Turquie – Russie : Exécution de trois activistes tchétchènes
Alain RODIER
Le 16 septembre 2011, trois militants tchétchènes, demandeurs d'asile en Turquie, sont abattus à Istanbul. Ce fait divers aurait pu passer relativement inaperçu si les services secrets russes n'avaient été directement mis en cause par la presse turque. Le récit de cette affaire est digne des meilleurs romans d'espionnage.
Le déroulement de l'opération
Berkkhazh Musayev – alias Emir Khamzat – est un ex-commandant rebelle tchétchène. Blessé à la main lors d'un combat contre les forces de sécurité russes, il rejoint la Turquie pour s'y faire soigner au printemps 2010. Le président de l'Emirat du Caucase, créé en 2007, Dokku Oumarov, le désigne comme son représentant personnel en Turquie. Cela fait plus de quinze ans que ce pays est un havre d'accueil pour des activistes tchétchènes, solidarité religieuse oblige. Plus tard, Berkkhazh Musayev retrouve deux autres activistes issus du même village natal que lui : Zaurbek Amriev et Rustam Altemirol. Selon Moscou, ces deux hommes sont impliqués dans l'attentat du 24 janvier 2011 dirigé contre l'aéroport international de Moscou-Domodedovo qui a fait 37 victimes.
En juin 2011, les trois hommes emménagent dans le même appartement, situé au 39 rue Mevlana, dans le quartier Seyit Nizam de Zeytinburnu, situé juste à côté de la fameuse Corne d'Or.
Le 1er septembre, Nadim Ayupov, présenté par les autorités turques comme un agent russe, arrive par voie aérienne à Istanbul. Il descend dans un hôtel d'Aksarai où il ne passera qu'une nuit.
Nadim Ayupov
Le 2 septembre, il est suivi par un deuxième agent, Alexander Garkov (ou Zharkov), 55 ans, qui est doté d'un passeport diplomatique russe.
Alexander Garkov
L'enquête démontrera que les deux hommes ont au moins six complices, dont trois sont identifiés :
– Aslan Ozdoyev suspecté d'avoir participé à des tentatives d'assassinat contre des expatriés tchétchènes ;
– Ziyuaddin Makhayev, un citoyen tchétchène ayant des liens avec le président Ramzan Kadyrov ;
– l'épouse présumée de ce dernier, Maria M., dont la photo prise en compagnie de Nadim Ayupov sera retrouvée ultérieurement par les enquêteurs.
Nadim Ayupov en compagnie de Maria M.
Le 4 septembre, à 08 h 30, une rencontre clandestine a lieu entre Garkov et Ayupov à la station de tramway de Gulhane.
Rendez-vous clandestin entre Garkov et Ayupov
dans une station de tramway
Les deux hommes effectuent dans la foulée une reconnaissance de plusieurs heures dans le quartier de Zeytinburnu. Le lendemain, ils y reviennent pour compléter les éléments recueillis. Ils ont pris soin de louer deux voitures : une Opel Astra blanche et une Ford Mondeo noire. Après les reconnaissances, les deux véhicules sont amenés dans un parking de Kadikoy, sur la rive asiatique d'Istanbul, où ils resteront cinq jours sans bouger. Selon la police, c'est alors que les deux hommes récupèrent des armes et du matériel, vraisemblablement amenés par voie maritime.
Le 10 septembre, ils emménagent dans un hôtel modeste (une étoile) situé dans le quartier touristique de Sultanamet (Corne d'or) où ils sont vus par plusieurs témoins.
Le 16 septembre en fin de matinée, les deux véhicules qu'ils ont loués quittent leurs emplacements de Sultanamet , et la Ford noire se gare à proximité de l'objectif.
A 14 h 42, les trois cibles – Berkkhazh Musayev, Zaurbek Amriev et Rustam Altemirol – sortent de la mosquée voisine à l'issue de la prière du vendredi. Comme il est d'usage dans ce cas là, les Tchétchènes ne sont pas armés. Alors qu'ils traversent la rue Mevlana à hauteur du numéro 32, ils sont abattus par des tirs provenant de la Ford noire. Le nombre de tueurs n'est pas connu mais la police avance le fait que Ziyuaddin Makhayev dirigeait l'équipe chargée d'assassiner les activistes tchétchènes[1]. Un tueur sort du véhicule et va d'une victime à l'autre pour leur donner le coup de grâce.
Deux Tchétchènes meurent sur le coup, le troisième quelques minutes plus tard, avant l'arrivée des secours. Les témoins assurent qu'ils n'ont entendu que des bruits étouffés, ce qui laisse à penser que les tueurs ont utilisé des armes dotées de silencieux.
Neuf douilles de 9 mm Makarov seront retrouvées sur place, mais il est possible que davantage de coups de feu aient été tirés, des douilles étant vraisemblablement tombées à l'intérieur de la Ford (il est question de onze impacts).
Le tueur, qui a achevé les hommes à terre, embarque tranquillement dans la voiture noire qui quitte les lieux sans précipitation. Elle sera retrouvée plus tard dans le quartier de Güngoren. Il est vraisemblable que les passagers sont alors montés dans l'Opel blanche à bord de laquelle se trouvaient Nadim Ayupov et Alexander Garkov, qui ont agi en tant qu'équipe de recueil. Cette dernière passera par les quartiers de Beyoglu puis de Sisli, avant d'être abandonnée à proximité de l'avenue piétonnière d'Istiklal.
Les policiers tentent vainement d'intercepter les fuyards. Trois jours plus tard, ils perquisitionnent la chambre de Garkov qui semblait y être encore présent puisqu'il prend la fuite juste avant leur arrivée. Il n'a d'ailleurs pas eu le temps d'emporter son passeport, une arme, un appareil de vision nocturne et une paire de jumelles qu'il abandonne dans sa fuite. Les policier turcs découvrent également une clef USB dans laquelle ils découvrent des photos qui leur permettent d'identifier d'autres membres du commando.
Toutefois, Nadim Ayupov, Ziyuaddin Makhayev et son « épouse » Maria M. sont parvenus, pour leur part, à quitter le pays dès le lendemain du meurtre par voie aérienne. Pour l'occasion, Maria M. a noué un foulard à la mode islamique autour de ses cheveux, alors qu'elle apparaît tête nue sur les photos de la clef USB saisie par la police.
Ziyuaddin Makhayev et son « épouse »
Marie M. à l'aéroport d'Istanbul
Il ne s'agit pas du premier meurtre d'activistes tchétchène ayant eu lieu à Istanbul. Ainsi, le 18 septembre 2008, Gazi Edisultanov, un ex-colonel de l'armée indépendantiste est assassiné dans le quartier de Basaksehir. Le 9 décembre 2008, c'est Islam Dzhanibekov qui est tué, en présence de son épouse et ses enfants, dans le quartier d'Umraniye. Enfin, le 27 février 2009, Ali Osayev, un cousin de Dokkou Oumarov, est tué en face de son appartement, à Zeytinburnu. Lors de cet attentat, la présence d'Alexander Garkov est déjà signalée.
Des détails bien étranges
Le scénario livré par la police turque[2] à la presse est bien ficelé. Il désigne, sans directement les nommer, les services secrets russes. Si cela est le cas, le SVR, chargé des opérations à l'étranger, a manqué singulièrement de professionnalisme. Les erreurs se sont accumulées tout au long de l'opération.
Tout d'abord, on ne peut que s'étonner que le commando ait « oublié » une clef USB sur laquelle figurait des photos qui ont permis l'identification de certains de ses membres. De plus, il n'est pas dans l'habitude de personnes rompues à la vie clandestine de se faire prendre (ou de se prendre) en photo.
De plus, le choix de certains des opérationnels ayant opéré à Istanbul est étonnant. Ainsi, Nadim Ayupov, posant devant un drapeau nazi, attire l'attention. Il est peu vraisemblable que cet individu soit un fonctionnaire des services russes, car l'affichage de ce qui semble constituer ses convictions est certainement rédhibitoire pour faire carrière au sein du SVR. Tout au plus, il est possible qu'il ait été recruté comme « agent », c'est-à-dire en tant que collaborateur extérieur rémunéré pour la mission. Il est vrai que la direction des services est beaucoup moins regardante sur la moralité ou les opinions de ses « prestataires de service », qui sont tout sauf des enfants de chœur, que sur ceux de ses officiers.
Maria M., épouse « théorique » de Ziyuhaddin Makhayev, et Alexander Garkov correspondent davantage au profil type de l'officier traitant de terrain. Mais pourquoi Garkov a-t-il agi sous son identité réelle ? Le passeport diplomatique à son nom semble accréditer cette thèse. Or, lorsqu'un service secret monte une opération clandestine – et encore plus dans le cas d'une opération homo -, jamais les opérateurs n'agissent sous leur identité réelle. Et lorsqu'ils utilisent une identité fictive, les faux papiers ne sont jamais ceux de leur nationalité d'origine ! C'est une mesure de sécurité élémentaire destinée à ce que le pays donneur d'ordres ne soit pas explicitement désigné !
Toujours en ce qui concerne Garkov, pourquoi a-t-il attendu que la police vienne le cueillir à son hôtel trois jours après l'assassinat ? Pourquoi n'a-t-il pas fait disparaître les preuves : la fameuse clef USB, son passeport diplomatique et le pistolet qui aurait servi aux assassinats ? A n'en pas douter, cela ressemble fort à un coup monté. Les policiers effectuant la perquisition – ou d'autres individus mal intentionnés – ont très bien pu déposer les fameuses « preuves » dans la chambre.
Toutes ces incohérences – et ce ne sont pas les seules – laissent penser que les assassins ont tenté de brouiller les pistes tout en impliquant directement Moscou dans cette affaire.
Qui sont les vrais commanditaires de ces assassinats ?
Plusieurs hypothèses sont plausibles.
Comme le prétendent les autorités russes et tchétchènes, il peut s'agir d'un banal règlement de compte, relevant du droit commun. En effet, la cause indépendantiste est obligée de faire feu de tous bois pour financer sa lutte. Elle se livre donc à de nombreux trafics à l'étranger. La Turquie est le pays rêvé pour cela, car les mafias locales conduisent de nombreuses activités criminelles. Elles contrôlent notamment la « route des Balkans », par laquelle sont acheminés de la drogue, des êtres humains et des produits contrefaits vers l'Europe occidentale. Un conflit d'intérêt a pu survenir entre les Tchétchènes et les criminels locaux qui n'ont pas l'habitude de faire dans la dentelle. Un seul bémol à cette hypothèse : les mafieux turcs n'ont pas l'habitude de se livrer à des montages compliqués pour régler leurs comptes : ils assassinent qui bon leur semble, et cela sans faire de fioritures…
La deuxième hypothèse est que le président tchétchène Ramzan Kadyrov ait commandité ces assassinats. Les opérateurs dont il dispose pour mener à bien ce type de mission sont nombreux, mais ils ne présentent généralement pas les critères de professionnalisme que l'on rencontre au sein des services secrets dignes de ce nom. Ses hommes font souvent appel à des criminels de droit commun pour les aider dans leurs missions. Généralement Moscou laisse faire, car Kadyrov est la « marionnette » des Russes, même s'ils ne le maîtrisent pas totalement. Il sera toujours temps de s'en débarrasser lorsqu'il aura fait son temps ou qu'il sera devenu trop encombrant. Pour le moment, il fait le « sale travail » à leur place. Il constitue donc le fusible idéal, si souvent utilisé dans la guerre secrète. Cette seconde hypothèse est séduisante mais pourquoi avoir alors impliqué les services russes qui sont les alliés de Kadyrov ? Peut-être par manque de professionnalisme des exécutants, dont certains étaient de nationalité russe.
Troisième hypothèse : c'est bien le SVR qui a monté cette opération et Moscou tient à le faire savoir « pour l'exemple ». Vladimir Poutine n'avait-il pas déclaré que les terroristes tchétchènes seraient traqués « jusque dans les chiottes » ? Mais l'auteur n'ose croire que le SVR, héritier de la très performante Première direction du KGB, ne soit tombé si bas dans le professionnalisme, même si la neutralisation des « terroristes » a été effective.