Russie : meurtre d’un ancien agent du KGB
Alain RODIER
Le 2 novembre 2009, Shabtai Kalmanovich est assassiné à Moscou par un inconnu. Ce dernier a tiré une vingtaine de cartouches à l'arme automatique sur la Mercedes dans laquelle se trouvait l'homme d'affaire et ancien espion russe. Son chauffeur, qui a tenté de prendre en chasse les assaillants, et un autre occupant de la voiture ont également été blessés. Les premiers éléments de l'enquête laissent penser que le tir est venu d'un véhicule qui a doublé la Mercedes.
Homme d'affaire richissime, Kalmanovitch était proche du monde du spectacle et du sport. Il avait notamment organisé la venue de Michael Jackson, José Carreras, Tom Jones et Lisa Minelli à Moscou, où ils avaient donné des concerts à guichets fermés. Il était aussi devenu le propriétaire de l'équipe féminine de basket-ball du Spartak Moscou.
Surtout, Kakmanovich s'était lié d'amitié avec le vor y zakone (« bandit dans la loi) Vyacheslav Kirillovich Ivankov, une des figures du crime organisé russe [1]. Depuis son retour au pays en 2004, ce dernier était l'homme chargé du maintien de la « tradition mafieuse russe » au sein du clan dirigé par Aslan Oussaoïan. Or Ivankov est également décédé le 12 octobre 2009, à la suite des blessures subies quleques mois plus tôt, le 28 juillet, lors du tir d'un sniper, à la sortie d'un restaurant à Moscou. Ces deux assassinats portent la marque de tueurs professionnels. Il ne fait aucun doute qu'il s'agit d'actions de type mafieux.
Un passé d'agent double
Shabtai Kalmanovich est né en 1947 en Lituanie. De confession juive, il émigre avec sa famille en Israël en 1971. Après avoir obtenu la citoyenneté israélienne, il rejoint le Parti travailliste et est nommé au bureau de presse du gouvernement de Tel Aviv.
Jugé intéressant par le KGB en raison de sa position au sein du monde politique israélien, il aurait été recruté comme agent par le service de renseignement russe en 1976. Il a ensuite travaillé à la Knesset, le parlement israélien. Il y a noué des relations étroites avec des leaders politiques, dont madame Golda Meir et Ehud Olmert. Effectuant un virage à droite, il s'est ensuite rapproché du Likoud. Il a notamment été l'attaché parlementaire de Samuel Flatto-Sharon.
A l'époque, il aurait également été recruté comme agent du Mossad pour lequel il aurait effectué plusieurs missions, notamment en Afrique du Sud où il avait investi dans la construction immobilière.
En 1981, il crée la société LIAT spécialisée dans le commerce et la construction, qui est très active au Sierra Leone. La rumeur laisse entendre que la fortune qu'il a accumulée à l'époque doit beaucoup plus au trafic de diamants auquel il se serait livré. En effet, il aurait alors été le représentant à Freetown de Marat Balagula, un Ukrainien chef de l' Organizatsiya , la plus puissante organisation criminelle transnationale (OCT) slave présente à New York. Ce criminel protégé, contre rémunération, par les cinq familles de la Cosa Nostra new-yorkaise tombera en 1989 en Allemagne. Extradé vers les Etats-Unis, il sortira de prison en 2004. Il semble également que Kalmanovitch ait agit au Sierra Leone pour le compte du Mossad qui souhaitait y contrebalancer l'influence qu'avaient les Libanais et les Palestiniens sur le pouvoir en place. En 1985, il aurait réussi à devenir très proche du général président Joseph Saidu Momoh, dont il aurait assuré la sécurité. En échange, il aurait obtenu la gestion de la plus importante compagnie de bus de la capitale.
Tout cela n'a pas empêché Kalmanovitch de continuer à collaborer étroitement avec le KGB durant toute cette période et cette opération a été un grand succès pour le service soviétique. Moscou a ainsi été informé de l'intérieur de la vie politique d'Israël. Les renseignements obtenus concernaient aussi le suivi des migrants juifs provenant d'URSS [2], les opérations de l'Etat hébreu en Afrique – notamment en Afrique du Sud et au Sierra Leone – et la récupération des renseignements classifiés transmis au Mossad par les services américains dans le cadre des échanges entre les deux agences, ainsi que ceux dérobés par Jonathan Pollard. Ses contacts au sein du crime organisé ont également dû beaucoup intéresser ses officiers traitants du KGB.
Cependant, en 1987, son double jeu est enfin mis à jour et Kalmanovitch est arrêté lors d'un séjour en Israël. De nombreuses charges sont retenues contre lui. En particulier, selon les services américains, il aurait transmis à Moscou des renseignements que le Mossad avait obtenus aux Etats-Unis de la taupe Jonathan Pollard [3]. Furieux de s'être laissés berner par Kalmanovitch, les Israéliens le condamnent à neuf années d'emprisonnement pour espionnage, avant de l'expulser vers la Russie en 1993. Cette remise de peine serait due à des tractations entre services de renseignement, ce qui est monnaie courante dans ce type d'affaire. Kalmanovitch reprend ses activités dans le business, plus particulièrement dans le bâtiment, où il fait fortune.
Les jeux olympiques d'hiver de Sochi, vraie raison de cet assassinat ?
Depuis l'effondrement de l'URSS, les organisations criminelles transnationales russes tiennent le haut du pavé dans l'économie russe. Les différents clans sont organisés soit sur des bases ethniques, soit par « spécialités » (pétrole, armes, drogue, métaux précieux, immobilier, etc.). De plus, ces clans ont recruté nombre d'anciens des services de renseignement, de police et de l'armée qui ne trouvaient plus leur intérêt financier à rester fonctionnaires…
Il n'est donc pas étonnant que l'ancien agent du KGB se soit tourné vers la criminalité organisée. Kalmanovitch spécialisé dans le bâtiment et le monde du spectacle et des sports, hauts lieux de la présence mafieuse russe, y a trouvé naturellement sa place.
Son exécution par une équipe de professionnels fait vraisemblablement partie d'un recadrage sur la place de Moscou. En effet, la jeune garde de la criminalité organisée est en train de bousculer les caciques du système dont Kalmanovitch et Ivankov faisaient partie. En fait, la personne visée – mais physiquement inatteignable car très protégée par une escouade de gardes du corps – est peut-être Aslan Oussaoïan, alias « Grand-père Khassan ».
Toutefois, une autre piste est suivie par les forces de police : celle d'un clan des Géorgiens dirigé par le vor v zakone Tariel Oniani, un ancien actionnaire de la société pétrolière Lukoil [4]. Arrêté en juin 2009, car suspecté d'avoir commandité l'enlèvement d'un homme d'affaires géorgien, il est actuellement détenu à la prison de Matrosskaya Tishina en attente de jugement. Or, à l'occasion de son incarcération, « Grand-père Khassan » et Ivankov ont signé une lettre conjointe qui circule dans le milieu criminel moscovite et qui demande à ce qu'Oniani soit déchu de son titre de vor v zakone pour « mauvaise conduite » et qu'il soit puni. En clair, ils ont « mis » un contrat sur sa tête.
Comme toujours, il s'agit d'une affaire de gros sous. En fait, les deux groupes s'opposent sur les juteux profits qui vont être générés dans le domaine du bâtiment par les jeux olympiques d'hiver de Sochi en 2014. Rien que pour l'industrie du bâtiment, les constructions prévues devraient générer quelques 80 milliards de dollars, sans compter toutes les activités annexes : hôtellerie, restauration, tourisme, transports, loisirs (jeux, prostitution, etc.) qui peuvent rapporter gros [5]. Rien de tel pour provoquer une bonne guerre des gangs qui ne devrait pas s'arrêter de si tôt.
Déjà, un collaborateur de « Grand-père Khassan » , Alek Minalyan, impliqué dans du blanchiment d'argent sale via des entreprises du bâtiment actives à Sochi, a été abattu à Moscou cette année. Selon la police russe, les assassins étaient des hommes d'Oniani. Visiblement, le clan moscovite de « Grand-père Khassan » n'a pas apprécié d'où le lancement du contrat. Les prisons ne sont pas des lieux sûrs en Russie. Les meurtres d'Ivankov – le « gardien du temple »- et de Kalmanaovitch – « le mécène des sportifs, des artistes » et surtout « l'entrepreneur en travaux publics » – ont peut-être été la réponse du berger à la bergère…
- [1] Arrivé aux Etats-Unis en 1992, Ivankov a été arrêté par le FBI en juin 1995 et condamné dix ans de prison pour extorsion de fonds. Il a été libéré en 2004 et extradé vers la Russie le 13 juillet de la même année.
- [2] Kalmanovitch avait en partie la charge ce dossier.
- [3] Citoyen américain arrêté en 1985 qui purge une peine d'emprisonnement à vie pour espionnage au profit d'Israël.
- [4] Selon la police espagnole qui a enquêté sur ses activités dans la péninsule ibérique.
- [5] Le comité olympique a le don de choisir des villes qu'apprécie généralement le crime organisé. Pékin a bien profité au Triades chinoises qui auraient empoché de juteux bénéfices. Cela devrait être également le cas à Sochi. Quant à Rio de Janeiro en 2016, les OCT brésiliennes ont déjà déclenché des guerres internes pour savoir qui contrôlerait quoi.