Syrie : le front al-Nosra se renforce
Alain RODIER
Deux jours après le début des frappes russes sur la Syrie, le 30 septembre 2015, le mouvement appelé « le groupe de Crimée » a prêté allégeance au Front al-Nosra (Jahbat al-Nosra[1]), la branche officielle d'Al-Qaida « canal historique » en Syrie. La déclaration faite est la suivante : « Les Tatars du groupe de Crimée sous la direction de l'émir Ramadan al Krim – le Criméen – ont prêté allégeance à Al-Qaida au Levant et ont rejoint le Front Al-Nosra ». Cette formation, peu connue auparavant, regroupe des Tatars et des russophones parmi lesquels un certain nombre d'enfants soldats. Elle serait localisée dans la région de Hama où elle aurait la charge de deux camps d'entraînement. Elle serait désormais rattachée à la brigade Sayfullah Shishani[2] formée essentiellement de Tchétchènes.
Le 29 septembre précédent, c'est la Katibat al-Tawhid wal Jihad (KTJ) d'Abou Saloh, composée majoritairement d'activistes ouzbeks ou originaires d'Asie centrale, qui avait fait de même en reprochant aux Etats-Unis et à la Russie de mener une « bataille globale contre l'islam ». Active dans la région d'Alep et la province d'Idlib, elle entretient d'étroites relations avec le Junud al-Sham emmené par Abou Walid Shishani[3] et la branche syrienne du Parti islamique du Turkestan (PIT), notamment dans la région de Jisr al-Choughour (Province d'Idlib). Cette katiba a revendiqué un harcèlement à la roquette (non confirmé) de la base aérienne de Lattaquié où sont installées la plupart des forces aériennes russes.
Une semaine auparavant, c'était le Jaish al-Muhajireen wal Ansar (JMWA), désigné comme organisation terroriste par les Américains en septembre 2014, qui avait rejoint Al-Nosra. A noter que cette unité a appartenu un temps à Daesh. Elle est surtout composée de combattants étrangers, alors que les autres formations citées plus haut comprennent aussi des Syriens et des Libanais dans leurs rangs. Son chef historique,
Salahuddin Shishani, a rejoint au printemps l'Emirat du Caucase pour y combattre directement les Russes. Jaish al-Muhajireen wal Ansar est aujourd'hui placé sous les ordres du Saoudien cheikh Mu'atassin Billah.
Al-Nosra, partie intégrante d'Al-Qaida « canal historique »
Al-Nosra qui compterait désormais plus de 10 000 combattants, participe au succès d'Al-Qaida « canal historique » qui était donné moribond il y a encore à peine quelques mois. En effet, pour l'instant, deux branches de la nébuleuse sont très actives : le Front Al-Nosra et Al-Qaida dans la péninsule arabique (AQPA). Les autres composantes ne rencontrent pas actuellement les même succès sur leurs théâtres d'opérations respectifs (Afghanistan, Sahel, Somalie, Caucase, Extrême-Orient) mais rien ne dit que la situation n'évoluera pas dans les années à venir. L'objectif à (très) long terme d'Ayman al-Zawahiri reste d'établir le califat mondial. Pour cela, il fonde sa stratégie dans la durée tout en se gardant bien de mener une guerre de conquête trop ostensible comme le fait Daesh. A l'image de son prédécesseur, Oussama Ben Laden, il estime qu'à être trop visible, on en devient plus vulnérable.
Al-Nosra et AQPA ont bien des points en commun, ce qui n'est certainement pas fortuit. Ils bénéficient chacun d'une situation de guerre civile qui perdure (en Syrie et au Yémen). Et tous deux reçoivent directement (au Yémen) ou indirectement (en Syrie) le soutien de l'Arabie saoudite et de ses alliés du monde arabo-musulman. Les deux groupes adoptent une conduite intelligente et insidieuse. A savoir qu'ils ne tentent pas de s'imposer par la force auprès des autres formations rebelles mais leur proposent de coordonner leurs actions contre l'ennemi commun via des « tribunaux islamiques ». Ce sont en fait des conseils socio-politico-militaires chargés de coordonner les actions aussi bien militaires que civiles. En Syrie, Al-Nosra est présent dans deux des quatre tribunaux islamiques, ceux de Deraa et de Damas, mais il s'est retiré de ceux d'Alep et de Deir ez-Zor. Par contre, il en dirige pleinement deux dans la région d'Idlib (Salqin et Sarmada) et un dans celle de Lattaquié. Les autres groupes rebelles peuvent y participer dans la mesure où ils acceptent la prééminence d'Al-Nosra et l'application de ses règles.
Sur le plan militaire, Al-Nosra et AQPA sont les mouvements jugés les plus professionnels et les plus disciplinés. En effet, dans le domaine du recrutement, ils préfèrent la « qualité à la quantité ». Ils savent se rendre incontournables dans les zones où ils sont présents, apportant leurs compétences tactiques et fournissant souvent les forces d'élite qui font pencher la balance. En échange, les autres unités fournissent la masse nécessaire à la conduite des opérations.
En dehors de la lutte acharnée qu'ils mènent, ces mouvements se présentent auprès des populations comme la solution pour bâtir un nouveau type de société, lequel bien que basé sur la charia, n'est pas imposé par la brutalité[4] mais par la gestion sociale et religieuse. Enfin, ils bénéficient d'une grande légitimité en raison de leur réputation de moralité et leur imperméabilité à la corruption.
Infiltration de l'opposition armée syrienne par Al-Qaida
Al-Nosra est l'épine dorsale de l'Armée de la conquête (Jaish al-Fatah), une coalition de mouvements islamiques radicaux qui s'est emparée de la province d'Idlib, située au nord-ouest de la Syrie. Elle menace directement les régions de Lattaquié, de Hama et, dans une moindre mesure de Homs. L'Armée de la conquête se garde de faire ouvertement référence à Al-Qaida ; pourtant sa deuxième composante en importance, Ahrar al-Sham (Les hommes libres du Levant), dépend secrètement de la nébuleuse[5]. Le fait de cacher son affiliation à Al-Qaida n'est pas nouveau. Par exemple, les shebabs somaliens ont nié pendant des années être une branche de la nébuleuse, alors que c'était pourant le cas depuis leur création en 2006. En Syrie, l'objectif d'Al-Nosra consiste à ne pas mettre ses sponsors quasi officiels, l'Arabie saoudite, le Qatar et la Turquie, en porte à faux vis-à-vis des Occidentaux. Cela permet à ces derniers de prétendre qu'il existe des rebelles « islamistes modérés » fréquentables alors qu'il dépendent d'Al-Qaida « canal historique ». Al-Nosra est aussi présent plus au sud du pays dans les régions des monts Qalamoun, de Qunaytra et de Deraa.
Une sorte d'union sacrée existe entre Al-Nosra et le Front islamique (FI), une coalition emmenée par l'Arabie saoudite où l'on retrouve, comme par hasard, deux mouvements appartenant aussi à l'Armée de la conquête dont le Ahrar al-Sham, cité précédemment[6]. Il est intéressant de remarquer que le Suqour al-Sham (Les Faucons du Levant), qui était à l'origine membre de l'Armée syrienne libre (ASL), a rejoint le FI avant d'être absorbé en mars 2015 par Ahrar al-Sham. Il est légitime de se demander ce qui reste vraiment des opposants « modérés » sur le terrain si l'on excepte quelques éléments dispersés de l'ASL, surtout dans le sud-ouest du pays, au nord d'Hama et dans la région d'Alep. Deux de ces groupes, le Suqour al Jabal à Alep et le Tamaju Alezzah, qui ont reçu l'aide de la CIA, affirment avoir été bombardés par les Russes. Tous les autres considèrent que la charia est la seule loi applicable et que la « démocratie est la religion des impies ».
Quelques accrochages ont bien lieu entre Al-Nosra et Daesh, en particulier dans la région d'Alep, mais leur intensité semble avoir été relativement limitée. Dans d'autres régions, des coopérations locales peuvent avoir lieu. La brouille entre les deux mouvements est surtout une histoire de chefs ; sur le terrain, les activistes y portent moins attention. Rien ne dit qu'elle ne se terminera pas un jour, Al-Qaida « canal historique » multipliant les gestes pour qu'Abou Bakr al-Baghdadi rentre dans le rang.
Début octobre, le Ahrar al-Sham et le Jaish al-Islam, les deux plus importantes factions du FI, ont lancé un appel avec 41 mouvements pour s'opposer à l'offensive russe lancée fin septembre. Ils ont été suivis par 51 chefs religieux saoudiens – non mandatés par Riyad – qui ont demandé aux pays arabes et musulmans d'apporter un « soutien moral, matériel, politique et militaire » aux acteurs du djihad en Syrie contre le gouvernement de Bachar el-Assad et ses « alliés russes et occidentaux ». Ils ont ajouté que « les combattants de la guerre sainte en Syrie défendent la nation musulmane dans son ensemble ».
Nul ne sait aujourd'hui comment la situation va évoluer en Syrie suite à l'intervention directe de Moscou en soutien du régime de Damas et à l'intensification des frappes américaines. Toutes les options sont sur la table d'autant que l'armée régulière tente de reprendre l'initiative avec l'aide du Hezbollah libanais et des pasdarans iraniens.
Sur le plan du terrorisme, Al-Nosra aurait reçu des consignes d'Al-Qaida central de ne pas passer à l'action en dehors de la Syrie. Selon les Américains, il en aurait la capacité opérationnelle via ce qu'ils ont appelé le « groupe Khorasan », puisqu'ils ont mis en avant ce prétexte pour le bombarder dès l'été 2014, en même temps que Daesh. La tentation va être grande pour Al-Qaida – mais aussi pour Daesh[7] – de lancer des opérations à l'extérieur pour tenter de desserrer l'étau qui se resserre sur le front syrien. Il est légitime de penser qu'en dehors des cibles habituelles que constituent les Etats-Unis et l'Europe, la Russie va être ciblée dans les semaines à venir. De nombreux sympathisants de la cause islamiste, jugeant qu'une fois de plus les « musulmans sont attaqués par les juifs et les chrétiens », pourraient passer à l'acte là où ils se trouvent. Ils se revendiqueront majoritairement de Daesh, jugé plus porteur, mais pourraient être aussi encouragés par des appels lancés par Al-Qaida « canal historique ». Ainsi, Hisham Ali Ashmawi, ancien officier et émir du groupe Al-Mourabitoune en Egypte[8] , a appelé les « loups solitaires » à attaquer les intérêts israéliens, les militaires égyptiens, les journalistes, etc.
- [1] Al-Nosra, commandé par Abou Mohammad Al-Joulani, est placé depuis mai 2014 sur la liste de l'ONU des organisations proches d'Al-Qaida. Al-Zawahiri reconnaît Al-Nosra comme une « branche indépendante d'Al-Qaida ».
- [2] Du nom d'un combattant tchétchène tué début 2014 en tentant d'attaquer la prison d'Alep. Elle est commandée par Abou Obeida al-Madani.
- [3] De son vrai nom Murad Margoshvili, désigné comme terroriste par Washington en 2014
- [4] Ce qui n'exclut pas les crimes de masse, comme l'assassinat de 71 prisonniers sur la base aérienne Abou-Dhuhur, en septembre 2015 ; mais ceux-ci sont beaucoup moins médiatisés, les responsables d'Al-Qaida ayant compris que la répulsion que cela provoquait était supérieure à l'attraction.
- [5] Les autres mouvements membres de la coalition sont le Jund al-Asqa et le Liwa al-Haq – deux branches secrètes d'Al-Qaida -, la légion Sham et le Ajnad al-Sham, des alliés idéologiques et militaires de longue date du Front Al-Nosra.
- [6] L'autre groupe de moindre importance est le Liwa al-Haq qui est aussi affilié secrètement à Al-Qaida.
- [7] Il ne bénéficie pas des mêmes réseaux en dehors de son « califat », mais sa cause rencontre plus d'adhésion. Il ne bénéficie pas des mêmes réseaux en dehors de son « califat », mais sa cause rencontre plus d'adhésion.
- [8] A ne pas confondre avec l'ancien groupe homonyme de l'Algérien Mokhtar Belmokhtar. Toutefois, ces deux groupes distincts ont bien fait allégeance à al-Zawahiri.