Syrie : la bataille de Kobané
Alain RODIER
Restée longtemps relativement préservée malgré la guerre civile qui règne en Syrie depuis 2011, la ville kurde de Kobané (Ayn al-Arab) a été attaquée par l'Etat islamique (Daesh) à partir du 2 juillet 2014 (cf. Annexe 1). Des bombardements ont eu lieu sur des villages de la périphérie. Des photos de victimes prises à la morgue de Kobané suggèrent que des munitions au phosphore – ou peut-être même à l'ypérite (gaz moutarde)- auraient été employées, particulièrement dans le lieu dit d'Avdiko. Une trentaine de hameaux est alors tombée aux mains de Daesh, rétrécissant d'autant la zone d'influence kurde.
La grande offensive a débuté le 16 septembre. Comme à l'accoutumée, les colonnes de djihadistes ont remportés de fulgurants succès, s'emparant d'une quarantaine de villages avoisinants sans rencontrer de résistance significative. C'est ainsi que les troupes de Daesh se sont retrouvées aux portes de la ville kurde – la troisième en importance en Syrie – dès le 20 septembre. Ces conquêtes ont poussé presque 200 000 personnes à fuir, dont 150 000 sont passées en Turquie voisine. Il faut dire qu'à leur habitude, les troupes islamiques se sont comportées comme des hordes sauvages massacrant et violant tout ce qui pouvait l'être sur leur passage. Des dizaines de civils kurdes sont d'ailleurs aujourd'hui portés disparus et le pire est à craindre en ce qui les concerne.
Délaissant les querelles internes qui avaient pu apparaître au grand jour ces dernières années entre factions kurdes, Massoud Barzani, le président du gouvernement régional du Kurdistan en Irak du Nord, a apporté son entier soutien à ses « cousins » syriens. Le 20 septembre, il a demandé aux forces de la coalition internationale d'effectuer des frappes aériennes pour stopper l'avancée djihadistes.
Au sol, les Unités de protection populaires (YPG), le bras armé du Parti de l'Union démocratique (PYD), se sont ressaisies mais ont été dépassées en nombre et en matériels. En effet, les colonnes de Daesh, montées sur des pick-up extrêmement mobiles, étaient appuyées par une trentaine de chars T-72, quelques véhicules blindés, des lance-roquettes, des pièces d'artillerie et des mortiers. Ces armements avaient été acheminés depuis l'Irak où ils avaient été récupérés dans les dépôts abandonnés par l'armée de Bagdad lors de l'offensive de Daesh qui a débuté en décembre 2013 par l'attaque de la province d'Al-Anbar. Au moins un char M1 Abrams[1] aurait même été aperçu.
De son côté, Salih Muslim, le président du PYD kurde syrien, lui-même originaire de Kobané, a appelé à l'aide le PKK dont il est proche, mais aussi tous les autres groupes armés présents dans la région. Quelques centaines de combattants ont alors rejoint la ville assiégée, soit en s'infiltrant entre les mailles du filet tendu par l'Etat Islamique, soit en venant de Turquie. Mais, le 21 septembre, Ankara a décidé de fermer la frontière dans le sens Turquie-Syrie (cf. annexe 2). Les passages sont alors devenus beaucoup plus problématiques, même si des groupes d'hommes ont encore pu s'infiltrer en franchissant clandestinement le No man's land existant entre les deux pays. Bien sûr, cette attitude d'Ankara a été condamnée par les Kurdes et par la communauté internationale.
Fin septembre, les effectifs étaient évalués à entre 3 000 et 5 000 combattants du côté kurde et 5 000 pour Daesh. Le grand problème des Kurdes est qu'ils manquent d'armements lourds même si un poste de tir Milan a été filmé. Il a vraisemblablement été récupéré auprès de l'armée syrienne qui en a dans ses dépôts. Heureusement que les tankistes de Daesh ne savent pas manœuvrer en groupe – même pas au niveau du peloton de base -, utilisant leurs chars individuellement en appui d'infanterie. De plus, une des constantes du combat dans les localités est que les villes constituent un véritable « piège à chars ». En effet, leur mobilité est sérieusement entravée et l'allonge de leurs tirs rendue inutile. Ils sont à la merci des armes anti-char d'infanterie et autres IED.
Le 27 septembre, Daesh a commencé à pilonner la ville avec des roquettes sol-sol, des obus de mortier et d'obusiers. Puis, début octobre, les combattants islamiques ont pénétré dans les faubourgs de la localité, la conquérant maison par maison, rue par rue. De nombreux véhicules bourrés d'explosifs conduits par des kamikazes (Vehicule Borne Improvised Explosive Devices/VBIED) ont été lancés contre les postes de défense kurdes, provoquant d'effroyables pertes tout en ayant un effet psychologique très important. Sous la pression, les forces kurdes ont été contraintes d'abandonner du terrain, les islamistes grignotant peu à peu des parties de la ville et tentant même de la couper de la frontière turque à laquelle elle est quasi-accolée. Les combats au corps à corps se sont multipliés, les Kurdes faisant preuve d'héroïsme (cf. annexe 3).
Le 9 octobre, le siège des forces de police kurdes (Assayech) est tombé et l'un de ses plus importants chefs, Sido Jammo, a été tué. Les Kurdes se sont alors repliés sur le « carré de sécurité ». Ce dernier a été pris à son tour. Les frappes aériennes effectuées par des appareils américains – opérant de jour comme de nuit -, saoudiens et jordaniens, ne parvinrent alors pas à endiguer l'avance de l'ennemi. En effet, les premières lignes étant imbriquées, les bombardements en localité étaient très délicats même si la majorité de la population avait été évacuée, la ville ayant été décrétée « zone militaire ».
Toutefois, à partir du 12 octobre, les Kurdes sont parvenus à contre-attaquer, les frappes semblant mieux guidées qu'auparavant. Des rumeurs ont alors couru sur la présence de membres des forces spéciales britanniques qui se chargeaient du guidage au sol.
Depuis la mi-octobre, la ville est globalement partagée à parts égales, Daesh s'étant emparé de l'est de l'agglomération. Les deux camps ont battu le rappel de troupes supplémentaires car, si Kobané ne peut pas être qualifiée de localité stratégique, la ville est devenue un symbole de première importance. Si Daesh ne parvenait pas à la conquérir, cela serait son premier échec militaire significatif ; si la ville tombait, cela serait un camouflet pour la « puissante » coalition internationale.
Les pertes, qui se compteraient par centaines dans les deux camps, sont très difficiles à évaluer. Ce qui est sûr, c'est que plus de 600 blessés kurdes étaient soignés dans les hôpitaux turcs à la mi-octobre[2].
A cette date, la défense de Kobané comporterait 5 000 combattants, dont trois unités de l'Armée syrienne libre (ASL)[3], le tout regroupé sous un état-major conjoint : le Burkan Al-Firat. Les peshmergas irakiens, au nombre de 150, sont entrés avec armes et bagages dans la ville assiégée le 31 octobre. Ils ont transité par la Turquie, discrètement surveillés par les services turcs. Anecdote amusante : une partie d'entre eux qui était arrivés par la voie des airs à Sanliurfa ont « oublié » de payer une note de restaurant (pour 80 convives). Selon le PYD, les peshmergas apportaient une aide en artillerie qui manquait à ses combattants.
Les effectifs des assaillants sont difficiles à évaluer car il y aurait des rotations de personnels. Ils tourneraient autour de 10 000 combattants, répartis dans la profondeur. A la mi-novembre, les Kurdes continuaient à progresser lentement vers le sud mais Daesh conservait l'est de la ville.
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Il est possible de se poser la question : est-ce que Kobané n'est pas devenu un piège stratégique tendu à Daesh ? Le général américain John Allen, responsable de la coalition anti-Daesh, a déclaré lors de son de passage à Ankara : « les djihadistes se sont eux-mêmes empalés sur Kobane[4] ». En effet, tous les analystes savent que les frappes aériennes seules ne peuvent venir à bout du califat d'Abou Bakhr al-Baghdad qui n'a cessé de voler de victoire en victoire depuis fin 2013, attirant par là même de nombreux volontaires étrangers séduits par ses conquêtes et l'existence d'un « Etat » islamique qui semblait fiable. Or, les Occidentaux ont exclu d'intervenir au sol, souhaitant passer par des tiers irakiens, syriens et kurdes. Si ces derniers peuvent tenir leurs positions – souvent avec beaucoup de difficultés -, ils n'ont ni les moyens ni la volonté d'entamer une guerre de reconquête sur des territoires majoritairement sunnites.
Alors faire venir l'adversaire sur le terrain clos que constitue la région de Kobané afin de défaire un maximum de ses forces dans un combat d'usure paraît être une tactique tout à fait jouable, surtout avec la maîtrise de la troisième dimension. Nombre de combattants, de leaders aguerris et des matériels lourds ont pu ainsi être neutralisés. L'enthousiasme des activistes de base se mue peu à peu en doute. Les tribus irakiennes, qui ont soutenu Daesh jusqu'à présent, peuvent décider de reprendre leur liberté. Quant aux populations syriennes, elles sont globalement hostiles aux combattants de l'Etat islamique considérés comme des « étrangers ».
Par contre, la guerre est loin d'être gagnée ; la « bête acculée » va être d'autant plus féroce. Les égorgements largement diffusés sur le net en sont les premières illustrations. Les actions de type terroristes risquent également de se multiplier dans les prochains mois. Elles vont avoir lieu en Irak, en Syrie, au Liban mais aussi en Jordanie, en Egypte, en Israël et dans les pays occidentaux. C'est la réponse logique du faible au fort. Heureusement que Daesh est obligé de s'en remettre à des individus qu'il ne contrôle pas. En effet, l'Etat islamique n'a pas encore eu le temps de développer ses réseaux à l'international. Il s'est doté de tous les ministères nécessaires à faire vivre un Etat à l'exception d'un seul : celui des Affaires étrangères.
Alain Rodier
ANNEXE 1
LES ORIGINES DU CONFLIT ENTRE KURDES ET TROUPES ISLAMIQUES RADICALES
Enclaves kurdes en Syrie
A la mi-2012, les troupes loyalistes de Damas ont évacué sans combattre les zones majoritairement kurdes situées tout le long de la frontière turque. Ce retrait qui s'est effectué dans le calme était destiné à redéployer les forces gouvernementales dans des zones jugées comme vitales pour le régime. Depuis, un calme relatif régnait dans ces régions partagée entre deux mouvements kurdes : le Conseil national kurde (KNC) et le Parti de l'union démocratique (PYD), tous deux rassemblés sous l'autorité théorique du Conseil suprême kurde (SKC), créé sous la bienveillante supervision de Massoud Barzani.
Des combats ont débuté fin 2012 opposant les forces kurdes du PYD à l'Armée syrienne libre (ASL), puis aux brigades salafo-djihadistes d'Al-Nosrah et de l'Etat islamique d'Irak et du Levant (EEIL) dans la région de Ra's al'Ayn au nord-est de la Syrie. Cette localité frontalière avec la Turquie est tombée aux mains des insurgés en octobre 2012 et a été sévèrement pilonnée par les forces loyalistes syriennes . Elle a été regagnée sur les insurgés par les forces kurdes à la mi-juillet 2013, ces dernières s'emparant notamment du poste frontière avec la Turquie.
Le 30 juillet 2013, Isa Huso, un des dix membres dirigeant du SKC est assassiné dans la ville d'Al-Qamishli, frontalière de la Turquie. En réponse, les responsables kurdes syriens décrètent la « mobilisation générale » contre les mouvements salafo-djihadistes qu'ils accusent d'être à l'origine de ce meurtre. En réplique, les activistes islamiques capturent des centaines de civils kurdes de la région d'Alep afin de les utiliser comme otages. C'est à partir de ce moment que débute la guerre ouverte entre les Kurdes syriens et les salafo-djihadistes internationalistes de Daesh.
ANNEXE 2
LES RAISONS DE L'ATTENTISME DE LA TURQUIE A KOBANÉ
La position de la Turquie vis-à-vis du siège de Kobané a appelé les plus vives critiques internationales. En effet, les forces turques, pourtant présentes en nombre à la frontière, sont restées l'arme au pied alors qu'il semblait qu'elles auraient pu facilement écraser les troupes de Daesh. Cela s'explique par trois raisons.
– Le « problème kurde » est prioritaire pour Ankara qui ne souhaite pas l'établissement d'une entité indépendante dans le nord de la Syrie par crainte que le PKK, mouvement reconnu internationalement comme « terroriste[5] » et proche du PYD syrien, ne s'y implante et ne s'en serve de base de départ pour mener des opérations en territoire turc. La guerre déclenchée depuis 1984 contre le PKK a fait plus de 40 000 victimes de part et d'autre. Depuis la fin 2012, des négociations ont lieu sous l'égide des services spéciaux turcs (MIT) et du Parti pour la paix et la démocratie (BDP) par l'intermédiaire d'Abdullah Öcalan, le leader historique du mouvement enfermé sur l'île d'Imrali depuis son arrestation en 1999.
– Le président Erdoğan fait de la chute de Bachar el-Assad sa priorité, n'ayant pas varié de sa position depuis 2011. Cela relève de sa volonté de faire jouer un rôle de premier plan à la Turquie au Proche-Orient, entre l'Iran et les monarchies arabes.
– Un déploiement des forces armées turques en Syrie aurait des conséquences totalement imprévisibles. Le conflit pourrait en effet s'étendre en Turquie qui serait considérée comme un « envahisseur ». En effet, une partie de la population turque est hostile aux Kurdes et une minorité conséquente est même favorable à l'Etat islamique (İŞİD en turc). Ses réactions pourraient être très violentes. D'ailleurs, la majorité des 50 victimes tuées lors des manifestations de septembre et d'octobre en Turquie n'ont pas été le fait des forces de l'ordre mais d'opposants à la cause kurde, voire même de Kurdes sunnites radicaux membres du Hüda Par (Parti de la cause de la liberté, héritier du Hezbollah turc). En face, des jeunes kurdes révolutionnaires ont saisi ce prétexte pour se livrer à des actes d'insurrection (Serhildan en kurde).
Il est toutefois troublant de constater que les défenseurs de Kobané, n'ont pas semblé manquer de munitions après plus d'un mois de combats acharnés. Soit des stocks importants avaient été constitués, soit elles ont continué à passer en contrebande. Les Américains ont officiellement parachuté des armes, des munitions et des médicaments à partir du 19 octobre[6]. Le 20 octobre, Ankara a affirmé aider les Kurdes syriens en autorisant le passage de peshmergas (kurdes irakiens), puis de membres de l'ASL.
ANNEXE 3
LA MORT HEROÏQUE DU CAPITAINE DILAR GENCXEMES, ALIAS ARIN MIRKAN
Dilar Gencxemes, plus connue sous son nom de guerre de « capitaine Arin Mirkan », s'est fait exploser le 5 octobre dans le quartier de Mishtenour situé à l'est de Kobane. Elle était membre du YPJ, les unités des protections populaires féminines qui dépendent du YPG, dont elles constituent quelques 30% des 10 000 combattants.
Isolée et à bout de munitions, elle se serait fait sauter avec une grenade au milieu des assaillants. Elle aurait écrit à une amie peu auparavant : « je n'ai qu'un seul choix : la liberté ou la mort. Si je ne peux avoir la première, alors je veux la seconde car personne ne peut me faire prisonnière ».
Dilar Gencxemes est devenue un symbole pour la cause kurde, son action désespérée étant largement médiatisée et, très vraisemblablement, magnifiée. Toutefois, elle reste un exemple de la détermination des Kurdes face à leurs adversaires.
Ceux de l'Etat islamique les haïssent profondément car, selon ce qu'ils prétendent, être tué par une femme « ferme les portes du paradis » et en tuer une ne les ouvre pas automatiquement. Cela ne les empêche pas de les décapiter, privilège qui était réservé aux hommes jusque là.
La rumeur dit que les femmes font d'excellents snipers, souvent plus précises car généralement plus patientes que leurs homologues masculins. Les Kurdes du PKK et du YPG, qui sont marxistes à l'origine, ont été formé à l'école soviétique. C'est donc tout naturellement qu'ils ont créé des unités féminines à l'image de celles de l'Armée rouge. La rage des islamistes vis-à-vis de ces combattantes féminines est compréhensible. Ils ne tolèrent les femmes que voilées, à la cuisine ou dans leurs couches…
Cela dit, la condition des femmes dans les rangs du PKK suscite de nombreuses interrogations. En dehors du côté propagande, leur statut ne serait guère enviable.
- [1] Char de bataille américain livré aux Irakiens.
- [2] Il convient de limiter les comparaisons. En effet, même si Kobane est souvent rapprochée de l'insurrection de Varsovie, cette dernière avait fait 18 000 morts parmi les combattants et de 160 000 à 250 000 victimes civiles alors que les Allemands avaient eu 17 000 tués dans leurs rangs. Certes, l'Armée rouge était restée aux portes de la ville car la rébellion n'était pas « communiste » et donc, ne convenait pas à Moscou. Quant à Stalingrad, cette bataille et ses suites (la majorité des 110 000 prisonniers allemands étant morts en détention) avait causé plus d'un million de morts de part et d'autre…
- [3] Les unités Liva El Tevhi, Liva El Siwar El Raka et la Brigade Shams El Shemla.
- [4] Le supplice du pal était pratiqué du temps de l'Empire ottoman. On notera la délicatesse des propos du militaire américain en visite en Turquie.
- [5] De nombreuses voix s'élèvent, dont celle de Bernard-Henri Lévy, pour que le PKK soit retiré des listes des mouvements terroristes en raison de la lutte qu'il mène contre Daesh en Syrie et en Irak du Nord.
- [6] 26 palettes ont été parachutées à partir de trois C-130. Deux sont tombées hors des lignes kurdes en raison des vents violents. Une d'elles a été détruite avant que les activistes de Daesh ne puissent la récupérer.