Russie : les mafias en pleine réorganisation
Alain RODIER
Les organisations criminelles transnationales (OCT) d’origine russe sont actuellement en pleine réorganisation. Le phénomène est d’importance car, selon Moscou, les quelques 5 600 gangs qui la composent contrôlent un quart de l’économie de la fédération de Russie. Presque toutes les entreprises nationales et étrangères sont soumises à des rackets, présentés comme des « assurances » proposées par des « représentants » en costumes trois pièces. Le problème, c’est que les 100 000 « soldats[1] » qui composent ces organisations que l’on peut désormais qualifier de « mafias » – les gangs locaux s’étant fortement inspirés de Cosa Nostra (Sicile) pour établir des « traditions[2] » qui n’existaient pas ou peu avant l’implosion de l’URSS – se livrent aujourd’hui des luttes internes pour désigner de nouveaux chefs ou contrôler des territoires et des marchés.
De plus, depuis la chute du mur, les OCT des ex-pays de l’Est ont littéralement « envahi » l’Europe occidentale, créant un immense « marché commun du crime organisé ». À noter que les bandits slaves ont une grande prédilection pour les rivieras méditerranéennes, en particulier espagnole[3]. Curieusement, Alexandre Litvinenko assassiné au polonium 210 en 2006, et Sergueï Skripal, objet d’une tentative de meurtre au Novitchok en 2018, avaient tous deux coopéré avec les autorités espagnoles dans leur lutte contre le crime russe…
Pour que le monde criminel fonctionne correctement, il faut qu’un « numéro un » des truands de tradition – les Vor v Zakone(“bandits dans la loi“) – soit désigné pour siéger à la tête de ce qui peut être comparé à la Coupole sicilienne. Cet organisme ne dirige pas le crime organisé mais fait fonction de « juge de paix » et tente de régler les conflits avant qu’ils ne dégénèrent en guerres internes sanglantes, désastreuses pour les affaires. Détail intéressant, ce « numéro un » gère une caisse commune destinée à aider les Vor v Zakoneincarcérés. Il est à souligner que ces Vor v Zakoneintronisés ne sont qu’un petit millier et que, contrairement à la légende, tous les gangs de l’ex-URSS ne dépendent pas d’eux. De plus, il est inutile de chercher en leur sein d’anciens militaires ou membres des services secrets puisque une de leurs règles impose à ses membres de ne jamais avoir travaillé pour l’État. Cela ne veut pas dire que les clans n’entretiennent pas des relations troubles avec les autorités, histoire de pouvoir mener leurs affaires tranquillement. Par contre, on trouve chez eux beaucoup d’anciens sportifs reconvertis dans le business.
L’intronisation d’un nouveau “juge de paix“
En août 2018, Oleg Shishkanov (Oleg Ramensky), âgé de 53 ans, a été désigné par ses pairs pour devenir le « numéro un », en remplacement de Zakhary Kalashov (Shakro Molodoy) devançant un de ses plus proches fidèles, Parpaliya Kaha (Kakha Galsky) qui a toutefois gardé une grande influence. Kalashov ne pouvait plus assurer sa charge car il a été condamné au début 2018 à neuf ans et dix mois de prison pour extorsion de fonds.
Shihkanov a été adoubé comme Vor v Zakone en 1992. Il a déjà purgé une peine de dix ans d’emprisonnement pour viol et homicide. Le passage par la prison est une étape obligatoire pour se faire reconnaître comme un vrai mafieux par la communauté criminelle. C’est une sorte de rite initiatique. Dès que sa candidature a été connue, Shihkanov a été victime d’une tentative d’assassinat, ce qui montre qu’il y a tout de même de la concurrence. Les auteurs et commanditaires n’ont pas été identifiés !
Le sommet mafieux qui a officialisé sa nomination s’est tenu dans un établissement proche du stade de Loujniki à Moscou, propriété de Mikhail Voevodin (Misha Luzhnetsky). Il a rassemblé de nombreuses figures de la pègre dont Kakhaber Parpaliya (Kakha) – son concurrent malheureux, ce qui tend à prouver qu’il a accepté sa défaite -, Vasily Khristoforov (Vasya Voskres)- l’ex-trésorier de l’ancien « numéro un » -, Aslan Rachidovitch Usoyan (Ded Khassan) assassiné en janvier 2013[4], Dmitry Chanturiya (Miron), Aleksey Petrov (Petrik), Sergey Aksenov (Aksen), Badri Koguashvili (Badri Kutaissky[5]), Elgudzha Turkadze (Gudzha Kutaissky) et Merab Gogiya (Meliya).
D’autres truands avaient fait part de leur prétention d’accéder au “trône“.En particulierSerguei Eduardovitch Asatrian (Edik Osetrina) ; mais il est possible qu’il ait accepté la nomination deShishkanovd’autant qu’il s’est rapproché de son vieil ennemi Dmitry Chanturiya. En effet, pour consolider cette alliance contre-nature, ilpourrait avoir besoin de faire appel à la médiation de Shishkanov.
Vers une guerre interne ?
Shishkanov est surtout concurrencé par le responsable des Vor v Zakoneazéris, Nadir Salifov (Lotu Guli), soutenu dans sa démarche par son homologue géorgien Gregory Giorgadze (Giya), un fidèle de Tariel Oniani. Fin 2017, Guli est sorti de la prison de Bakou après y avoir été pensionnaire durant 23 ans. Il a été expulsé vers la Géorgie avant de rejoindre la Turquie où il est théoriquement placé sous surveillance policière et parfois même détenu pour des interrogatoires qui n’aboutissent jamais…
Depuis Istanbul où il vit retranché – car il a été lui-même la cible d’au moins une tentative d’assassinat qui a été déjouée par la police turque en novembre 2017 -, il étend progressivement son réseau criminel à travers toute l’Europe, en particulier dans les Pays Baltes. Il est soupçonné être le commanditaire de nombreux meurtres dont celui qui a visé, le 30 mars 2018 à Colomier près de Toulouse, le soi-disant journaliste Rahim Namazov. Ce dernier a survécu à l’attaque mais son épouse Aïda est décédée lors de la fusillade. Le mois suivant, Guli aurait aussi fait assassiner David Alkhanashvili, un mafieux tchétchène qui lui faisait de l’ombre à Istanbul.
Enfin, Guli étend son influence en territoire russe où il a dépêché son frère Namiq Salifov (Namiq Bakinsky), mais aussi en Ukraine et en Abkhazie. Dans cette dernière région, il a envoyé l’un de ses pistoleros, Rashad Ismailov (Rashad Ganjinsky) qui a déclenché une guerre des gangs contre le Vory v Zakonelocal, Raul Bartsba (Pyza).
Guli ne limite pas ses activités à l’ancien bloc de l’Est puisqu’il est naturellement très actif en Turquie même où il s’est allié à Gocha Alpaidz (Alfason) du clan de Gayoz Zviadadze (Giya Kutaissky), lui-même assassiné à Antalya en avril 2018 où il s’était mis au vert suite à ses ambitions jugées « démesurées » en Russie.
Apparition d’un Vor v Zakone israélien
C’est dans le cadre de cette guerre interne que Mikhail Khananashvili (Nika Izrailsky), le Vor v Zakonele plus puissant d’Israël[6] a été appréhendé début octobre au Belarus alors qu’il rejoignait l’Etat hébreu. Il revenait de Moscou où il aurait rencontré ses amis Parpaliya Kaha (Kakha Galsky), Ramaz Dzneladze (Ramaz Kutaissky) et Badri Koguashvili (Badri Kutaissky).Installé depuis des années en Israël, il serait un des hauts responsables du crime organisé local auprès duquel il représenterait le clan géorgien de Koutaïssi. Toutefois, ses relations avec Tariel Oniani, le boss du clan, seraient tendues.
Khananashvili a assisté au cinquantième anniversaire deSerguei Eduardovitch Asatrian (Edik Osetrina)au restaurant Mariani[7] bien que ses relations avec ce dernier soient houleuses car les deux hommes nourrissent les mêmes ambitions de contrôle des régions sud de la Russie.
Ce sont peut-être ces frictions internes avec des fidèles du clan Oniani qui pourraient expliquer son arrestation au Belarus. Dans le milieu des truands, « donner » un gêneur aux autorités pour le neutraliser momentanément est un savoir-faire de base. Toutefois, le faire en Russie même aurait constitué une humiliation infligée au nouveau « juge de paix ». Par contre, le Belarus est considéré comme un territoire neutre. Il conviendra de voir quelles sont les charges retenues contre le prévenu et si elles sont suffisantes pour donner lieu à des suites judiciaires significatives.
*
De nombreux spécialistes tentent d’alerter les responsables politiques sur l’expansion inexorable du crime organisé sur la planète, lequle joue un rôle géopolitique de plus en plus important. En effet, si l’époque n’est plus aux guerres de grande envergure, les conflits de basse intensité dans lesquels s’affrontent de groupes armés plus ou moins indépendants se multiplient. Beaucoup d’entre eux s’allient au crime organisé, parfois pour obtenir les capitaux nécessaires à la poursuite de la lutte, mais souvent pour enrichir les chefs de guerre. Par ailleurs, il n’est désormais plus rare voir des mouvements criminels habiller leurs actions d’un vernis politique ou/et religieux. Les OCT des ex-pays de l’Est jouent un rôle prépondérant dans ces opérations underground, en particulier dans le domaine financier.
[1] Cela veut dire 100 000 hommes de mains et leur hiérarchie. Par contre, le nombre de personnes placées sous leur coupe, directement ou indirectement, se compte en millions.
[2] Le cinéma met régulièrement en avant des traditions mafieuses. La question qui se pose est : dépeint-il la réalité ou sont-ce les mafieux qui singent les films de gangsters dont ils ont toujours été friands ?
[3] Le gang Tambouskaya-Malyshevskaya basé à St Pertersbourg était accusé d’avoir investi des milliards de dollars à la provenance douteuse sur le Costa del Sol et aux îles Baléares. Il a échappé à une condamnation en octobre 2018 faute de preuves suffisantes. Vladimir Reznik, un parlementaire de Russie Unie impliqué dans l’affaire, été relaxé
[4] Vraisemblablement sur instructions de l’ambitieux Tariel Oniani aujourd’hui emprisonné mais toujours influent.
[5] Libéré en mai après sept années de prison, bien que très respecté, il ne pouvait prétendre à la position de « numéro un » car il est assigné à résidence en Russie pour les deux années à venir.
[6] Le crime organisé originaire des ex-pays de l’Est est très présent en Israël depuis que cet Etat a ouvert ses frontières à tous les réfugiés juifs. Les OCT russes se sont engouffrées dans la brèche en développant de faux certificats de judaïcité, bien sûr monnayés très cher.
[7] Ce restaurant appartient à Kakhaber Parpaliya et à l’homme d’affaires “en odeur de mafia“ Gela Tsertsvadze, proche de Tariel Oniani.