Turquie – Syrie : « la section perdue »
Alain RODIER
Le mausolée Suleiman Shah, une enclave turque au nord de la Syrie.
La Turquie possède une seule enclave en dehors de son territoire national. Il s'agit de la tombe de Suleiman Shah, le grand-père d'Osman Ier, le sultan qui a fondé l'empire Ottoman. Ce petit bout de territoire turc situé dans la province l'Alep, à 25 kilomètres à l'intérieur du territoire syrien, lui a été accordé par l'article 9 du traité d'Ankara de 1921, signé par la France alors « puissance mandataire » en Syrie et au Liban. En fait, le monument appelé la « tombe du Turc » a été transféré en ce lieu en 1973, quand Damas a annoncé son intention de construire le barrage de Tabqa sur l'Euphrate. En effet, la montée des eaux sur le lac Assad a rendu ce transfert nécessaire, d'un commun accord entre les autorités de Damas et d'Ankara de l'époque. Depuis, ce monument est placé sous la garde d'une section d'une douzaine de militaires turcs. Toutefois, étant donnée la situation d'insécurité régnant dans le pays, les effectifs auraient été portés à une trentaine d'hommes en 2013 et des postes de défense auraient été aménagés. La relève est mensuelle et se fait par hélicoptère, comme le ravitaillement de la garnison.
Bien que la guerre civile fasse rage en Syrie depuis trois ans, cette enclave n'a jamais été directement menacée, ni par les forces régulières, ni par les rebelles syriens.
Cependant, le 20 mars 2014, l'Etat islamique d'Irak et du Levant (EIIL) a publié une vidéo sur YouTube affirmant qu'il attaquerait ce mausolée sous trois jours si le drapeau turc qui y flottait n'était pas amené et si les militaires ne se repliaient pas en Turquie.
Ankara a toujours prévenu que toute agression dirigée contre cette enclave serait considérée comme une attaque du sol national d'un pays membre de l'OTAN, ce qui impliquerait théoriquement, une riposte directe de l'Alliance.
Un enregistrement étrange
Le 27 mars, un enregistrement de conversations secrètes de dirigeants turcs était diffusé sur YouTube déclenchait l'ire, non seulement du Premier ministre turc Recep Tayyip Erdoğan, mais aussi du président de la République, Abdullah Gül. Il aurait été rélisé juste avant une réunion du Conseil de sécurité nationale qui devait se tenir au ministère des Affaires étrangères. Ahmet Davutoğlu, le ministre, recevait au préalable le sous-secrétaire d'Etat chargé des services de renseignement (MIT), Hakan Fidan, en présence de Feridun Sinirlioglu et du lieutenant-général Yaşsar Güler, adjoint du chef d'état-major des armées.
Fidan qui est déjà sujet à controverse[1], aurait proposé d'envoyer un commando de quatre hommes en Syrie pour mener une provocation en tirant des roquettes vers le territoire turc ou vers le mausolée de Suleiman Shah. Cette pseudo-attaque aurait ensuite été attribuée aux rebelles syriens de l'EIIL. Cela aurait permis d'obtenir le prétexte pour intervenir militairement en Syrie, entraînant, du fait des accords de réciprocité, l'OTAN dans la tourmente. Davutoğlu aurait même déclaré que cela « doit être vu comme une opportunité pour nous ». Seul l'officier général aurait exprimé ses réticences à ce qu'il considérait comme une véritable « déclaration de guerre » dont les conséquences étaient imprévisibles.
Tout en reconnaissant la tenue de cette réunion, les autorités ont démenti le contenu de cet enregistrement en expliquant qu'il avait été trafiqué. Conséquence directe, YouTube était bloqué par la Direction des télécommunications turques (TIB). Le ministère des Affaire étrangères était ensuite fouillé de fond en comble à la recherche de micros[2]. En fait, il semble que la conversation ait été enregistrée par un téléphone portable. L'enquête diligentée par le MIT (et non la police) tente de découvrir qui a déposé le téléphone portable incriminé.
Erdoğan n'en a pas attendu les résultats pour accuser directement la confrérie Gülen de cette trahison, considérée comme une véritable « déclaration de guerre ». Encouragé par l'indéniable succès électoral que son parti, l'AKP, vient de remporter aux élections municipales de mars 2014, Erdoğan paraît plus décidé que jamais à extirper de la fonction publique – en priorité de la justice et de la police – les fonctionnaires soupçonnés avoir des liens, ou même des sympathies, pour le mouvement Gülen[3]. La presse aurait aussi du souci à se faire !
Que peut-il se passer en Syrie ?
Il est vrai que le mausolée Suleiman Shah est installé dans une région qui est sous l'influence de l'EIIL. Il n'est donc pas exclu que des forces rebelles, supérieures en nombre, attaquent la petite garnison.
Toutefois, cette dernière bénéficie d'atouts non négligeables. Tout d'abord, le mausolée constitue un véritable fortin d'où les défenseurs peuvent délivrer des tirs tout en étant protégés. Ensuite, seules deux directions sont vulnérables (le pont et le nord), le reste étant constitué d'étendues aquatiques. Cela n'exclut pas un assaut à l'aide d'embarcations, mais celui-ci risquerait alors d'être extrêmement meurtrier pour les agresseurs. Par ailleurs, un appui-feu peut être assuré par l'artillerie turque. Il est en effet difficile d'imaginer que les obusiers de 155 mm, que la Turquie possède en grand nombre, n'ont pas été positionnés à proximité de la frontière située à 25 kilomètres plus au nord. La portée de ces canons (40 kilomètres) leur permet de « battre » efficacement les abords du mausolée. Les coordonnées des tirs potentiels ont certainement déjà été enregistrées. De véritables barrages d'artillerie peuvent donc être déclenchés à la demande, le guidage se faisant depuis le sol. D'autre part, deux avions F-16 seraient en permanence en alerte pour intervenir par des tirs air-sol, en cas de besoin. Bien sûr, la nuit ne représente pas une difficulté majeure pour les défenseurs qui doivent être largement pourvus en intensificateurs de lumière.
Par contre, ce qui peut poser de gros problèmes, c'est l'envoi de renforts et les évacuations sanitaires par voie aérienne ou même terrestre, car les assaillants auront certainement prévu ces éventualités, te tendront des embuscades[4], en déployant des missiles sol-air à courte portée. Les défenseurs ne pourront donc compter, durant un certain nombre d'heures, que sur eux-mêmes. Un autre danger est celui des tirs indirects que peuvent effectuer les rebelles à l'aide de mortiers ou de roquettes. Toute la difficulté est de détecter très rapidement les emplacements de départ des coups avant que les servants ne soient parvenus à déménager leur pièce, de manière à y diriger des feux de contrebatterie. Connaissant la rusticité et le courage du soldat turc, il est évident que cette « section perdue » est en mesure de mener un combat héroïque mais, certainement pas désespéré.
Il est logique de s'interroger sur cette situation assez curieuse. Est-ce que le gouvernement islamique de l'AKP ne compte pas sur cette bataille « historique » qui se prépare pour s'attirer les bonnes grâces de l'armée au moment où il ne peut plus compter sur le couple police/justice sur lequel il s'appuyait depuis des années ? En effet, une aventure militaire (gagnante), ajoutée à la révision des condamnations de militaires emprisonnés dans le cadre des procès du complot Ergenekon – tous les prévenus ont été libérés ces dernières semaines – ne peut qu'être accueillie favorablement par l'armée qui a toujours constitué un pilier majeur pour la Turquie.
En effet, Erdoğan joue gros en ce moment. Il est probable que ne pouvant effectuer un quatrième mandat de Premier ministre – les règles de son parti interdisant plus de trois mandats successifs en tant que député, condition obligatoire pour être désigné Premier ministre – il souhaite désormais se présenter à l'élection présidentielle d'août 2014. Or, sa position est plus fragile qu'il n'y paraît car il n'est pas à l'abri d'un renversement violent, même de la part de son propre parti[5]. En ce qui concerne la politique étrangère, il se retrouve aujourd'hui le seul défenseur direct des Frères musulmans face à l'Arabie saoudite, aux pays du Golfe et à l'Egypte qui ont déclaré ce mouvement comme « terroriste ». Il a donc besoin d'une armée en acier trempé et pas en taule !
Ce jeu de mot passé, il n'en reste pas moins que les personnels de la « section perdue » vont peut être se battre pour des enjeux de politique intérieure et extérieure qui dépassent le seul fait de défendre un bout de territoire turc.
- [1] Cf. Note d'Actualité n°341 de janvier 2014 : « Turquie ; les services secrets dans la tourmente ».
- [2] Ce n'est pas la première fois que des écoutes sauvages de ministres sont effectuées. Cf. Note d'Actualité n°299 de février 2013 : « Turquie :le bureau du Premier ministre sous écoute ».
- [3] Cf. Note d'Actualité n°338 de janvier 2014 : « La Turquie à la veille d'un coup d'Etat ».
- [4] Une colonne de secours peut tout de même franchir la difficulté mais en employant de gros moyens blindés et mécanisés, appuyés par des moyens aériens ; ce n'est pas l'armée régulière syrienne qui s'y opposera. Par contre, les 25 kilomètres à franchir (à vol d'oiseau) prendront du temps.
- [5] Le président Gül ne semble apprécier que modérément que son Premier ministre souhaite prendre sa place. La confrérie Gülen, aussi appelée mouvement Hizmet, est aujourd'hui son ennemi, alors qu'elle était son plus fidèle soutien dans le passé.