Turquie : bilan du mit sous Hakan Fidan
Alain RODIER
Le 10 février 2015, Hakan Fidan quittait son poste de sous-secrétaire d'Etat, directeur des services spéciaux turcs, le célèbre MIT (Milli Istihbarat Teskilati/Organisation nationale de renseignement[1]). Il compte se présenter aux élections législatives du 7 juin 2015 et, réglementairement, il a donc été obligé de démissionner de la fonction publique[2]. La rumeur lui prête l'intention, une fois élu, de devenir ministre des Affaires étrangères du gouvernement Ahmet Davutoğlu.
Une brillante carrière
Hakan Fidan débute sa carrière en 1986 comme sous-officier. Il est âgé d'à peine 18 ans. Il démissionne en 2001 pour entreprendre de brillantes études, notamment à l'Université du Maryland aux Etats-Unis, puis il soutient une thèse en anglais sur la diplomatie à l'ère de l'information à l'université de Bilkent (Turquie).
Il est ensuite affecté à l'Agence de l'énergie atomique (AIEA), à Vienne, puis à l'Institut des Nations Unies pour la recherche et le développement à Genève, avant de rejoindre le Centre de recherches sur l'information et la vérification des technologies de Londres. Enfin, il revient en Turquie pour prendre la tête de l'Agence turque pour l'aide au développement (TIKA). Puis, en 2007 il est nommé sous-secrétaire d'Etat adjoint du gouvernement Erdoğan. Il participe alors aux premières négociations secrètes dites d'« Oslo » avec le PKK, le mouvement marxiste-léniniste kurde séparatiste.
Son passage au MIT
Il intègre le MIT en 2009. Il en est nommé le directeur le 25 mai 2010, à seulement 42 ans !
A la tête de ce service, Hakan Fidan poursuit les négociations entamées avec le PKK jusqu'en 2011, lorsque qu'une attaque du PKK tue 13 militaires près de Diyarbakir, en juillet de la même année. Cet épisode le met dans une position difficile en 2012 lorsque la justice le soupçonne d'avoir outrepassé ses droits dans les discussions entretenues avec l'Union des communautés kurdes (KCK) qui englobe le PKK. Il est vrai que la loi turque interdit officiellement tout contact avec cette organisation considérée comme terroriste[3]. Pour sortir son chef des services de renseignement de cet imbroglio judiciaire, le Premier ministre Erdoğan fait alors voter une loi dispensant les fonctionnaires du MIT de répondre aux requêtes de la justice sans son autorisation. Les négociations de paix peuvent alors reprendre via Abdullah Öcalan, le chef historique du PKK, incarcéré à vie sur l'île prison d'Imrali. Etant donnée sa connaissance du dossier, il est possible qu'Hakan Fidan continue à participer à l'avenir à ces tractations en tant que chargé de mission. En fait, les premiers accords qui ont été conclus avec les Kurdes et l'apaisement de la situation dans le sud-est anatolien – où la guérilla perdurait depuis 1984 – constituent sa plus grande réussite personnelle. Par contre, le problème s'est compliqué avec l'émergence du PYD, le parti kurde syrien proche du PKK, qui lutte contre Daech, particulièrement dans la ville de Kobané. A savoir que si Ankara s'est résolu, avec le temps, à accepter l'existence d'un Kurdistan irakien autonome, l'idée de l'établissement d'un Kurdistan syrien passe aujourd'hui très mal.
En février 2012, le MIT détecte des micros installés au domicile et dans les bureaux du Premier ministre Erdoğan à Ankara. Une partie de la garde personnelle du chef du gouvernement, constituée de policiers, est alors été remerciée. Les soupçons se portent aussitôt vers la confrérie Gülen et les services de renseignement de la police.
En décembre 2013, des scandales de corruption touchant le gouvernement éclatent au grand jour. La guerre est alors ouverte entre Erdoğan et la confrérie qui serait derrière ces révélations. Comme cette dernière a profondément infiltré la police et la justice, des opérations de nettoyage successives sont alors lancées par le pouvoir politique turc avec, comme cheville ouvrière, le MIT. En effet, c'est ce dernier qui identifie les suspects collaborant avec le mouvement Gülen. Erdoğan, qui sent le danger d'une possible révolte du système politico-judiciaire, s'empresse de libérer les militaires incarcérés dans le cadre de procédures précédentes dites « procès Ergenekon ». En effet, pour mater l'armée qui était considérée comme un danger par l'AKP (Parti pour la justice et le développement : formation islamique « modérée ») au pouvoir, le gouvernement avait inventé de toutes pièces une soi-disant « volonté putschiste » de généraux avec la complicité du mouvement Gülen. En effet, ce dernier voue une haine sans limites aux militaires turcs qui l'ont pourchassé dans le passé. On assiste alors à une sorte de retournement des alliances avec le MIT comme chef d'orchestre.
Sur le plan international, les relations avec Israël se détériorent considérablement en mai 2010 quand dix activistes sont tués lors de l'abordage du navire turc Mavi Marmara par des commandos de Tsahal. Ce navire tentait de rejoindre la bande de Gaza pour rompre le blocus imposé par l'Etat hébreu. Les relations entre les services de renseignement turcs et israéliens sont alors totalement interrompues. Ankara accentuera sa politique hostile à l'égard d'Israël, sans doute avec l'ambition de prendre le leadership du soutien à la cause palestinienne dans le monde musulman.
Accessoirement, en 2013, le MIT est accusé par la presse américaine d'avoir donné à Téhéran l'identité d'espions israéliens opérant en Iran. Les autorités turques démentent ces allégations mais la défiance est à son paroxysme.
Comme d'autres services, le MIT est persuadé que le régime de Bachar el-Assad va tomber rapidement après le déclenchement de la révolte en Syrie, en 2011. Ankara, influencé par les Frères musulmans, décide d'apporter son aide à tous les groupes rebelles. La Turquie devient la base arrière pour les chefs de l'opposition syrienne qui se réunissent régulièrement dans les grands hôtels d'Istanbul aux frais du contribuable, des Américains et des Européens. Et les activistes sont accueillis chaleureusement dans les régions du sud-est du pays où ils trouvent hébergement, aide matérielle et sanitaire. L'islamisation de l'opposition à Bachar n'est pas considérée sérieusement par le pouvoir qui se fait surprendre par la montée en puissance de Daech. Plusieurs attentats meurtriers ont lieu à la frontière sans que personne ne puisse en établir avec certitude la paternité : terrorisme d'origine islamique radicale ou bêtement, règlements de comptes criminels dans le cadre des importants trafics auxquels se livrent les maffyas turco-kurdes vers le Syrie ?
Le 2 janvier 2014, plusieurs membres du MIT sont interpellés à la frontière syrienne par la gendarmerie turque à bord d'un camion rempli d'armes apparemment destiné à des rebelles syriens. L'affaire fait scandale mais est vite étouffée, la justice locale étant dessaisie.
Par contre, le MIT réussit en septembre 2014 à faire libérer 46 Turcs pris en otages au consulat général de Turquie à Mossoul, en Irak du Nord, par les jihadistes de Daech. Ils auraient été échangés contre une rançon et des prisonniers de l'Etat islamique « cueillis » dans les hôpitaux turcs situés à proximité de la frontière syrienne.
Organisation du MIT
Fort d'environ 5 000 fonctionnaires civils et militaires, le MIT dépend directement du Premier ministre. Il a une double compétence intérieure – pour laquelle il dispose de pouvoirs de police – et internationale. Toutefois, sa vocation est essentiellement régionale, limitée aux intérêts directs du pays. Son directeur est par ailleurs responsable du MIKM (Müşterek Istihbarat Koordinasyon Merkezi), organe créé durant l'été 2013 pour coordonner l'ensemble des services de renseignement (MIT, police, gendarmerie, armées) et dont les locaux se situent au siège du MIT, à Ankara.
- Le MIT a une excellente réputation comme service de renseignement et d'action, particulièrement compétent dans sa zone d'activités. Ses missions sont essentiellement la lutte contre le terrorisme, le crime organisé, les gangs et contre les activités subversives et séparatistes. Ce service était très «laïque» dans le passé. La démilitarisation du MIT a débuté au début des années 1990, les militaires disposant de leur propre service de renseignement (semblable à la DRM). Leur influence au sein du MIT est désormais minime. Ainsi, il n'y aurait plus que 4,5% de militaires dans ses effectifs contre 35% dans les années 1990. Plus aucun officier n'occuperait un échelon élevé dans la hiérarchie.
Le nouveau directeur du MIT, Ismail Hakki Musa de formation francophone
Hakan Fidan est remplacé par Ismail Hakki Musa qui était sous-secrétaire d'Etat adjoint au MIT chargé du renseignement extérieur. Ancien ambassadeur de Turquie à Bruxelles, il a obtenu un doctorat à l'Université de Nancy II en 2008. Cela veut dire que c'est un francophone, comme le fut un de ses illustres prédécesseurs, Sonmez Koksal, également diplomate de formation[4]. Cette nomination pourrait aider aux échanges avec les services français qui attendent beaucoup du MIT dans le domaine de la lutte anti-terroriste et anti-criminalité transnationale.
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Il n'en reste pas moins qu'Hakan Fidan laisse une impression mitigée. Le MIT, sous sa gouvernance, a semblé être au service d'un homme, Erdoğan, ancien Premier ministre devenu président de la République. Avant toute chose, il l'a aidé à vaincre ses ennemis intérieurs et à mener à bien une vision très personnelle de la politique étrangère de son pays. L'indépendance du MIT est aujourd'hui sujette à caution. Ce service ne défendrait-il pas une cause (celle de l'AKP) plutôt que d'informer ses dirigeants politiques de la « réalité » de la situation ? C'est un travers que l'on peut retrouver ailleurs, lorsque les services de renseignement, pour ne pas déplaire, vont dans le sens souhaité par leurs dirigeants politiques au mépris d'une honnêteté intellectuelle qui devrait pourtant être la règle. Certains esprits chagrins l'avouent à demi-mot : « quand ont dit ce qui nous semble être la vérité, on ne nous croit pas. Alors, si l'on veut faire carrière, autant aller dans le sens du vent ».
- [1] Voir Note d'actualité n°341, « Turquie : les services secrets dans la tourmente ? », janvier 2014.
- [2] C'est la règle pour tous les fonctionnaires turcs. Cependant, s'ils ne sont pas élus, ils peuvent réintégrer l'administration.
- [3] A sa décharge, les services secrets sont là pour permettre aux dirigeant politiques de s'affranchir des lois internationales et nationales. Si ce fait n'est pas admis par les dirigeants politiques, ils peuvent alors les supprimer car le travail « légal » peut alors très bien être fait par les services de police et les Affaires étrangères.
- [4] Il occupa les fonctions de directeur du MIT de 1992 à 1998 (avant d'être nommé ambassadeur de Turquie en France de 1998 à 2002).