminement par pipelines vers le sud, traversant la zone sunnite puis la zone chiite pour rejoindre le port de Bassora, ou le transfert via la Turquie vers la Mer Noire. Ces deux solutions techniquement réalisables (les pipelines existent déjà) risquent de se heurter aux intérêts géopolitiques des différents partis intéressés.
Pour sa part, Barzani crie au loup en prétendant qu’Ankara a des visées sur cette région et que la lutte contre le PKK et la défense des populations turkmènes présentes dans la zone ne sont que des prétextes avancés par les Turcs pour s’approprier les richesses de la région au moyen d’une annexion militaire.
A Téhéran1 et à Damas, les dirigeants voient d’un très mauvais oeil la constitution de cet Etat kurde où pourraient se réfugier des activistes indépendantistes. Ces derniers représentés par le PKK pour les Turcs et par le PJAK (le Parti pour une vie libre au Kurdistan) pour l’Iran, se sont installés depuis des années sur les flancs du mont Qandil, situé à une centaine de kilomètres au sud de la Turquie et à une quinzaine de kilomètres à l’ouest de la frontière iranienne2. Ces activistes rêvent d’un « grand Kurdistan » qui couvrirait une partie de l’Irak, de la Turquie, de la Syrie et de l’Iran. Ils ont été renforcés par des Kurdes d’origine syrienne qui ont fuit le pays en 1998 quand Damas a décidé pour des raisons de reconnaissance internationale, de ne plus abriter le PKK et son chef Abdullah Öcalan. Leur nombre actuel serait de 3 800 combattants, toutes tendances confondues, sans compter les familles qui les accompagnent et assurent une partie de la logistique.
Ankara a demandé à plusieurs reprises aux autorités kurdes qui dirigent la région de bien vouloir éradiquer le mouvement indépendantiste. La même requête a été faite auprès de Washington qui reconnaît officiellement le caractère terroriste de ce mouvement. S’impatientant de l’inertie de la situation, les forces armées turques ont prévenu qu’elles allaient régler le problème unilatéralement, d’où la déclaration du général Büyükanit. Ce ne serait pas la première fois que des soldats turcs pénétreraient en territoire irakien. Dans les années 90, jusqu’à 40 000 hommes étaient ainsi passés en Irak et s’étaient déployés dans une bande d’une dizaine de kilomètres longeant la frontière entre les deux pays. Ces opérations n’avaient rencontré qu’un succès mitigé car les activistes du PKK s’étaient repliés plus au sud et avaient attendu que l’armée turque se retire pour revenir occuper leurs positions à proximité de la frontière.
Un raid sur le mont Qandil s’enfoncerait très profondément à l’intérieur du Kurdistan irakien ( 100 kilomètres) alors que les forces turques ne sont jamais allées plus loin qu’une vingtaine de kilomètres. C’est pour cette raison que les experts pensent qu’il s’agirait avant tout d’une opération de type « hit and run » engageant des commandos héliportés – voire couplés avec des largages de parachutistes -, le tout appuyé par l’aviation d’assaut. Déjà, des membres des forces spéciales turques auraient été infiltrés secrètement dans la profondeur du Kurdistan (on parle d’une quarantaine de kilomètres) pour renseigner les unités d’assaut et surtout, pour empêcher toute jonction entre les activistes cantonnés le long de la frontière avec ceux du mont Qandil. En effet, l’objectif principal est de nettoyer cette région où les services de renseignement turcs (MIT) pensent que les principaux dirigeants du PKK se trouvent3. Simultanément à l’assaut aéroporté, deux divisions (20 000 hommes) pénètreraient d’une vingtaine de kilomètres à l’intérieur de l’Irak afin de prévenir des mesures de représailles qui pourraient être déclenchées par des groupes armés basés sur la frontière. En effet, géographiquement, une bonne partie du territoire irakien domine les vallées turques et, afin d’en contrôler l’accès, il convient de tenir les hauts qui sont situés du côté irakien. Il resterait en territoire turc environ 180 000 hommes qui seraient placés en état d’alerte renforcée durant toute la durée de l’opération, ainsi que dans les semaines qui suivraient, afin d’éviter des révoltes intérieures que pourrait provoquer cette opération au sein de la population kurde4. Selon des sources officieuses, les Etats-Unis airaient été prévenus qu’une telle opération pourrait être lancée au début mai.
Cependant, malgré tous ces préparatifs guerriers, il est erroné de penser que la Turquie a des visées expansionnistes sur l’Irak. Sur le plan des principes, elle respecte son intégrité territoriale et n’envisage en aucun cas une occupation de longue durée comme à Chypre. Par contre, le pouvoir turc ne veut pas sacrifier sa propre sécurité et se garde donc ce qu’il qualifie de « droit de poursuite », voire s’autorise toute opération préventive qui pourrait être jugée nécessaire.
Son adversaire, le PKK, ne s’est jamais vraiment remis de l’arrestation le 15 février 1999 de son leader Abdullah Öcalan5, de la perte de son refuge syrien et de la lutte qui est engagée contre lui par la majorité des Etats de la région. Dans les années 1990, l’Iran accueillait sur son sol de nombreux activistes de ce mouvement. Leur erreur fondamentale a été de créer une branche iranienne (le PJAK) qui a été considérée comme une menace par le régime des mollahs. En effet, cette branche du PKK qui est officiellement apparue le 25 mars 2004 serait en fait née en 1997. Son fondateur, aujourd’hui disparu, était le Kurde irano-canadien Shapour Badoshiveh. Ce mouvement est actuellement dirigé par le Kurde iranien Abdul Rahman Haci Ahmedi. C’est à partir des années 2004-2005 que le PKK a perdu les havres sûrs qu’il possédait en Iran. Néanmoins, certains de ses activistes ont trouvé refuge en Arménie et en Grèce où des bureaux du mouvement ayant pignon sur rue existaient depuis les années 90. Mais il est certain que malgré leur anti-turquisme affiché, les gouvernants de ces deux pays ont demandé à ces réfugiés de ne pas se servir de leur territoire comme base arrière pour leurs actions opérationnelles. Sur le plan logistique, c’est une autre histoire. Mais des faits récents viennent de prouver que le PKK recueillait également des fonds en France et en Allemagne en se livrant au racket auprès de la communauté kurde immigrée. Il est désormais évident qu’en dehors d’accrochages sporadiques parfois sanglants, les activités de guérilla6 ont notablement diminué en Turquie au cours des huit dernières années, laissant parfois la place à des actes de terrorisme dont certains étaient dirigés contre des étrangers, particulièrement par une émanation du PKK apparue en 2004 : les « Faucons de la Liberté » (TAK). Cette inaction chronique a affecté profondément le moral des combattants. En conséquence, beaucoup d’entre eux auraient renoncé à la lutte armée auraient rejoint leurs foyers.
- 1 Il y a 7 millions de Kurdes iraniens. Les pasdaran combattent énergiquement les mouvements séparatistes dont ceux constitués de Kurdes. Ainsi, en février 2007, ils ont poursuivi des activistes à l’ouest de l’Azerbaïdjan. En 2006, ils ont effectué de nombreux raids au Kurdistan irakien.
- 2 Ce qui permet à l’artillerie iranienne de bombarder régulièrement cette zone sans que les autorités irakiennes ne semblent s’en offusquer outre mesure.
- 3 Cemil « Cuma » Bayik, le chef militaire du mouvement, Osman Öcalan, le frère cadet d’Abdullah Öcalan, Duran Kalkan, Nizzamettin Tas alias « Botan Rojhilat », etc.
- 4 Depuis début avril, les permissions ont été supprimées sine die pour l’ensemble des militaires servant dans le Sud-Est anatolien – appellation officielle du Kurdistan turc.
- 5 Il purge une peine de prison à vie sur l’île d’Imrali (où il est le seul prisonnier).
- 6 Quand un mouvement insurrectionnel est obligé d’abandonner les activités de guérilla au profit du terrorisme, c’est très souvent un aveu de faiblesse sur le plan opérationnel. Cependant, il peut, comme en Irak, se livrer à ces deux tactiques simultanément. A ce moment là, aucune conclusion ne peut en être tirée.