Turquie : les mercenaires du président Erdogan
Alain RODIER
Les Sociétés militaires privées (SMP) font beaucoup parler d’elles ces derniers temps, en particulier depuis les pertes importantes enregistrées par la compagnie Wagner russe en Syrie où elle est déployée pour appuyer les forces loyalistes à Bachar El-Assad. Or, il existe une SMP turque depuis 2012 : la SADAT AS International Defense Consulting. Sa mission, officiellement inscrite sur sa plaquette de présentation, est d’« établir une collaboration dans les domaines de la défense et des industries de défense avec les pays islamiques afin de permettre à ces derniers de prendre la place qu’ils méritent au milieu des superpuissances en leur apportant ses services de conseil et d’entraînement ». À noter que les pays occidentaux y sont qualifiés au détour d’une phrase d’« impérialistes » et de « croisés ». L’ambition de cette SMP relativement récente est indubitablement de concurrencer ses homologues dans les pays musulmans, celles-ci ne faisant, selon la SADAT, que servir les intérêts de leurs pays d’origine, principalement les États-Unis.
Le fondateur de la SADAT, conseiller personnel du président Recep Tayyip Erdoğan
Le fondateur de la SADAT est le général de brigade en retraite Adnan Tanriverdi issu de l’artillerie, mais qui s’est par la suite spécialisé dans le domaine des conflits asymétriques après avoir commandé les forces turques implantées à Chypre du Nord[1]. Il avait été mis à la retraite d’office en 1996, jugé par la hérarchie militaire turque comme trop « islamiste ». Il est vrai que jusqu’à l’arrivée au pouvoir en 2002 de l’AKP (Adalet ve Kalkınma Partisi/Parti de la justice et du développement,), l’institution militaire nettoyait une fois par an ses rangs des cadres jugés trop « religieux », donc en contradiction avec la doctrine dont elle se sentait la gardienne : le laïcisme prôné par Mustapha Kemal Atatürk. Le général Tanriverdi avait fait la connaissance de Erdoğanalors que ce dernier avait été élu maire d’Istanbul en 1994. Il était devenu un de ses fidèles et c’est vraisemblablement ce qui lui avait coûté sa mise à la retraite anticipée.
Après 2002, l’AKP a imposé la réintégration de nombreux cadres qui avaient été écartés précédemment pour leur religiosité trop marquée. Ainsi, le général Tanriverdi a été désigné discrètement en août 2016 conseiller militaire particulier du président Erdoğan siégeant parfois lors de réunions de sécurité au plus haut niveau aux côtés d’Hakan Fidan, le directeur des services spéciaux turcs, le MIT (Millî İstihbarat Teşkilatı). Surtout, sa société aurait participé activement à la répression du putsch militaire raté du 15 juillet 2016. De quelle manière ? On ne sait pas trop mais c’est un fait que de nombreuses armes avaient alors été distribuées à la « société civile » par la police pour combattre les insurgés. La plupart de ces armes n’ont jamais réapparu depuis !
Les activités de la SMP turque
La SADAT a ét enregistrée officiellement le 28 février 2012 et comprenait à l’origine 23 officiers et sous-officiers à la retraite. Aujourd’hui, la SMP compterait 64 « conseillers » menant des opérations de conseil dans 22 pays musulmans, notamment aux côtés du gouvernement légal libyen siégeant à Tripoli (reconnu par la communauté internationale).
Elle participerait également directement à la formation de groupes rebelles syriens, lesquels bénéficient de facilités dans plusieurs camps militaires turcs. Plus discrètement, des membres de SADAT aurait accompagné en tant que « conseillers » ces unités rebelles lors des opérations Bouclier de l’Euphrate(2016-2017) puis Rameau d’olivier(2018) dans le nord-ouest de la Syrie. Cela aurait facilité les liaisons avec l’armée turque qui « apportait son concours » à ces forces pour chasser, dans un premier temps les terroristes de Daech, puis, dans un deuxième, ceux du PYD kurde (Partiya Yekîtiya Demokrat, le Parti de l’union démocratique,) considéré comme terroriste par Ankara car proche du PKK.
Encore plus préoccupant, selon l’opposition turque, la SADAT serait employée à l’intérieur comme milice politique armée, entraînée dans des camps situés à Tokat et Konya[2]. Sa mission consisterait à faire barrage à toute résistance au président Erdoğan, ce qui très préoccupant avant les élections présidentielle et législatives qui doivent se tenir en juin/juillet 2018, bien qu’un succès de l’AKP soit plus que probable.
La SADAT et la cause palestinienne
Enfin, un des leitmotiv qui revient en boucle dans les différentes déclarations de la SMP est la cause palestinienne. LA SMP turque n’hésitant pas à qualifier Israël d’« avant-poste de la vingt-septième croisade » et de « dague au coeur de l’islam ». Le général Tanriverdi ne cache pas son souhait profond de voir l’État d’Israël vaincu et détruit. Pour cela, il propose la création d’une « armée de l’Islam » composée de volontaires, pour combattre l’État hébreu « encerclé de toutes parts ». Il part du principe que le monde musulman compte 1,67 milliard d’individus alors qu’Israël n’est composé que de huit millions de citoyens. Pour lui, il serait possible de construire cette « armée de l’Islam » en demandant peu à chaque pays. Une fois constituée, elle serait bien supérieure en nombre à Tsahal !
*
Malgré les nombreux articles de presse consacrés à cette SMP, ses activités réelles restent confidentielles. Elle serait surtout une société de conseil proposant des audits de sécurité aux gouvernements des pays musulmans. Ensuite, elle pourrait servir d’intermédiaire entre l’industrie de défense turque et ces mêmes gouvernements. Enfin, elle propose des formations clefs en main destinées à l’infanterie, aux forces spéciales mais aussi à la marine et l’aviation. Elle est parfois qualifiée par ses détracteurs de réseau Gladioturc qui pourrait agir si, d’aventure, l’AKP perdait les élections. Cela dit, quand l’on connaît un peu la culture politique du pays, il est évident que les initiatives privées dans le domaine de la sécurité ne peuvent se faire sans l’aval – pour ne pas dire le soutien et la direction – des services spéciaux, qu’ils dépendent du MIT, de l’état-major général ou de la Gendarmerie. Laen l’occurence SADAT serait plutôt placée sous la coupe du MIT qui peut l’utiliser comme couverture pour ses opérations à l’étranger comme à l’intérieur[3].
[1] Le président actuel dela SADAT serait son fils
[2] Information fermement démentie par le général Tanriverdi.
[3] Le MIT est compétent à l’intérieur et à l’extérieur de la Turquie.