Somalie – Libye : Raids des forces spéciales américaines
Alain RODIER
Depuis l'arrivée du président Obama aux affaires, ce dernier a privilégié la guerre clandestine pour frapper Al-Qaida et les « ennemis combattants » des Etats-Unis. En effet, il a toujours montré une grande réticence aux opérations militaires d'envergure, s'étant opposé personnellement à l'intervention américaine en Irak décidée par l'administration du président Bush. Par contre, conscient de la menace que faisait peser Al-Qaida sur les intérêts américains et, peut être encore plus voulant poursuivre les responsables des attentats passés – ceux dirigés contre les ambassades américaines du Kenya et de Tanzanie de 1998 comme évidemment du 11 septembre 2001 -, il n'a cessé d'encourager les Covert Operations (opérations clandestines) qui ont amené l'élimination de nombreux cadres d'Al-Qaida, dont le premier d'entre eux, Oussama Ben Laden.
Ces actions clandestines, dont il convient de souligner le professionnalisme, en particulier en matière de recueil des renseignements nécessaires à leur réalisation (localisation en temps et heure des cibles), ont majoritairement été conduites à l'aide de drones armés de type Predator et Reaper. L'avantage de cette méthode réside dans le fait qu'elle n'engage pas directement de personnels sur le terrain en dehors des opérations de renseignement qui les précèdent. Mais les désavantages sont nombreux. Tout d'abord, les cibles ne peuvent évidemment être récupérées vivantes, ce qui est dommageable pour le recueil de renseignements pouvant être issus des interrogatoires auxquels les prisonniers peuvent être soumis. Ensuite et peut-être surtout, les pertes collatérales sont quasi inévitables. Ces dernières provoquent la fureur des populations locales et poussent un certain nombre de personnes dans les bras de l'islamisme radical. Globalement, ces opérations homo ternissent toujours un peu plus l'image des Etats-Unis dans le monde.
Les actions de type « commando » évitent cet écueil. Par contre, elles présentent des risques indéniables pour les personnels qui y sont engagés sans compter l'exploitation qui peut ensuite être faite par les adversaires : diffusions de photos, mises en scène macabres, etc. En clair, une opération « commando » ne doit pas échouer ou, au minimum, ne pas laisser des morts amis sur le terrain.
L'origine des opérations du 5 octobre
Dans la nuit du 4 au 5 octobre, deux opérations non conventionnelles ont été conduites par les forces spéciales américaines : l'une en Somalie, dans la ville côtière de Baraawe ; l'autre à Tripoli, la capitale libyenne. Il semble que ces deux actions étaient une réponse à l'attaque terroriste qu'ont mené, le 21 septembre dernier, à Nairobi (Kenya), les Shebabs somaliens dans centre commercial Westgate Mall[1]. En effet, les services de renseignement américains seraient parvenus intercepter des conversations téléphoniques entre les preneurs d'otages et Baraawe, qui est un des fiefs des Shebabs en Somalie, mais également avec Tripoli.
Or, Abou Anas al-Libi – de son vrai nom Nazih Abdul Hamed al Ruqai -, un responsable de la première heure d'Al-Qaida, serait arrivé dans ce pays au moment de la révolution libyenne en 2011. Sa tête était mise à prix pour 5 millions de dollars par le FBI pour son implication dans les attentats du 7 août 1998 dirigés contre les représentations diplomatiques américaines de Nairobi, au Kenya, et de Dar es Salam, en Tanzanie[2]. Depuis, il avait rejoint Londres, puis en 2000 la zone Afghanistan/Pakistan, où il occupait un rôle de responsabilité au sein d'Al-Qaida « central ». Suite à l'invasion de l'Afghanistan, il se serait réfugié en Iran.
Il est possible qu'Anas al-Liby qui avait été renvoyé en Libye sur ordre du docteur Al-Zawahiri, ait eu pour mission de fédérer les différentes mouvances d'Al-Qaida présentes dans le pays[3] depuis la chute du colonel Kadhafi. Il aurait aussi été chargé d'effectuer des liaisons avec les Shebabs somaliens, Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI) et Boko Haram, au Nigeria.
Les Américains ont décidé d'agir vigoureusement, en partie pour pallier à leur « déficit d'image » auprès des dirigeants du Proche et du Moyen-Orient depuis leur lâchage des présidents tunisien Ben Ali et égyptien Moubarak, puis par l'assassinat de leur ambassadeur en Libye, en septembre 2012, et leur « recul » en Syrie de l'automne i-2013. La signification de ces opérations est claire : « nous sommes encore présents et poursuivons nos ennemis, où qu'ils se trouvent ! ».
Le déroulement des raids américains
L'opération de Somalie, lancée depuis la mer, a été conduite par le Seal Team 6, l'unité qui a éliminé Oussama Ben Laden. Ces derniers ont débarqué d'embarcations rapides appuyées par au moins un hélicoptère. Il est à noter que ce raid n'avait pu être planifié qu'une dizaine de jours auparavant, ce qui explique son relatif fiasco. L'objectif avoué consistait à s'emparer d'Abdikar Mohamed Abdikdar – alias Ikrima -, un haut responsable kenyan des Shebabs, et à le ramener aux Etats-Unis. En fait, il semble plutôt que les Américains espéraient pouvoir capturer Moktar Ali Zubeyr – alias Abdi Godane -, le chef des Shebabs, qui a officiellement revendiqué l'opération terroriste du Westgate Mall. Le fait de désigner un responsable moins important est destiné à masquer le déception de l'échec de l'opération.
La configuration des lieux fait que la réalisation d'une telle opération était extrêmement difficile, les infrastructures avantageant les défenseurs qui pouvaient faire feu depuis des positions protégées. De plus, la réaction de la garde rapprochée d'Ali Zubeyr a empêché les Seals d'atteindre leur objectif. Toutefois, le commando se serait replié sans « casse », malgré les feux nourris des miliciens islamistes, l'officier commandant l'opération a ordonné le repli avant que ses hommes ne connaissent des pertes qui auraient été dramatiques pour l'image de Washington. De plus, les tirs des Shebabs étaient imprécis en raison de l'obscurité. En revanche, il est possible que les Seals, dont les armes sont équipées d'appareils de vision nocturne, aient infligé des pertes aux Shebab mais sans pouvoir « aller aux résultats ».
Vue du site de Baraawe, facilement défendable
grâce à sa tour et à ses fortifications historiques
En Libye, la Delta Force[4], la seule unité de l'US Army autorisée à agir en civil, appuyé par la Special Activities Division (SAD[5]) ont réussi leur mission : l'enlèvement du responsable d'Al-Qaida Anas al-Libi. Il faut dire que cette opération qui entre dans le domaine de la « guerre secrète » plus que dans celui des « opérations spéciales[6] » aurait fait l'objet d'une préparation longue et minutieuse. La cible avait tout d'abord été « logée », avant d'être mise sous surveillance pour étudier ses habitudes, son environnement et ses activités. Cet « environnement » avait permis de constater qu'al-Libi se rendait en voiture à la première prière du jour dans une mosquée voisine. Profitant de cette opportunité, un guet-apens a été monté dans le but de le prendre vivant. Sa voiture a été bloquée par trois véhicules dont ont jailli les membres du commando. Après avoir brisé la vitre latérale à côté de la quelle était assis al-Libi, il a été désarmé puis emmené de force dans un véhicule qui l'a exfiltré vers une destination inconnue. Ensuite, il aurait été héliporté sur le navire USS San Antonio (LPD 17) qui croisait dans les eaux internationales, au large des côtes libyennes. Les autorités de Tripoli ont protesté contre cet enlèvement – que les Américains qualifient d'« arrestation »- et ont demandé qu'al-Libi leur soit rendu.
L'enlèvement du Premier ministre libye, Ali Zeidan, le 10 octobre au matin à, l'hôtel Corinthia de Tripoli, n'est pas étranger à cette affaire. Ce sont trois anciens activistes d'une milice chargée d'épauler le ministère de l'Intérieur pour maintenir l'ordre à Tripoli qui ont kidnappé Zeidan pendant quelques heures, avant de le libérer.
Washington a montré, une fois de plus, ses capacités à agir de manière non conventionnelle, et surtout, l'excellence et l'utilité de son système de renseignement. Ce n'est peut-être pas un hasard au moment où tant de voix s'élèvent contre le Big Brother américain. Par contre, le fait de garder – et d'interroger – les « ennemis combattants » à bord de navires de guerre américains mouillant dans les eaux internationales est une nouveauté par rapport aux prisons secrètes de la CIA et à celle de Guantanamo. Cela permet de donner un semblant de légalité à ces « arrestations » et de pouvoir ainsi remettre, au final, les suspects à la justice, leurs droits individuels ayant été « respectés ». En effet, ils sont « sur territoire américain » et un officier du FBI habilité à effectuer une arrestation est certainement présent[7]. Il est aussi possible qu'un avocat commis d'office soit présent à bord, de manière à ce que les faits soient ensuite recevables, juridiquement parlant.
Quant à la Libye, elle continue à s'enfoncer dans le chaos. Elle est à classer dans les « zones grises » où tous les activistes peuvent vaquer librement à leurs occupations. La Cyrénaïque à l'est et le Fezzan au sud sont de fait autonomes de la Tripolitaine, elle-même éclatée entre différents clans et tribus.
- [1] En liaison avec la branche kenyane des Shebabs appelée Al Hijra ou Muslim Youth Center (MYC).
- [2] En fait, il aurait effectué une mission de reconnaissance au Kenya dès 1993. Mais c'est lui qui, sur ordre de Ben Laden, aurait monté l'opération ayant eu lieu au Kenya (parallèlement à celle qui s'est déroulé en Tanzanie). Son épouse présente en Libye prétend qu'il profitait d'une retraite paisible.
- [3] Menés par Sufyane ben Qumu, Hafiz al-Aghuri, Wisam Ben Hamid, Abou Jandal al Libi, Ahmad Abou al-Rashid, etc
- [4] Le nom exact de cette célèbre unité spéciale de l'US Army est 1st Special Forces Operational Detachment « Delta ».
- [5] Le « service action » de la CIA.
- [6] L'enlèvement d'une personne sur un territoire étranger sans l'accord des autorités locales relève de la « guerre secrète ». En Somalie, il semble que le gouvernement fédéral de transition ait donné son accord à la réalisation de l'opération, elle relevait donc des « opérations spéciales ».
- [7] Dans le cas d'al-Libi, il semble même qu'il y en ait eu un lors de l'interpellation à Tripoli. Il lui a peut-être « lu ses droits » comme lors de toute arrestation classique.