Turquie : le bureau du premier ministre mis sous écoute
Alain RODIER

En février 2012, les services secrets turcs[1] ont lancé une enquête suite à la découverte par leur section spécialisée de deux lignes téléphoniques mises sous écoute dans le bureau personnel du Premier ministre Recep Tayyip Erdogan à son domicile d'Ankara. Cette affaire n'a été rendue publique qu'en décembre 2012. Des rapprochements curieux ont pu être faits. Ainsi, à l'été, les bureaux du Premier ministre au Parlement ont été refaits à neuf. Il n'est pas impossible qu'il s'agissait plutôt de vérifier si ces locaux n'étaient pas également piégés.
Le résultat des investigations est demeuré secret. Toutefois, très curieusement, le 7 septembre, Zeki Bulut, le chef de la sécurité rapprochée du Premier ministre était « promu » responsable de la police de la ville de province de Denizli. Cette mutation ne trompe personne : il s'agit d'un limogeage en douceur. Parallèlement, quatre commissaires, cinq officiers et les 200 policiers affectés à la protection du Premier ministre étaient brusquement remplacés. Il est bien sûr possible que ce soit leur incompétence qui ait été sanctionnée mais, des rumeurs font état d'accusations bien plus graves : ils auraient permis la mise en place des dispositifs d'écoute.
Les services spéciaux turcs cherchent à savoir qui serait derrière cette opération d'espionnage inédite à un tel niveau de l'Etat. Les soupçons portent particulièrement en direction du « Mouvement Hizmet » de Fethullah Gülen[2]. Cette formation islamique d'obédience sunnite est extrêmement influente en Turquie, en particulier en raison de ses relais médiatiques : les journaux Zaman et Zaman Today, diverses chaînes de radio et de télévision, etc. Elle est aussi bien implantée à l'étranger grâce au millier de centres éducatifs qui y sont installés.
Le mouvement Hizmet est considéré comme « modéré », prônant un islam moderne et acceptant le dialogue avec les autres religions monothéistes. Toutefois, sa soif de puissance semble bien réelle. A cette fin, il aurait infiltré les administrations, en particulier la police. Or, le service de protection du Premier ministre est constitué de policiers ! En Turquie, si l'armée est toujours restée kémaliste – donc laïque -, le ministère de l'Intérieur, pour sa part, a été noyauté depuis les années 1980 par différents mouvements islamistes.
La lutte feutrée au sommet du pouvoir turc
Une lutte feutrée a actuellement lieu au plus haut niveau du pouvoir en Turquie. Le Premier ministre Erdogan a réussi à museler l'armée en mettant en avant le « complot Ergenekon » (une soi-disant tentative de putsch militaire), puis une sombre affaire d'espionnage ayant eu lieu à Izmir. Cela lui a permis d'envoyer derrière les barreaux des centaines de militaires dont des généraux et des amiraux[3]. Les interpellations sont si nombreuses qu'il est parfois difficile de trouver des officiers supérieurs pour prendre certains commandements. C'est actuellement le cas pour les frégates de la marine qui ne parviennent pas toutes à trouver un pacha. Une colère sourde gronde au sein de l'armée mais les cadres savent pertinemment qu'un coup d'Etat militaire serait condamné unanimement par la communauté internationale en général et par l'Union européenne en particulier. Un gouvernement démocratiquement élu – même islamique – ne peut être renversé par un « quarteron de généraux », fussent-ils d'active ! La Turquie se retrouverait alors au banc des nations avec toutes les conséquences économiques que cela représente. En cette période de crise mondiale, les officiers généraux turcs ne peuvent risquer un isolement qui provoquerait immanquablement une agitation sociale de toute première importance qui pourrait mettre le pays à feu et à sang.
Les soi-disant « complots » ont également permis à Erdogan de faire taire des intellectuels, des journalistes, des avocats qui s'opposaient trop fermement à lui. Sa toute puissance a même été un temps critiquée par le président Abdullah Gül, pourtant issu du même parti que lui : l'AKP (Parti Justice et Développement). Il est vrai qu'Erdogan souhaite faire passer une nouvelle constitution qui renforcerait les pouvoirs du Président de la République turque, poste dont il espère écarter Abdullah Gül le moment venu, afin de se l'attribuer.
Qui peut être derrière les écoutes ?
Depuis des années, le mouvement Hizmet assure, dans l'ombre, le soutien d'Erdogan. Mais il semble que la conduite autoritaire et, surtout, personnelle de ce dernier, ait commencé à sérieusement irriter Fethullah Gülen. Cela expliquerait ces mises sous écoute avec l'aide de policiers évoluant dans son proche entourage.
Le rôle de Washington n'est pas non plus très clair dans cette affaire. En effet, le fait que Gülen réside aux Etats-Unis et puisse y mener librement ses activités politico-religieuses laisse penser qu'il y bénéficie d'une certaine « compréhension » de la part des autorités américaines. Il est possible que cette compréhension soit payée de retour. Les conversations téléphoniques du difficilement contrôlable Premier ministre turc intéressent certainement au plus haut point les analystes du département d'Etat américain. Le réseau de Gülen a donc pu fournir les « plombiers » et la NSA les matériels nécessaires aux écoutes…
Troisième hypothèse : les Russes. Ils sont particulièrement impliqués dans la crise syrienne et le rôle de la Turquie dans cette affaire ne peut que les intéresser. Les services de renseignement extérieurs civil et militaire russes (SVR et GRU) sont très présents à Ankara depuis la création de la république turque en 1929. Ils avaient donc la possibilité de placer Erdogan sous écoute. Cela dit, cette hypothèse reste très peu vraisemblable.
Enfin, les services iraniens rêvent certainement de « sonoriser » les bureaux du Premier ministre turc considéré comme leur rival sur la scène proche-orientale. Mais, malgré toute la compétence qui lui est reconnue, il est peu probable que le Vevak ait les moyens humains de réaliser ce « rêve ».
Une des conséquences de cette affaire est que, sur instructions du Premier ministre, le Conseil de recherche scientifique et technique (TÜBITAK) a livré en urgence à tous les ministres turcs une version modernisée de son téléphone portable crypté MILCEP-K1 ! Par ailleurs, signe de nervosité d'Erdogan, quatre ministres ont été limogés en janvier 2013 pour diverses raisons et remplacés par des proches. Sans que personne ne semble s'en apercevoir, la marmite est en train de bouillir en Turquie. Des développements inattendus et explosifs peuvent survenir dans les prochains mois. Toutefois, le processus de négociations avec le PKK semble se poursuivre correctement, malgré l'assassinat de trois activistes à Paris en janvier 2013. Une conclusion favorable de ces tractations permettrait à Erdogan de se présenter comme l'homme par qui la paix est arrivée. Cela lui permettrait de connaître un regain de popularité très utile en vue des élections présidentielles de 2014.
- [1] Millî Istihbarat Teskilâti (MIT), Organisation nationale de renseignement. Très efficace à l'intérieur comme à l'étranger, le MIT dépend directement du Premier ministre.
- [2] Intellectuel islamique qui s'est exilé en Pennsylvanie en 1999. Il dirige son organisation depuis les Etats-Unis.
- [3] L'armée turque est la garante de l'héritage laïque de Mustafa Kemal Atatürk. Elle sait que la seule manière de chasser les islamistes du pouvoir à Ankara serait un coup d'Etat. Elle sait aussi qu'il serait aussitôt condamné par l'Union européenne.