Turquie : que veut vraiment le président Erdoğan ?
Alain RODIER
Beaucoup s’interrogent sur les buts du président turc, Recep Tayyip Erdoğan. La réponse est simple : il souhaite devenir le leader du monde musulman. Bien sûr, à cette fin, il s’inspire de l’Empire ottoman et met par exemple en avant les janissaires lors de représentations officielles pour en rappeler sa grandeur et la terreur qu’il a pu inspirer durant des décennies. Mais ce n’est pas l’esprit de conquête qui le motive fondamentalement.
Inspiré par les Frères musulmans – confrérie à laquelle il est fortement soupçonné d’appartenir – dont il est le plus farouche défenseur avec le Qatar, son rêve est de devenir lui-même le « nouveau calife ». Mais son temps semble être compté car la rumeur laisse entendre – depuis 2012 – qu’il est atteint d’une « longue maladie » comme cela se dit pudiquement. Erdoğan a cru au moment des printemps arabes de 2011 que son heure de gloire était venue. Il pensait alors que les Frères musulmans allaient l’emporter dans le monde arabo-musulman et qu’il serait désigné comme leur leader naturel. S’il a été alors satisfait des événements qui se sont déroulé en Tunisie, sa désillusion a été grande avec l’Égypte, la Libye et la Syrie qui n’ont pas basculé. Son comportement actuel se comprend donc mieux quand son objectif réel est connu.
Alors que les relations entre la Turquie et l’État hébreu étaient excellentes[1] sous ses prédécesseurs laïcs dans les années 1990-2000, Erdogan affiche ouvertement son hostilité à l’égard d’Israël pour se présenter comme le seul leader qui reste à la pointe du combat pour la Palestine. Il est vrai que cette cause n’a jamais vraiment passionné les pays arabes. De plus, les revendications des Palestiniens – du moins jusqu’à présent – sont avant tout nationalistes et pas religieuses. Mais peu importe pour Erdoğan, tout est dans l’image qu’il veut donner.
Le soutien de la cause palestinienne lui permet aussi de concurrencer l’Iran, grand adversaire de toujours de la Turquie, qui est aussi en pointe dans ce domaine mais dans un autre but : avoir des moyens de pression sur Israël toujours désigné avec les États-Unis comme des « satans ». Il convient de se souvenir que l’ayatollah Khomeiny se voyait aussi en leader du monde musulman, même si ses ambitions ont été contrecarrées, d’abord, par la guerre lancée par l’Irak de Saddam Hussein en 1980, puis par l’hostilité croissante du monde sunnite à l’égard de l’Iran chiite considéré comme « apostat » (traître à l’islam), non seulement par les plus radicaux mais aussi par la rue arabo-sunnite. Il ne fait pas bon d’être chiite dans la plupart des pays musulmans en dehors d’Irak, de Syrie et du Liban (et même dans l’est de l’Arabie saoudite et l’ouest du Yémen).
L’intervention d’Erdogan en Syrie avait deux objectifs. Le principal était de renverser le président Bachar el-Assad – avec lequel il entretenait les meilleures relations avant les « révolutions » de 2011 – pour mettre en place un régime affilié aux Frères musulmans qui le reconnaîtrait ultérieurement comme le nouveau calife. L’affaire semblait en bonne voie jusqu’à ce que la Russie intervienne militairement[2] en octobre 2015. Pour une fois, le problème kurde était passé au second plan, jusqu’à ce que les Occidentaux soutiennent les activistes syriens du PYD. Le ressentiment d’Erdogan à leur égard a alors été décuplé, mais ne pouvant directement s’attaquer aux États-Unis – en dehors d’acheter des systèmes anti-aériens russes S-300, Washington interdisant en représailles la vente d’avions F-35 à la Turquie -, il s’en est pris à la France qu’il s’est empressé de qualifier de « colonialiste ». Il a oublié qu’Ankara a constamment voté contre l’Algérie à l’ONU entre 1954 et 1962. Et en matière de colonialisme, la Turquie est mal placée pour donner de leçons en raison de son passé ottoman que les pays arabes n’ont pas oublié.
En Irak, ce sont les Kurdes du PKK qui obsèdent le président turc, tout comme ceux de l’UPK (clan Talabani), proches de l’adversaire iranien. La présence militaire turque en Irak du Nord ne traduit pas une volonté de conquête mais la concurrence avec Téhéran.
Par contre en Libye, Erdoğan a trouvé un champ de bataille idéal pour soutenir un gouvernement légalement proche de la confrérie et reconnu par la communauté internationale. Il espère en toucher les dividendes un jour mais se heurte au maréchal Haftar, soutenu par Moscou – contre qui Erdogan ne peut pas faire grand-chose – et plus discrètement par Paris, ce qui attise sa fureur vis-à-vis de la France qui barre la route à la réalisation de son rêve.
Le Haut-Karabakh est un théâtre de guerre particulier car l’Azerbaïdjan y est opposé à l’Arménie, pays considéré comme ennemi par Ankara[3]. Bakou est par ailleurs en froid avec Téhéran depuis 1991, qui par opportunisme soutient Erevan. Cela permet donc à Erdoğan de s’opposer simultanément à son ennemi arménien, à son adversaire iranien, aux Russes – qui soutiennent très modérément les Arméniens – et … aux Français qui penchent – pour des raisons de politique intérieure – du côté d’Erevan.
Pour finir, l’adversaire actuel désigné du président turc est la France qui, rappelons-le, entretenait les meilleures relations avec la Turquie dans les années 1990 sous un gouvernement turc alors vraiment laïc. En 1992, le président Mitterrand s’est même rendu à deux reprises en Turquie, d’abord en visite officielle, puis à titre privé. La coopération économique était intense, la France pénétrait le marché turc civil et militaire. S’il avait fallu intégrer la Turquie au sein de l’Union européenne, c’était à ce moment-là que cela aurait pu avoir lieu. Cela aurait peut-être empêché les islamistes d’accéder au pouvoir
Comme les enfants dans la cour de récréation, la question est : « qui a commencé le premier ? » Si l’on voit la situation du côté turc, Paris est loin d’être exempt de reproches. Même dans l’Histoire récente lorsque la France accueillait des « activistes » d’extrême-gauche ayant du sang sur les mains comme Dursun Karataş (leader du DHKP-C) ou des membres de réseaux liés au PKK qui se livraient au racket sur les populations kurdes immigrées… sans parler de lobbies fondamentalement antiturcs[4]. Aussi, il n’est pas étonnant que les « charges politiques » lancées par l’Élysée contre Ankara ces derniers temps aient été mal reçues, même si elles étaient justifiées sur le fond – mais cela ne s’appelle alors pas de la « diplomatie ». Quand on se livre à un tel exercice, il convient de savoir si l’on a la puissance nécessaire pour « suivre », comme au poker. L’exemple libanais ne semble pas être particulièrement probant et nos interlocuteurs étrangers – même les mieux intentionnés – n’y voient encore une fois que la suffisance et l’arrogance de Paris
Au moment où la France – comme d’autres – traverse une période de fortes turbulences, la modestie des dirigeants politiques comme de l’opposition serait peut-être de bon aloi, en particulier vis-à-vis de la Turquie. Et le mot modestie ne veut pas dire renoncement.
[1] Par exemple, ce sont les Israéliens qui ont fourni à la Turquie la technologie des drones dans les années 1990. Ankara souhaitant alors mieux contrôler ses frontières avec la Syrie et l’Irak pour déceler les infiltrations du PKK. Aujourd’hui, les drones turcs sont à l’origine des revers subis par les forces du maréchal Haftar en Libye et par l’Arménie dans la guerre qui l’oppose à l’Azerbaïdjan.
[2] Depuis, des relations complexes existent entre les deux pays. La puissance russe contrebalance la capacité de nuisance turque. Ce sont des « amis qui se haïssent » mais qui sont obligés de composer localement (Syrie, Irak, Libye).
[3] Il y a une différence de graduation avec le mot « adversaire » car avec « ennemi », c’est la haine qui prime.
[4] Il est parfois étonnant de constater que des ennemis théoriquement irréconciliables comme l’Allemagne et la France (guerres de 1870, 1914 et 1939 avec des millions de morts) sont devenus, grâce au général de Gaulle et au chancelier Adenauer, des « pays frères » alors que d’autres contentieux ne parviennent pas à être réglés comme ceux existant entre la France et l’Algérie ou la Turquie et l’Arménie.