Syrie – Irak : le front Al-Nusra
Alain RODIER

Début avril 2013, plusieurs déclarations contradictoires ont été émises par des sites islamistes liés à Al-Qaida.
Le 3 avril, Ayman Al-Zawahiri, le chef d'Al-Qaida, déclare lors d'un long discours diffusé sur le site djihadiste As Sahab que les djihadistes au Levant doivent former un Etat islamique.
Le 5 avril, Abou Bakr al-Husayni al-Qurashi al-Bagdadi – alias Abou Dua -, le chef de l'Etat islamique d'Irak (EII) – la branche irakienne d'Al-Qaida -, annonce dans un message audio (diffusé le 8 avril) que le Front Al-Nusra ( Jabhat al-Nusra ) agissant en Syrie est une simple ramification de son organisation. « il est maintenant temps d'annoncer au peuple du Levant et au monde entier que le Front Al-Nusra n'est rien d'autre qu'une extension de l'Etat islamique d'Irak et qu'il en fait partie […] Nous avons délégué Abou Muhammad al-Julani et il est un de nos soldats et avec lui, un groupe de nos fils et nous les avons envoyé d'Irak au Levant afin qu'ils effectuent la jonction avec nos cellules du Levant […] Nous leur avons donné des plans et monté pour eux une stratégie et leur avons apporté chaque mois toute l'aide financière que nous pouvions et leur avons fourni des hommes qui ont connu les champs de bataille du djihad, des étrangers et des natifs ». Enfin, il affirme que les deux organisations sont désormais regroupées sous la même appellation : l'« Etat islamique d'Irak et de Grande Syrie » ( Al-dawla al-islamiyya fi al-‘iraq wa-I-sham ).
Le 10 avril, par la voie de son chef Abou Mohammed al-Julani, le Front Al-Nusra annonce qu'il prête allégeance au chef d'Al-Qaida : « Nous, le Front Al-Nusra, prêtons allégeance au cheikh Ayman Al-Zawahiri ». Par contre, il se démarque de l'Etat islamique d'Irak dans les termes suivants : « Nous informons que ni le commandement d'Al-Nusra, ni sa Choura (Conseil consultatif), ni son responsable général n'étaient au courant de cette annonce. Elle leur est parvenue via les medias et si le discours attribué est authentique, nous n'avons pas été consultés […] le Front Al-Nusra restera fidèle à son image, tout en restant fier du drapeau de l'Etat Islamique d'Irak, de ceux qui la portent et ceux qui se sacrifient et versent le sang sous son étendard ».
L'Etat islamique d'Irak
Moussab al Zarqawi a été le premier chef de la branche islamique sunnite d'Irak, créée après l'invasion américaine de 2003. Son groupe portait alors le nom de Tawhid wal Jihad . Déjà en 2001, Saif al-Adel – alors chef opérationnel d'Al-Qaida – avait noué des relations avec Zarqawi, lequel avait monté des camps d'entraînement en Afghanistan pour des combattants internationalistes. Après la chute des taliban, fin 2001, Zarqawi avait transféré Tawid wal Jihad à la frontière nord de l'Iran et de l'Irak. Il avait ensuite rebaptisé son organisation « Al-Qaida en Irak », reconnaissant par là l'autorité – au moins morale – d'Oussama Ben Laden.
Ce sont ses successeurs qui en ont ensuite changé le nom en « Etat Islamique d'Irak », car ils souhaitaient effacer la connotation « Al-Qaida » par souci tactique de représentativité auprès des populations. Après l'invasion américaine de l'Irak, Damas a envoyé de nombreux combattants, syriens et étrangers, combattre au sein de mouvements djihadistes dont l'Etat islamique d'Irak. L'ennemi désigné était alors les Américains. Le paradoxe, c'est qu'une partie de ces volontaires s'est désormais retournée contre Damas.
Aujourd'hui, l'Etat Islamique d'Irak est en guerre contre le pouvoir central de Bagdad qui est à majorité chiite. Il est surtout présent dans l'est du pays, à cheval sur la frontière syrienne. Il considère que l'Irak et la Syrie ne font plus qu'une seule terre de djihad, le but étant d'établir un califat islamique sur l'ensemble de la région.
Le Front al-Nusra
Le Front Al-Nusra ( Jabhat al-Nusra li-Ahl al-Sham min Mujahedi al-Sham fi Sahat al-Jihad), qui se traduit par « le Front des supporters du peuple al-Sham par les moudjahidines d'al-Sham sur le champ de bataille du djihad ») est apparu en janvier 2012, soit moins d'un an après le début de l'insurrection de mars 2011 en Syrie. L'objectif de ce groupe est d'abattre le régime du président Bacharal-Assad. Mais ensuite, il ne cache pas ses intentions d'établir un Etat islamique et de mener le djihad mondial, d'abord au Proche-Orient, puis à l'ensemble de la planète. Il a été déclaré « mouvement terroriste » par les Etats-Unis à la fin 2012.
Le Front Al-Nusra a bénéficié de l'apport de nombreux combattants étrangers. Al-Zawahiri avait d'ailleurs lancé un vibrant appel en février 2012 demandant à « chaque musulman et toute personne libre et honnête en Turquie, Irak, Jordanie et au Liban de se lever et d'aider leurs frères de Syrie de toutes les manières possibles ». Cette déclaration avait suivi de près l'apparition du Front Al-Nusra. Il semble que cela a été une opération coordonnée, car des interceptions de communications ont eu lieu entre Al-Qaida centrale – toujours basée au Pakistan – et les activistes se réclamant d'Al-Nusra en Syrie.
Ses effectifs ne sont pas connus avec précision, d'autant que les combattants proviennent de Libye, d'Arabie saoudite, d'Egypte, de Jordanie, de Tunisie, du Liban, du Koweit, des Emirats arabes unis, de Tchétchénie, du Kosovo, d'Irak, de Palestine, d'Azerbaïdjan, d'Europe occidentale, voire des Etats-Unis et du Canada ! Au printemps 2013, le chiffre de 4 000 est toutefois avancé. A titre de comparaison, la « rébellion » syrienne dans son ensemble totaliserait 40 000 combattants, sans compter les sympathisants.
L'Etat Islamique d'Irak consacrerait la moitié de son budget à soutenir sa « banche syrienne », Al-Nusra. Ses activistes sont parmi les plus « professionnels » des forces d'opposition. Bien que se livrant à de nombreux attentats suicide, ils tentent, autant que possible, de limiter les pertes collatérales parmi la population civile, de manière à « gagner les coeurs et les esprits ». Des groupes d'Al-Nusra combattent ponctuellement aux côtés de l'Armée syrienne libre (ASL), notamment dans la région d'Alep. Leur objectif est d'instaurer un régime islamique dans les zones qu'ils contrôlent, mais de manière progressive. Il semble qu'ils aient retenu les erreurs du passé, à savoir qu'une application brutale de la charia avait monté les populations contre les djihadistes. Cette nouvelle manière d'agir a été conseillée par Ayman Al-Zawahiri [1] en personne.
S'il est le plus connu, le Front Al-Nusra est loin d'être le seul mouvement sunnite radical à mener la guerre sainte contre le régime syrien. Une multitude de groupes, parfois importants comme les Brigades Ahrar al-Sham [2] ou la Division Suqour el-Sham, existent. Mais aucune de ces unités ne se revendique officiellement d'Al-Qaida, du moins pour l'instant. D'ailleurs, on peut se demander pourquoi l'Etat Islamique d'Irak a fait cette déclaration concernant l'allégeance officielle du Front Al-Nusra à Al-Qaida. En effet, sur le plan de la communication, cela constitue un point extrêmement négatif pour la résistance qui ne peut plus minimiser le phénomène radical comme elle le faisait par le passé. D'ailleurs, même son leader al-Julani, ne semble pas avoir apprécié à sa juste mesure cette prétention de mainmise sur son mouvement par l'Etat islamique d'Irak. C'est ce qui explique sans doute qu'il ait prétendu n'avoir été mis au courant que par la presse.
- [1] Contrairement à ce qui affirmé ici et là, l'auteur ne pense pas qu'Al-Qaida soit « morte » avec son chef, Oussama Ben Laden. D'ailleurs, le docteur Al-Zawahiri apparaît beaucoup plus fréquemment sur le devant de la scène que son illustre prédécesseur : messages filmés ou audio, consignes écrites ou transmises oralement sur différentes terres de jihad, etc
- [2] Ce mouvement, fort de 6 000 combattants, surtout actif dans le nord-ouest de la Syrie, a regroupé 11 mouvements salafistes sous la bannière du Front islamique syrien créé en décembre 2012.