Turquie – Irak du Nord : violentes opérations militaires sur fond de tensions au sommet de l’Etat
Alain RODIER
Dans la nuit du 18 au 19 octobre 2011, plus d'une centaine de combattants du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) se sont infiltrés d'Irak du nord dans la province d'Hakkari, située au sud-est de la Turquie. Ils ont attaqué simultanément huit objectifs militaires implantés dans cette contrée montagneuse difficile d'accès. Le PKK a revendiqué ces opérations et a reconnu avoir perdu cinq activistes au cours de ces actions. 24 soldats turcs ont été tués et 18 autres blessés, ce qui constitue le bilan le plus lourd depuis 1993. A l'époque, 33 militaires sans armes, partant en permission, avaient été assassinés lors d'une embuscade tendue par des rebelles kurdes.
Ankara a répliqué en dépêchant dans la région des renforts militaires et en déclenchant une importante opération de part et d'autre de la frontière[1]. Le commandement turc estime que les insurgés kurdes présents en Irak du Nord sont entre 2 000 et 3 000. L'aviation a effectué des tirs air/sol et des commandos ont été héliportés pour poursuivre les activistes du PKK. Au total, 22 bataillons ont été engagés (soit environ 10 000 hommes). Les autorités turques ont annoncé que plus d'une cinquantaine de rebelles avaient été tués.
Le général Necdet Özel, le chef d'état-major – commandant de la gendarmerie (Jandarma) jusqu'à sa nomination à la tête des armées le 4 août 2011 -, s'est personnellement rendu dans la région pour y superviser les opérations en cours.
Toutefois, un fait vient aujourd'hui compliquer la situation. A savoir que le pouvoir politique turc est actuellement en froid avec les hautes instances militaires[2]. Il va vraisemblablement être obligé de lâcher du lest s'il veut obtenir une coopération pleine et entière des forces armées.
Ankara a également demandé à Téhéran de mieux coopérer pour lutter contre le terrorisme d'origine kurde. En effet, ce pays est aussi en lutte ouverte dans ses provinces nord-ouest contre le PJAK, qui est l'émanation iranienne du PKK. Les deux organisations partagent d'ailleurs des installations communes sur les flancs des monts Qandil, situés en Irak du Nord, à une cinquantaine de kilomètres des trois frontières (Irak-Turquie-Iran).
Toutefois, il semble que Téhéran joue un jeu trouble dans cette affaire. Afin de contrer l'influence grandissante de la Turquie au Proche-Orient, les services secrets iraniens encourageraient discrètement le PKK à intensifier ses opérations offensives. Il est d'ailleurs symptomatique de constater que ces dernières ont considérablement augmenté depuis qu'Ankara a condamné l'attitude du pouvoir syrien, grand et seul allié de Téhéran dans la région.
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La « guerre oubliée » qui se déroule depuis 1984 dans le sud-est anatolien, comme les Turcs ont l'habitude d'appeler le Kurdistan, a déjà fait 45 000 victimes.
Nul doute que la crise de confiance qui existe aujourd'hui entre le pouvoir politique, aux mains du parti islamiste AKP, et l'armée turque, gardienne de l'héritage laïc de la République fondée en 1923 par Mustafa Kemal Atatürk, est l'élément déclencheur qui a poussé les activistes kurdes a considérablement intensifier leurs attaques ces derniers mois.
Ankara risque également d'être contraint de réviser sa politique étrangère aujourd'hui hostile à l'égard d'Israël en raison de la mort de huit citoyens turcs lors de l'assaut donné par les forces israéliennes contre un bateau qui tentait de rallier Gaza le 30 mai 2010[3]. La coopération dans le domaine militaire qui existait entre les deux Etats, depuis le milieu des années 1990, a alors été interrompue. Cela provoque de graves problèmes de maintenance de matériels, particulièrement pour l'armée de l'air turque, qui met en œuvre des drones très utiles pour la surveillance de la zone des « trois frontières », laquelle est très accidentée.
- [1] Ces opérations transfrontalières sont courantes depuis 1991.
- [2] Sauf avec les commandants d'armées qui ont été nommés pour remplacer leurs prédécesseurs démissionnaires à l'été 2011.
- [3] L'AKP a aussi profité de ce drame pour s'éloigner d'Israël dans le but d'améliorer l'image de marque de la Turquie au sein des pays arabo-musulmans. En effet, rejeté par l'Union européenne, n'ayant pas remporté les succès escomptés dans le monde turcophone depuis la chute de l'URSS, Ankara espère jouer dans l'avenir un rôle de premier plan au Proche-Orient. C'est oublier un peu vite sa réputation colonialiste héritée de l'empire ottoman.