Vers une clarification des alliances au Sud-Caucase
Laurent LEYLEKIAN
Le 21 octobre, Alexeï Overtchouk, vice-Premier ministre de la Fédération de Russie a déclaré lors de sa visite au salon « Made in Russia 2022 » que « le couloir de transport international nord-sud pourrait passer par l’Azerbaïdjan et par l’Iran plutôt que par l’Arménie si ce dernier pays ne résolvait pas le problème du blocage régional des transports ». Poursuivant son propos, Overtchouk a souligné l’importance d’établir, soit via l’Arménie soit via l’Iran, une connexion routière entre l’Azerbaïdjan proprement dit et sa colonie enclavée du Nakhitchevan « afin de faire de la région un carrefour de transport international nord-sud et est-ouest ».
Ces derniers propos viennent confirmer toute une série de prises de positions qui, à défaut de conduire à une simplification de la situation prévalant au Sud-Caucase, amènent tout du moins un certain niveau de clarification. Et le moins que l’on puisse dire est que cette clarification ne correspond que très approximativement à l’idée simple selon laquelle l’Arménie serait soutenue par la seule Russie, et l’Azerbaïdjan par la seule Turquie.
2020 : Moscou punit l’Arménie … pour mieux contrôler l’Azerbaïdjan
Bien conscients du rôle prédominant que joue encore pour assez longtemps la Russie dans la région, et sans doute bien conscients également de l’infériorité militaire dans laquelle ils avaient laissé s’enfoncer l’Arménie, les prédécesseurs de Nikol Pachinian avaient tout fait pour rester dans les bonnes grâces de Moscou. Ils n’étaient du reste par les seuls et on peut dire qu’Ilham Aliev, l’homme fort d’Azerbaïdjan, faisait de même, ce dernier bénéficiant néanmoins d’une marge de manœuvre supplémentaire en raison du soutien indéfectible apporté par la Turquie à son petit frère du Caucase.
Si l’arrivée au pouvoir en Arménie de Nikol Pachinian s’est accompagnée de quelques maladroites piques libérales ou pro-occidentales, celles-ci n’ont sans doute été que secondaires dans l’hostilité de Poutine à son endroit. Pachinian, ses ministres formés aux Etats-Unis et la vision non autoritaire de l’Etat qu’ils incarnent, ont suffi au maître du Kremlin pour décider de « punir » les Arméniens de leur choix démocratique, en lâchant la bride à Aliev qui n’attendait que cela. La guerre des quarante-quatre jours commencée en septembre 2020 s’est conclue le 9 novembre suivant par la perte de la zone de sécurité que la République d’Artsakh (peuplée d’Arméniens) maintenait en Azerbaïdjan ainsi que par de larges fractions du territoire souverain de cette République autodéterminée, le tout aggravé d’innombrables crimes de guerre perpétrés par le sanguinaire régime de Bakou.
Mais il faut aussi et surtout souligner que c’est la Russie qui a sifflé la fin de la guerre comme elle en avait autorisé le début. Et en tacticien madré, Poutine a imposé un tempo et des conditions de cessez-le-feu qui maintiennent le conflit afin de justifier le renforcement de la présence régionale russe : il n’a pas autorisé l’Azerbaïdjan à conquérir totalement l’Artsakh – ce que Bakou était en capacité militaire de faire – et il a imposé à Aliev une base militaire russe à Aghdam, sur le territoire azerbaïdjanais, théoriquement destinée à surveiller la seule ligne de front avec l’Artsakh ; ce qui constitue une première depuis la fin de l’URSS.
Si cette guerre a constitué une défaite indiscutable pour l’Arménie, il n’est donc pas sûr qu’elle représente une victoire pleine et entière pour l’Azerbaïdjan comme en attestent les manifestations d’hostilités à Moscou qui surviennent régulièrement au sein d’une population fanatisée par trois décennies de haine anti-arménienne. Certes, Aliev entretient une connivence certaine avec Poutine – ils ont été formés à la même école des cadres soviétiques – mais la présence militaire russe sur le territoire azerbaïdjanais n’entrait peut-être pas dans ses plans initiaux.
La liaison routière du Siounik, nouvelle source de discorde
Dans le contexte actuel, les propos d’Overtchouk font référence aux points 8 et 9 de l’accord du cessez-le-feu qui stipulent que « toutes les liaisons économiques et de transport de la région seront restaurées. La République d’Arménie garantit la sécurité des liaisons de transport entre les régions orientales de la République d’Azerbaïdjan et la République autonome du Nakichevan afin d’organiser la libre circulation des citoyens, des véhicules et des marchandises dans les deux sens. Le contrôle des transports sera exercé par les garde-frontières du Service fédéral de sécurité de Russie » et que « par accord des parties, la construction de nouvelles communications de transport reliant la République autonome du Nakhitchevan et les régions occidentales de l’Azerbaïdjan sera assurée ».
C’est en vérité un étrange jeu qui se joue là : d’une part, l’Azerbaïdjan allègue avec une mauvaise foi consommée que ces dispositions équivaudraient à un transfert de souveraineté en sa faveur de ce fameux couloir en plein Siounik arménien, ce qui est évidemment faux (« La République d’Arménie garantit … ») et inacceptable pour Erevan. Mais d’autre part, Erevan est également de plus en plus réticente à placer la sécurité de son territoire son contrôle russe, tant au regard de l’absence de soutien de Moscou face aux attaques de l’Azerbaïdjan qu’aux divergences croissantes entre une Arménie de plus en plus démocratique et une Russie de plus en plus autoritaire.
Du reste, Moscou dont les « soldats de la paix » sont pourtant présents dans le sud de l’Arménie, n’y a pas du tout empêché de nouvelles attaques de l’Azerbaïdjan en septembre 2022 et de nouvelles occupations militaires, cette fois-ci du territoire de l’Arménie proprement dite. Les Arméniens ont encore perdu 600 hommes pour limiter l’incursion militaire azerbaïdjanaise, qui viennent s’ajouter aux quelques 4 000 tués en 2020 (on estime que l’Azerbaïdjan y a perdu respectivement 300 et 3000 soldats). Appelée à l’aide par Erevan lors de cette dernière phase du conflit, l’Organisation du Traité de Sécurité Collective (OTSC), une organisation de défense multilatérale présidée par la Russie et à laquelle appartient l’Arménie mais pas l’Azerbaïdjan, a répondu par une fin de non-recevoir: le 13 septembre 2022, le colonel russe Anatoly Sidorov, chef d’état-major de l’OTSC a écarté l’idée d’une intervention militaire pour appeler « l’Arménie et l’Azerbaïdjan à résoudre la situation par des moyens politiques et diplomatiques ».
Des milieux arméniens bien informés considèrent que cette position pour le moins frileuse de « l’allié » russe se justifie en vérité par la volonté de Moscou d’obtenir ce fameux couloir en territoire arménien entre l’Azerbaïdjan et le Nakhitchevan qui – symétriquement au corridor reliant l’Arménie à l’Artsakh – serait placé sous contrôle russe. Et cela, non pas pour accentuer l’emprise de la Russie sur l’Arménie (où elle est déjà quasi-totale), mais bien pour l’accroître sur l’Azerbaïdjan où elle se dispute à une influence turque croissante. Rappelons que la guerre de 2020 a été largement conduite par des officiers turcs ayant évincé leurs collègues azéris, provoquant un certain ressentiment chez ces derniers.
L’Iran mise sur l’Azerbaïdjan pour renforcer ses liens avec la Russie
Quoi qu’il en soit, les menées de Moscou comme celles d’Ankara et la résistance inattendue de l’Arménie sur fond d’affaiblissement russe en Ukraine n’ont pas manqué de provoquer des réactions de la part des autres acteurs régionaux et internationaux.
De l’Iran tout d’abord qui tient absolument au statu quo de sa frontière septentrionale dont il se satisfait pleinement et où les rôles sont bien distribués: l’Azerbaïdjan lui sert à renforcer ses liens politiques et économiques avec Moscou, sur fond de valeurs autoritaires partagées : Ce 9 septembre, Moscou, Bakou et Téhéran ont signé un accord pour développer l’axe de transport routier reliant la Russie à l’Iran via l’Azerbaïdjan, afin d’accroître la marge de manœuvre des trois dictatures unies face à l’Occident.
Quant à la frontière commune avec une Arménie faible et amicale, elle offre à l’Iran une interface discrète mais appréciable avec l’Occident au regard du statut de paria international que lui impose celui-ci. Téhéran ne souhaite donc pas que la Russie renforce son contrôle sur l’Arménie, et encore moins que ce soit les Turco-azéris qui ne font pas mystère de leurs appétits irrédentistes sur le nord de l’Iran. C’est pourquoi, dès mars dernier, l’Iran a proposé que la connexion entre l’Azerbaïdjan et le Nakhitchevan s’effectue via une route passant sur son propre territoire… et bien évidemment sous son contrôle. Si une telle option peut apparaître comme une éventuelle solution de repli pour Bakou, elle n’intéresse pas vraiment Moscou qui y perdrait de l’influence sur l’Azerbaïdjan mais qui utilise néanmoins cette possibilité – comme en attestent les propos d’Overtchouk – pour exercer un chantage à l’isolement régional envers l’Arménie.
Mais si les compères autoritaires savent s’allier dès qu’il s’agit de contrer l’Occident, cela ne signifie pas nécessairement qu’ils ne se méfient pas les uns des autres: les trop fréquentes (et fantaisistes) revendications territoriales de l’Azerbaïdjan sur le nord de l’Iran – revendications fondées sur une extraordinaire inversion historique – ont tout récemment conduit Téhéran à organiser d’impressionnant exercices militaires le long de l’Araxe, séparant les deux pays, avec simulation de franchissement de ce fleuve, et même le long de la frontière turque.
L’Occident tente de revenir dans le jeu caucasien
Si c’est donc le statu quo qui jouit de la préférence iranienne, l’Europe et les Etats-Unis voient au contraire dans l’évolution pro-occidentale de plus en plus marquée de l’Arménie une occasion de reprendre pied dans une région où leur influence politique a été réduite à néant par les duettistes russe et turc. Dès décembre 2021, Charles Michel, le président du Conseil européen a ainsi convié les présidents arménien et azerbaïdjanais à poursuivre leurs négociations à Bruxelles, damant ainsi le pion à Moscou qui patronnait jusqu’alors seul les tractations en cours. Plusieurs rencontres ont eu lieu depuis lors, la dernière en date du 6 octobre à Prague lors de l’établissement d’une improbable « Communauté politique européenne » conçue à l’initiative d’Emmanuel Macron comme alliance antirusse. Cette offensive diplomatique européenne a finalement abouti à ce que l’UE envoie ce 17 octobre une mission civile d’observation en Arménie, et seulement du côté arménien, afin d’assister les parties belligérantes à fixer une fois pour toutes leur différend frontalier.
L’investissement européen – très limité dans ses effectifs (40 personnes maximum) et dans le temps (2 mois maximum) – ne signifie cependant pas que l’UE parle d’une seule voix, ni même qu’elle soit cohérente. L’accord gazier signé avec l’Azerbaïdjan en juillet dernier par Ursula Von der Leyen a d’autant plus choqué en Arménie que le gaz azerbaïdjanais est en vérité en grande partie du gaz russe transitant par des tuyaux appartenant à la société russe Lukoil à 30%. En qualifiant la sombre dictature d’Azerbaïdjan de « partenaire de confiance », la présidente de la Commission européenne a durablement terni en Arménie l’image de l’Union et son nom qui y est devenu synonyme d’infamie et de duplicité. Par contraste, les mots et l’attitude volontariste du Président Macron lors d’une interview télévisée à une heure de grande écoute ont eu l’effet d’une bombe inverse : en pointant à nouveau le rôle d’agresseur de l’Azerbaïdjan, en évoquant ouvertement le « conflit sous-jacent » où « la Russie a joué le jeu de l’Azerbaïdjan avec une complicité turque afin de déstabiliser l’Arménie et de nous affaiblir tous », le président français a implicitement acté le rattachement de cette dernière à la famille des démocraties occidentales, et dénoncé la solidarité complice des régimes autoritaires de Moscou, Bakou et Ankara.
Même son de cloche du côté de Washington : c’est Nancy Pelosi, la présidente de la Chambre des Représentants qui a fait le voyage d’Erevan le 17 septembre dernier pour y qualifier l’Arménie de pays « pacifique, prospère et démocratique », pour condamner comme « illégales et meurtrières » les attaques de l’Azerbaïdjan en territoire arménien et pour appeler Bakou à retirer ses troupes.
Ces soutiens pourtant bienvenus ne placent pas forcément Erevan dans une situation confortable : le discours du président français lui a valu des critiques nourries qui ont presque valeur d’aveu de la part d’Ilham Aliev et de Vladimir Poutine, ce dernier évoquant des propos « incorrects et inacceptables ». Les déclarations de Nancy Pelosi ont également été qualifiées « d’inacceptables » et « relevant de la propagande arménienne » par le ministre azerbaïdjanais des Affaires étrangères. Du reste l’Arménie se garde bien de couper les ponts avec Moscou – elle ne peut certainement pas se le permettre – et les ministres des Affaires étrangères des deux pays négociaient précisément sous l’égide de Moscou à Astana le jour même de la déclaration du président Macron.
Même si la position française correspond en grande partie à la réalité des faits et qu’elle est sans doute appréciée à sa juste valeur par l’Arménie, cette dernière n’est que trop consciente que ce ne sont pas les quarante observateurs européens qui peuvent arrêter la soldatesque azerbaïdjanaise si Poutine s’avisait de l’autoriser à reprendre l’offensive. Pas plus du reste que ceux l’OSCE qui, encouragée par la démarche de l’UE, vient de les déployer en Arménie sous le feu nourri des critiques azerbaïdjanaises et turques.
Certes, les autocrates de Bakou et d’Ankara avaient juré que le groupe de Minsk de l’OSCE était mort en même temps que la question politique du Karabakh était résolue (par la force) ; Le retour de l’Occident, synonyme pour eux de résurrection du groupe du Minsk et attestation du fait que cette question politique du Karabakh existe toujours aux yeux de l’Ouest, vient donc contrarier leurs objectifs.
Mais il n’est pas du tout acquis, à plus long terme, que la position politique de la France, visant à renforcer le club des démocraties « vertueuses » face aux régimes autoritaires, remporte les suffrages dans une Europe économique dominée par l’Allemagne. En effet, Berlin, très dépendante des énergies fossiles, se satisferait d’accommodements « raisonnables » avec les pires dictatures. Les actuelles dissensions franco-allemandes – profondes et croissantes – laissent peu d’espoir à ce sujet et Erevan ne voudrait sans doute pas être victime de surcroit des dilections vacillantes des Européens.
L’Arménie veut gagner du temps et diversifier ses soutiens
Reste que les bonnes dispositions de l’Europe et des Etats-Unis à l’égard d’Erevan permettent à Nikol Pachinian de gagner du temps et surtout de vendre plus chèrement la peau de l’Arménie à l’ogre russe et à Ilham Aliev, son chargé d’affaire régional. S’il est bien clair que l’Arménie ne peut absolument pas – encore – afficher son alliance stratégique avec un Occident dont elle partage pourtant les valeurs, elle peut tout du moins diversifier ses soutiens tactiques.
Côté Soft Power, avec l’Europe et les Etats-Unis comme on l’a vu. La toute récente décision de Paris d’adjoindre un attaché militaire permanent à l’Ambassade de France à Erevan confirme encore cette tendance. Côté Hard Power, l’Inde pourrait apparaître comme un nouvel entrant en vertu du bon vieux principe selon lequel « les ennemis de mes ennemis sont mes amis ». Le Pakistan – « pays des Purs » – n’a en effet jamais reconnu l’Arménie depuis la renaissance de celle-ci en 1991 et a toujours affiché une forte solidarité islamique avec un Azerbaïdjan où la foi est pourtant bien vacillante. Tout comme Israël, Islamabad a fourni des armes à l’Azerbaïdjan lors de la guerre de 2020 et peut-être même un bataillon de volontaires selon des informations non confirmées mais issues néanmoins de Kommersant, une source réputée crédible.
Ainsi, si l’Iran soutient l’Arménie notamment parce que l’Azerbaïdjan sert de base arrière à des opérations israéliennes dirigées à son encontre, l’Inde la soutient en partie parce que l’Azerbaïdjan est allié du Pakistan. On appréciera toute l’ironie de la situation mais aussi l’intelligence tactique de l’Azerbaïdjan qui réussit à se faire passer pour un allié de l’Etat hébreu tout en bénéficiant d’une alliance avec le Pakistan qui ne reconnaît pas plus Israël que l’Arménie !
Erevan qui a grand besoin de réformer son armée défaite et de la mettre à niveau envisage en conséquence de diversifier sérieusement ses approvisionnements auprès de l’Iran – notamment par l’acquisition de drones iraniens faisant actuellement leurs preuves en Ukraine – et de l’Inde. On a récemment vu Souren Papikyan, le ministre arménien de la défense, rencontrer Rajnath Singh son homologue indien lors du salon DefExpo 2022 qui s’est tenu ces derniers jours dans le Gujarat. Des annonces relatives à la montée en puissance des contrats d’armement entre les deux pays s’en sont suivies. Mais pour New Delhi, la question est loin de se limiter à des enjeux strictement commerciaux : s’il est plus ou moins secondaire pour Téhéran que la fameuse route nord-sud entre l’Iran et la Russie passe par l’Arménie ou l’Azerbaïdjan, ce n’est pas le cas pour l’Inde qui verrait d’un très mauvais œil que cette nouvelle Route de la Soie passe par un État allié du Pakistan.
En dépit d’une situation générale qui reste extrêmement critique – rappelons que de nombreux observateurs dont le prestigieux Institut Lemkin[1] envisage la possibilité d’un nouveau génocide et la disparition pure et simple du pays –, l’Arménie jouit d’une conjoncture favorable où la Russie se voit peut-être contrainte d’accorder un peu plus de considération à son « alliée » sous peine de voir celle-ci lui échapper définitivement. Si la situation reste très délicate pour Erevan, ces dernières évolutions ont du moins le mérite de rendre claire la connivence entre les autocraties russe, turque et azerbaïdjanaise et de permettre à la démocratie arménienne de bénéficier un peu plus des soutiens dont elle aurait dû jouir depuis longtemps.
[1] https://www.lemkininstitute.com