Syrie : la guerre n’est pas encore vraiment commencée
Alain RODIER
Titre provocateur, alors que l'horreur domine la guerre civile en Syrie depuis deux ans avec son cortège d'atrocités commises dans les deux camps ? Malheureusement non. Car la « vraie guerre régionale » n'est pas encore déclenchée bien que l'on en perçoive les prémices. L'internationalisation ouverte du conflit risque d'apparaître prochainement au grand jour.
Les soutiens actuels des deux camps
Les deux camps font déjà largement appel à l'étranger pour soutenir leur effort de guerre.
Du côté des insurgés, les volontaires internationaux affluent sur cette « terre de djihad » qui remplace peu à peu l'Afghanistan, la Somalie, voire le Sahel. Le Qatar et l'Arabie saoudite multiplient les initiatives politiques et logistiques pour soutenir la rébellion, chacun avec une optique propre: le premier est derrière les Frères musulmans, le second soutient plutôt les formations salafistes extrémistes. Il est d'ailleurs intéressant de se demander à quoi pourraient bien servir des livraisons d'armes « européennes » – venant très majoritairement de France et de Grande-Bretagne – suite à la levée de l'embargo décrétée fin mai par l'Union européenne, alors que les rebelles ont « magasin ouvert » en Turquie, pays qui s'est rangé résolument du coté de l'insurrection pilotée par les Frères musulmans. Si Ankara limite les approvisionnements, il est aussi légitime de se demander pourquoi ? Pour sa part, Riyad, qui apprécie peu l'axe Doha-Ankara qui s'est créé à l'occasion de la crise syrienne, ne passerait plus pour ses livraisons par la Turquie, mais exclusivement par la Jordanie.
Le régime de Damas bénéficie, lui, de l'appui de Moscou qui poursuit ses livraisons d'armes prévues dans des contrats signés « il y a des années ». Plus encore, Téhéran lui apporte une aide directe via le Hezbollah libanais, mouvement qui lui est totalement inféodé. D'autre part, une campagne de recrutement de volontaires pour aller soutenir le régime syrien a également été lancée en Iran, fin mai 2013. La Chine soutient également Damas. Comme la Russie, elle été échaudée par l'extension de la notion de « protection des populations civiles » votée par le Conseil de sécurité des Nations unies pour la Libye en 2011. En effet, la participation des forces de l'OTAN à la chute de Kadhafi n'était pas inclue dans cet accord. Pour cette raison, Pékin maintient son veto contre toute décision de l'ONU concernant la Syrie pouvant conduire à une action similaire.
L'extension du conflit : le début d'une guerre régionale ?
Tout d'abord, plus personne ne semble nier que le conflit syrien – qui est parti d'une révolte sociale – est rapidement devenu interconfessionnel, opposant les sunnites aux alaouites, proches des chiites. D'ailleurs, au niveau international, il semble bien que l'on ait depuis le début, à faire à une lutte d'influence entre les pays sunnites, emmenés par le Qatar et l'Arabie saoudite, et l'« arc chiite » qui s'étend d'est en ouest, de l'Iran au Liban. Dès le départ, les Américains ont vu l'opportunité qui s'offrait à eux de s'opposer à Téhéran par conflit interposé. En effet, la perte éventuelle de l'allié syrien porterait effectivement un coup très sévère aux ambitions régionales de l'Iran. Comme ce pays ne pouvait être frappé directement en raison des risques d'extension du conflit à une échelle difficilement maîtrisable, Washington a préféré mettre en œuvre une stratégie du contournement. Cela permettait aussi de convaincre l'Etat hébreu, très préoccupé du développement du programme nucléaire militaire de l'Iran, de ne pas faire cavalier seul en déclenchant une frappe aérienne à son initiative.
Mais les choses n'ont pas tourné comme prévu. A la différence des révolutions arabes qui ont mis à bas des dictateurs en l'espace de quelques semaines, le régime du clan Assad a fait preuve d'une capacité de résilience inattendue qui a surpris les responsables politiques turcs, américains et européens. Ces derniers avaient misé sur une relative brièveté des troubles[1]. De plus, alors que les forces rebelles, malgré leurs divisions, semblaient progresser rapidement, un coup d'arrêt significatif leur a été porté à Qoussair, vraisemblablement avec l'aide directe de combattants du Hezbollah[2]. A ce sujet, il est curieux de constater que les ministères des Affaires étrangères français, britannique et allemande viennent de s'apercevoir, comme par hasard, que la « branche armée » du Hezbollah[3] relevait du terrorisme. Mieux vaut tard que jamais, ce mouvement ayant multiplié les attentats dans le monde par le passé, en particulier contre les Occidentaux et les Israéliens. Une amnésie courtoise de la diplomatie sans doute…
Il a donc été décidé de passer à la vitesse supérieure et si les négociations devant mener à la conférence « Genève II » n'aboutissaient pas, le pire est à craindre. C'est une guerre régionale qui risque d'être déclenchée sans que l'on sache où elle s'arrêtera.
Déjà, des attentats terroristes anti-chiites et anti-sunnites ont lieu depuis des années au Pakistan, et plus encore en Irak, surtout depuis que les Américains se sont prudemment désengagés. Mais désormais, ce phénomène pourrait considérablement s'amplifier. En effet, Selim Idriss, le chef du conseil militaire suprême de l'Armée syrienne libre (ASL) a déclaré : « si l'agression du Hezbollah contre le territoire syrien ne s'arrête pas dans les 24 heures[4], nous prendrons toutes les actions pour le pourchasser, même en enfer ». De leur côté, 25 djihadistes égyptiens, dont le frère cadet de Ben Laden, Mohammed, ont fait une déclaration, diffusée le 25 mai par le media djihadiste Al Farouq, appelant les sunnites à lancer des attaques dans les pays dirigés par des chiites en réponse à l'offensive du régime d'Assad à Qoussair. Les pays visés sont le Liban, l'Iran et l'Irak.
Le nord du pays du cèdre est particulièrement en péril. Les forces sunnites pourraient se lancer à l'assaut du Hezbollah, quoique la balance tactique soit loin de pencher en leur faveur. Il est donc plus vraisemblable qu'elles vont tenter de multiplier les attentats terroristes dans les grandes villes, en essayant d'atteindre les intérêts chiites. Etant donné le relatif degré d'impréparation et d'incompétence des milices sunnites, il est malheureusement probable que les victimes civiles soient nombreuses. En Iran, la problématique est plus complexe, en raison de la situation préélectorale, mais des actions de type terroriste peuvent très bien survenir. Là, également, les pertes civiles risquent fort d'être conséquentes. Enfin, en Irak, les massacres vont continuer, les pays occidentaux détournant pudiquement leurs regards pour ne s'intéresser qu'à la Syrie.
Téhéran qui, pragmatiquement, soutenait la branche d'Al-Qaida réfugiée dans le pays depuis l'invasion de l'Afghanistan par les forces américaines fin 2001, pourrait faire volte-face et mettre en résidence surveillée des activistes salafistes-djihadistes présents dans le pays. A jouer au plus fin, les ayatollahs ont provoqué beaucoup de malheurs au sein des populations chiites ! Il faut se rappeler que le terrorisme d'Al-Qaida a engendré très majoritairement des victimes de confession musulmane. Les prises de position jusqu'au-boutiste des activistes sunnites ne laissent rien augurer de bon. Il est évident que les pouvoirs chiites vont saisir le prétexte de la menace officiellement formulée pour « resserrer les boulons » à l'intérieur et pour accroître encore leur aide au régime de Damas. Sur ce deuxième point, il n'est pas impossible que des unités de pasdaran interviennent directement sur le terrain, ou que l'armée de l'air iranienne soit conduite à réaliser des bombardements en renfort de son homologue syrienne.
Cette escalade peut également impliquer les pays voisins, dont le Liban et la Jordanie qui seront les premiers concernés. Il y a bien des mois que les théâtres d'opérations syrien et irakien ne font plus qu'un, mais le pouvoir chiite en place à Bagdad risque d'intensifier encore ses offensives dirigées contre les zones sunnites. Le Kurdistan irakien et le Nord-Est syrien à majorité kurde pourraient également être impliqués directement dans les combats, même s'ils ont réussi, jusqu'à présent, à se tenir relativement en dehors des affrontements. Des débordements sur la Turquie sont alors à craindre, Ankara pouvant engager son « droit de poursuite » pour riposter à des actions terroristes ou militaires ayant lieu le long de sa frontière avec la Syrie. Enfin, que se passera-t-il si des militaires russes stationnés à Tartous étaient pris à partie ? Là non plus, Moscou ne se laissera pas faire et pourrait répliquer énergiquement. On arrive ici à la limite du scénario catastrophe : quid de l'attitude de l'OTAN qui sera vraisemblablement appelé à la rescousse par la Turquie ? Essayer de voir plus loin est illusoire, mais ce qui est certain, c'est qu'un conflit bien plus important que la guerre civile, aussi cruelle soit-elle, risque de dégénérer dans la région. La question à poser aux citoyens européens et américains est la suivante : êtes vous prêts à mourir pour Damas[5] ?
Pour le moment, Israël se frotte les mains
Après une période de forte incertitude, les autorités israéliennes se frottent discrètement les mains, la situation chaotique qui règne dans la zone leur étant favorable pour l'instant.
En effet, les seuls adversaires conventionnels potentiels un tant soit peut crédibles, l'Egypte et surtout la Syrie, sont désormais hors course. Ils ne représentent plus une menace militaire pour le proche ou le moyen terme. La non-réaction des forces syriennes aux bombardements que l'armée de l'air israélienne a mené ces derniers mois sans rencontrer la moindre opposition est symptomatique. Ce n'est pas que Damas ne le voulait pas, mais il ne le pouvait matériellement pas. Ce ne sont pas les missiles S-300 qui représentent réellement un souci puisque, même s'ils étaient livrés, ils ont peu de chances d'être mis en batterie ; en effet, il pourraient être détruits dans les heures qui suivent par l'armée de l'air israélienne. Cette dernière tient à garder « ciel ouvert » chez son voisin, de manière à pouvoir contrer toute livraison d'armes au Hezbollah libanais. Ces batteries antiaériennes russes servent surtout d'argument aux Américains et aux Européens pour justifier leur non-intervention : « vous comprenez, avec ces missiles sol-air modernes, c'est maintenant trop risqué pour y aller », que de réel danger pour l'aviation de Tsahal. C'est bien d'avoir des armes, encore faut-il avoir les personnels qui sachent s'en servir. Une seule incertitude demeure : qui sont réellement les servants ? S'il s'agit de « conseillers » russes, cela risque de compliquer l'équation.
Ensuite, et c'est un grand soulagement pour l'Etat hébreu, la cause palestinienne n'intéresse actuellement plus grand monde, surtout pas les nouveaux pouvoir en place au sein de la Ligue arabe. Il est passé le temps où ce dossier était une « cause sacrée » pour tous. Les Egyptiens ont noyé la plupart des tunnels de contrebande d'armes qui approvisionnaient la bande de Gaza ! L'Autorité palestinienne n'a plus d'autorité que le nom, quand au Hamas, il digère mal son départ forcé de Syrie pour avoir voulu soutenir les insurgés. Il reste bien le Jihad islamique palestinien, mais tant qu'il ne reçoit pas d'ordre de Téhéran – qui, pour le moment, à d'autres préoccupations – il ne bougera pas. Bien sûr, il reste des groupuscules se revendiquant de Ben Laden, notamment dans le Sinaï. Toutefois, leur capacité de nuisance reste pour l'instant limitée.
Le Hezbollah libanais est désormais impliqué dans le bourbier syrien. De nombreux combattants y font le coup de feu, ce qui diminue d'autant la menace directe que fait peser ce mouvement Israël. Le seul risque est qu'il récupère des armements sophistiqués, voire chimiques ou biologiques, dans les stocks syriens en récompense de « services rendus ». C'est effectivement là que réside le principal péril pour l'avenir. Nul doute que le Mossad est à l'affût de toute information portant sur d'éventuels transferts de ce genre.
Enfin, l'ennemi iranien est lui aussi engagé en Syrie pour le meilleur et le pire (les Israéliens souhaitent vraisemblablement pour le pire). Bien sûr, cela ne peut arrêter le programme nucléaire militaire de Téhéran, considéré comme extrêmement dangereux pour la survie de l'Etat hébreu. Mais ce dernier renforce ses capacités de dissuasion[6] : bientôt, pourra disposer en permanence à la mer de deux sous-marins dotés de missiles de croisière armés d'ogives nucléaires. Il s'agit là de l'arme de riposte idéale si les autres systèmes (sol-sol et air-sol) étaient neutralisés par une première frappe.
Le scénario catastrophe décrit dans cette note n'aura peut-être pas lieu. Il faut le souhaiter ardemment car ses développements seraient totalement imprévisibles. Les négociations qui s'annoncent à Genève montrent la voie d'une issue raisonnée : il faut parler avec toutes les parties en présence. Mettre de côté l'Iran dans cette affaire est plus qu'une erreur, c'est une faute, n'en déplaise à certains. De toute façon, une maxime doit être rappelée : « quand on ne peut pas faire la guerre[7], on est obligé de négocier ». Nul doute que les deux camps tentent aujourd'hui d'arriver à Genève en position de force, ce qui explique l'accélération des derniers évènements. Aux diplomates de faire preuve d'un peu de savoir-faire.
- [1] Cette erreur d'appréciation relève soit de l'incompétence des analystes chargés de suivre la situation dans la région, soit de la stupidité des politiques qui n'ont pas eu une once de jugeote pour cette affaire tragique. Il se dit, dans les milieux spécialisés, que les politiques n'ont pas voulu écouter les mises en garde de leurs services de renseignement. Cela n'est pas tout à fait nouveau.
- [2] Le chiffre avancé par le ministère des Affaires étrangères français de 3 000 à 4 000 combattants semble exagéré. En effet, le Hezbollah est composé « que » de 10 000 hommes en armes dont 7 000 réservistes. Il est vrai que l'ALS annonce de son côté 10 000 membres du Hezbollah présents sur le terrain, ce qui signifierait que la totalité des forces combattantes du mouvement chiite libanais a migré en Syrie. Nous sommes là face à une propagande qui tourne au délire !
- [3] Argutie diplomatique pour ne pas trop effaroucher Beyrouth, le Hezbollah étant un « tout » membre du gouvernement libanais
- [4] Délai largement expiré à la date de la diffusion de cette note.
- [5] Des actes terroristes pilotés d'un côté par l'Iran, de l'autre par ce qui reste de la nébuleuse Al-Qaida, peuvent avoir lieu partout dans le monde et notamment frapper l'Occident.
- [6] Cf. Note d'actualité n°262 de novembre 2011
- [7] La France n'a pas les moyens suffisants pour se lancer dans une aventure militaire en Syrie. Ce pays n'est pas la Libye et encore moins le Sahel. Elle pourrait juste avoir une représentation symbolique dans une vraie coalition otanienne, si les Américains mènent cette fois la danse. Il ne semble pas que ce soit dans les intentions actuelles du président Obama.