Syrie : que se cache t’il derrière l’offensive sur Manbij ?
Alain RODIER
Le 31 mai, les Forces démocratiques syriennes (FDS) ont lancé une vaste opération destinée à tenter de libérer la ville de Manbij située à une vingtaine de kilomètres au sud de Jarabulus, à la frontière turque. Alors que depuis des semaines, une offensive très médiatique était lancée en direction de Raqqa, la « capitale » de l'« Etat islamique », les unités des FDS se préparaient dans la plus grande discrétion à relancer leur progression vers l'est en traversant l'Euphrate.
L'objectif de cette opération est double :
– tenter d'affaiblir les liaisons entre le groupe Etat islamique et la Turquie, en particulier en direction de Raqqa ; voire à terme couper les forces de Daech, qui occupent 80 kilomètres le long de la frontière turque, de leurs positions situées plus au sud. En cas de succès, le flot de volontaires étrangers transitant par la Turquie pourrait être considérablement diminué, la province de Hatay restant alors la seule porte d'entrée donnant sur la Syrie ;
– poursuivre l'extension du Rojava (le Kurdistan Syrien) depuis le canton de Kobané pour se rapprocher de celui d'Efrin. L'objectif des Kurdes syriens reste le même depuis le début de la rébellion en 2011 : établir une zone autonome kurde au nord du pays. Les acteurs présents dans la région se déclarent opposés à cette option qui, toutefois, devient de plus en plus une réalité sur le terrain.
La réaction surprenante d'Ankara
Fort curieusement, Ankara, qui avait déclaré haut et fort que le franchissement de l'Euphrate vers l'est par les FDS serait considéré comme un casus belli, réagit pour l'instant de manière modérée. Les autorités déclarent ne pas être en mesure d'intervenir dans les combats, l'artillerie turque installée à la frontière ne pouvant atteindre les régions concernées en raison des distances par trop importantes. Bien évidemment cet argument est faux puisque les nombreux obusiers de 155 mm – dont des automoteurs Firtina[1] en dotation au sein de l'armée turque – peuvent frapper jusqu'à des distances dépassant 40 kilomètres, en particulier avec l'obus HE ER FB-BB. Les hélicoptères armés et les chasseurs bombardiers pourraient aussi intervenir. D'ailleurs, des frappes turques auraient bien eu lieu sur des positions de Daech situées à plus à l'ouest de l'offensive lancée par les FDS sur Manbij.
Le président Recep Tayyip Erdoğan exclut totalement la création d'une entité kurde (le Rojava) autonome le long de sa frontière sud-est, même si elle est incluse dans une entité fédérale syrienne plus large. Globalement, il considère que les FDS sont une coalition dont les Kurdes du YPG (Unités de protection du peuple) forment la colonne vertébrale. Or l'YPG (et l'YPJ pour les unités féminines) sont proches du mouvement séparatiste PKK, le premier « ennemi » d'Ankara dans sa liste de ses priorités.
Il est vrai que l'YPG représente la majorité des effectifs des FDS dont tout les chefs militaires sont kurdes. Toutefois, de plus en plus de milices locales arabes, assyriennes, arméniennes, turkmènes et même circassiennes rejoignent les FDS qui connaissent l'attractivité de toute unité en « odeur de victoire », et ce, depuis la libération de Kobané en 2015. C'est ainsi que de 90%, la proportion des activistes kurdes présents au sein de la coalition FDS serait passée à 60 ou 70%.
Pour l'offensive sur Manbij, suivant les recommandations des Américains, ce sont « officiellement » des éléments arabes, turkmènes et circassiens qui seraient à la manoeuvre en première ligne, les Kurdes ne faisant qu'assurer le ravitaillement et la logistique. L'YPG ne serait même pas présent au sein du comité militaire qui dirige l'opération. Le commandement en est assuré par Adnan Abou Amjad, un combattant arabe qui s'est distingué sur les champs de bataille syriens depuis plus d'un an. Il dirigerait quelques 3 000 hommes dont seulement 500 seraient des Kurdes. Le conseil civil qui doit administrer la ville après sa libération est présidé également par un Arabe, le cheikh Farouk Al-Machi. Cette instance a été crée dans la ville de Sarrine, conquise par les FDS en 2015. Enfin, Ankara a été informé du déclenchement de l'opération en amont.
Le secrétaire américain à la Défense, Ashton Carter a déclaré : « Nous savons qu'il y a des complots qui se préparent depuis la ville de Manbij, contre les territoires européen, turc, tous d'excellents alliés et amis ainsi que contre les Etats-Unis ». En plus d'amadouer Ankara, cela permet de justifier l'engagement des forces américaines derrière les FDS car, en plus de l'appui aérien, une assistance militaire au sol a été fournie, en particulier pas 250 membres des forces spéciales.
Toutefois, le président Erdoğan reste méfiant et affirme que les services de renseignement turcs surveillent de près la situation. Mais ce qui explique vraiment sa relative « modération » est peut-être le fait qu'il a enfin pris conscience que Daech constitue aussi un « ennemi prioritaire » pour la Turquie. Les différents attentats qui ont eu lieu dans le pays – s'ils n'ont jamais été revendiqués par Daech, ils lui sont tout de même attribués – y sont pour beaucoup. Même sur le plan idéologique, les attaques répétées des idéologues de Daech contre les Frères musulmans sont considérées contre une agression contre le Parti de la justice et du développement (AKP) qui gouverne la Turquie depuis 2002. En effet, l'AKP entretien des liens très étroits avec la confrérie islamiste.
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Si les FDS parvenaient à s'emparer de Manbij, cela pourrait représenter une perte tactiquement importante pour la logistique de l'Etat islamique car cette localité est un véritable carrefour pour l'organisation. Toutefois, la bataille risque d'être rude car, après un moment de surprise, Daech semble se reprendre et mobilise les populations locales pour assurer la défense de ce qui est appelé sur place la « poche de Manbij ».
Cela ne signifie pas non plus que Raqqa serait plus mis en danger malgré l'agitation qui est déployée par les Etats-Unis : largages de tracts appelant la population civile à quitter la ville, mouvement de troupes avec concentrations de véhicules – dont des blindés – au nord et à l'est de l'agglomération, déclarations bellicistes fermes et renouvelées, etc. Les 21-22 mai, le général américain Joseph Vogel, le chef de CENTCOM[2], est même venu rendre visite aux FDS pour affirmer le soutien des Etats-Unis à la coalition. Il a pris la précaution de passer par Ankara pour rassurer l'allié turc sur la « pureté » des intentions de Washington. Mais les FDS n'ont aucune intention de se lancer dans une coûteuse bataille de rues à Raqqa qui, de toute façon, est une ville à majorité de peuplement arabe.
Plus généralement, le groupe Etat islamique est moins affaibli que la propagande officielle ne le prétend. Ce mouvement présente une capacité de résilience importante et, comme à Faloudjah en Irak, il semble déterminé à défendre âprement ses positions. Son salut étant dans le mouvement, il lance de vigoureuses contre-attaques appuyées par des véhicules-suicide employés comme armes de rupture. Il parvient à mettre ses adversaires en difficulté militaire, notamment à Deir ez-Zor. Les annonces d'offensives des forces syriennes légalistes pour libérer la garnison encerclée, puis pour reprendre Raqqa, ne semblent pas prêtes d'aboutir. Le problème réside dans le fait que, manquant d'effectifs pour tenir le terrain, toute unité qui s'avance risque de se retrouver coupée de ses arrières par une manœuvre de Daech ou d'autres groupes rebelles, comme le Front Al-Nosra.
- [1] Trois de ces automoteurs positionnés à la frontière turco-syrienne, au sud de Gaziantep, auraient été détruits par Daech fin avril. Les activistes auraient utilisé un système d'arme antichar russe. Les militaires turcs ne semblaient pas être sur le pied de guerre puisque que le même poste de tir 9K115-2 Metis-M a été employé pour détruire les trois engins l'un après l'autre. Cette information n'a jamais été confirmée par Ankara.
- [2] Commandement qui couvre le Moyen-Orient et l'Asie centrale.