Russie/Portugal: un agent du SVR arrêté à Rome
Alain RODIER
Frederico Carvalhão Gil et l'emblème du SVR
Le samedi 21 mai, Frederico Carvalhão Gil, un membre des services de renseignement intérieurs portugais (Serviço de Informações de Segurança/SIS[1]), âgé de 57 ans, a été appréhendé dans un bar du quartier du Trastevere à Rome, alors qu'il échangeait une enveloppe de documents classifiés contre de l'argent liquide avec un officier traitant (OT) du SVR (Sluzhba Vneshney Razvedki), le service de renseignement extérieur russe, l'ancienne première direction du KGB. Les deux hommes étaient arrivés à Rome la veille, le premier par l'aéroport de Ciampino, le second par celui de Fiumicino. Il avaient immédiatement été suivis par des membres de la Division d'investigation générale et des opérations spéciales (Divisione Investigazioni Generali e Operazioni Speciali/DIGOS) assistés de collègues portugais. Cette arrestation est le fruit d'une enquête ayant débuté en 2014 au Portugal.
Une enquête de deux ans
A l'époque, Lisbonne avait commencé à penser qu'il y avait une taupe au sein de ses services de renseignement intérieurs. Une enquête débuta alors en coopération avec des partenaires étrangers, dont la CIA. Une liste de suspects put ainsi être établie sur laquelle figurait en bonne place Carvalhão Gil, alors chef de division. Par mesure conservatoire, il avait d'ailleurs été affecté à un poste dans lequel il avait moins accès à des informations classifiées.
Carvalhão Gil avait attiré l'attention parce que l'enquête avait mis en avant plusieurs failles dans son comportement. Son compte Facebook, étonnamment développé, révélait son attrait personnel pour les pays d'Europe de l'Est en général et pour la Russie en particulier. Plusieurs liaisons amoureuses qu'il eut avec des ressortissantes de ces pays furent découvertes[2]. Enfin, Carvalhão Gil avait connu un divorce houleux qui semblait l'avoir déstabilisé psychologiquement et lui avait causé d'importants soucis financiers. Un financement extérieur était donc le bienvenu.
Une surveillance rapprochée fut décidée à l'automne 2015, avec écoutes téléphoniques, lecture de ses emails et suivi de ses déplacements. Après coup, les autorités portugaises ont fait état d'une « coopération exemplaire » entre la justice, la police, le SIS et des services alliés.
Cette enquête a permis de constater que Carvalhão Gil se rendait souvent dans des capitales européennes. Comme l'intéressé était un professionnel du renseignement, les enquêteurs se doutèrent qu'il devait profiter de ces escapades pour avoir des contacts clandestins avec ses OT. Cela était plus discret que d'organiser des rencontres au Portugal même, où de nombreux services secrets se croisent régulièrement depuis la Seconde Guerre mondiale.
C'est à l'occasion de son voyage à Rome qu'il fut décidé de mettre un terme à ses activités d'« agent de renseignement[3] ». La justice italienne fut saisie par son homologue portugaise pour que la police, accompagnée de membres du SIS, puisse procéder à une arrestation en flagrant délit lors d'un rendez-vous qui devait se tenir dans un café romain donnant sur le Tage. A leur grande surprise, l'OT russe était un « clandestin », c'est-à-dire qu'il ne bénéficiait pas d'une couverture diplomatique qui aurait obligé l'Italie à l'expulser séance tenante vers son pays d'origine. Ne bénéficiant pas de cette protection, il a été arrêté et incarcéré – comme sa source portugaise – pour activités criminelles d'espionnage, de corruption et de violation de secrets d'Etat. Simultanément, une perquisition au domicile de Carvalhão Gil a permis la saisie de documents classifiés et d'une importante somme d'argent dont le montant n'a pas été précisé.
Quels sont les dégâts occasionnés ?
Il est légitime de s'interroger sur l'intérêt que représentait ce fonctionnaire portugais aux yeux du SVR qui rémunérait 10 000 euros ses productions. Le Portugal appartient à l'OTAN[4] depuis sa création en 1949 et à ce titre détient des informations classifiées concernant l'Alliance.
Plus encore, pour un service de renseignement, recruter un agent au sein d'un homologue étranger est toujours considéré comme un bon point, même si ce service n'est pas très important. Ce ne sont d'ailleurs pas forcément les plus gros qui savent le plus de choses intéressantes…
Il va enfin falloir essayer de savoir à quelle date a été recruté Carvalhão Gil et les dégâts qu'il a pu occasionner. En effet, après des études en philosophie, cet homme était entré dans les services dans les années 1980 où il avait travaillé au contre-espionnage et au contre-terrorisme, occupant même des fonctions opérationnelles. Il était considéré comme un intellectuel supérieurement intelligent parlant couramment le français, l'anglais et le russe. Passionné de l'étude des religions, il était grand amateur des icônes russes. Il a du être environné, approché puis recruté bien avant 2014 (une photo sur son compte Facebook le montre à Kiev en 2007), les soupçons reposant sur sa personne remontant à une dizaine d'années. L'enquête devrait le déterminer relativement facilement. Ses motivations semblent entrer parfaitement dans le cadre du « MICE » (Monnaie, Idéologie, Compromission, Ego) bien connu des hommes de l'art.
Par contre, ce cas présente plusieurs fautes professionnelles étonnantes. Ni Carvalhão Gil, ni ses traitants ne semblent avoir été alertés par sa mise au placard. Peut-être que l'affaire lui a été bien présentée. Les mesures de sécurité qui auraient dues être respectées pour l'entrevue clandestine de Rome ont été, à l'évidence défaillantes puisque la surveillance policière n'a pas été détectée. Le Portugais avait pourtant effectué un parcours de sécurité pour tenter de déjouer une filature éventuelle.
Enfin, le fait d'utiliser un OT ne bénéficiant pas d'une couverture diplomatique paraît être un risque inconsidéré. En retour, il ne serait pas étonnant qu'un ou plusieurs « espions » occidentaux soient arrêtés en Russie dans les semaines à venir. Cela permettra à Moscou de se livrer à un échange digne de la Guerre froide. Si les Russes y voient leur intérêt[5] , Carvalhão Gil, qui devrait être extradé de l'Italie vers le Portugal pour y être jugé pourrait bénéficier de la même mesure. Ce ne sera pas la première fois qu'un agent de haut niveau va couler une retraite heureuse à Moscou.
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Si les médias mettent souvent en avant les actions du FSB, le Service fédéral de sécurité de la Fédération de Russie (Federalnaïa Sloujba Bezopasnosti Rossiyskoï Federatsii) c'est oublier un peu vite le SVR chargé de la collecte du renseignement d'origine humaine à l'étranger. Mais il est vrai que le FSB a également sous sa responsabilité les interceptions des communications via la FAPSI, l'Agence fédérale des communications gouvernementales et de l'information (Federal'naya Agenstvo Pravitel'stvennoy Svayazi i Informatsii) et le recueil de renseignement dans les anciennes républiques de l'URSS, ainsi que les opérations anti-terroristes et de contre-espionnage partout dans le monde.
Le renseignement militaire est du ressort du GRU, la direction générale des renseignements de l'état-major des forces armées de la Fédération de Russie (Glavnoyé Razvédyvatel'noyé Oupravléniyé)
Toutes ces agences n'ont jamais cessé de fonctionner après une brève période de réorganisation au début des années 1990. Le président Poutine, ancien OT de la première direction du KGB, a redonné une impulsion importante au renseignement dès son arrivée au pouvoir en 2000. Pour lui, il est indispensable d'être bien informé pour parer aux menaces de plus en plus nombreuses qui pèsent sur la Russie (il place celle représentée par l'OTAN en tête de liste), mais aussi pour participer au développement économique du pays. Si, jusqu'à maintenant, ce sont des sources fournissant des renseignements de type militaire ou sécuritaire qui ont été découvertes, il serait vivement intéressant de s'intéresser aux activités du SVR dans le domaine économique et scientifique. Le problème provient du fait que les services de sécurité occidentaux concentrent la quasi totalité de leurs efforts au contre-terrorisme et leurs effectifs ne sont pas extensibles pour se consacrer au contre-espionnage.
- [1] Service des renseignements de sécurité.
- [2] Durant la Guerre froide, le sexe avait été un levier très employé par le KGB et ses services affiliés. Les professionnelles qui se livraient à ses activités étaient surnommées des « Natacha ». Il y avait le pendant masculin, les « Roméo », très développé par le maître espion est-allemand Markus Wolf de la Stasi, le ministère de la Sécurité d'État (Ministerium für Staatssicherheit/MfS). Selon les déclarations d'un ancien du KGB, ces « Natacha » et « Roméo » n'étaient pas des professionnels du sexe mais des fonctionnaires dûment appointés. Il semble que le SVR perpétue la tradition !
- [3] Un « agent de renseignement » est un informateur rémunéré pour ses services. Un « honorable correspondant » (HC) le fait bénévolement.
- [4] Le dernier cas répertorié d'espionnage contre l'OTAN remonte à 2008 avec l'arrestation d'Herman Simm, un officiel estonien (cf. Note d'actualité n°153, "Estonie – Russie. Le SVR est aussi actif que l'ex-KGB", www.cf2r.org, janvier 2009).
- [5] Dans son cas, ce n'est pas pour récompenser les services rendus. Mais il peut servir d'« exemple » pour d'autres agents qui seront ainsi persuadés que Moscou ne les laissera pas tomber en cas de coup dur.