Russie/Estonie : « notre homme à Tallin »
Alain RODIER
Uno Puusepp
Digne des meilleurs romans d'espionnage, la télévision privée russe NTV a dévoilé un pan de la guerre que mènent les services de renseignement russes en Europe. Intitulé « Notre homme à Tallinn », ce document retrace la carrière d'Uno Puusepp, agent de renseignement du Service fédéral de sécurité (FSB) de 1996 à 2011.
Une longue carrière dans le renseignement
Fils d'un ancien officier de l'Armée rouge, il raconte son passé d'espion à la solde du service de renseignement intérieur russe, le FSB[1]. Dans les années 1970, il intègre le SSR-KGB estonien alors que les pays Baltes sont encore membre de l'URSS. Il est spécialisé dans le domaine des écoutes et des interceptions électromagnétiques.
A l'époque, l'hôtel Viru de Tallinn, qui est un des établissements les plus huppé d'URSS où de nombreux hommes d'affaires occidentaux ont l'habitude de descendre, est particulièrement surveillé. Cet immeuble de vingt-trois étages, le premier gratte-ciel de Tallinn, a soixante chambres entièrement sonorisées par les services secrets soviétiques. Il est possible que Puusepp y ait travaillé.
En août 1991, alors que les pays Baltes accèdent à l'indépendance, le SSR-KGB disparaît littéralement en une nuit en emportant avec lui les archives les plus sensibles avant que les nouvelles autorités n'aient pu s'en emparer. Or, ces dernières ne peuvent se passer de services secrets, mais cela ne s'improvise pas. Si ne nombreux jeunes diplômés sont recrutés, il faut aussi que quelques anciens apportent leurs savoir-faire, particulièrement dans le domaine technique. Uno Puusepp est l'un de ceux-là. Il rejoint le Kaitsepolitseiamet (KaPo)[2] pour poursuivre ce qu'il sait faire : les écoutes. Les enquêtes de sécurité, qui n'ont pas manqué à l'époque, n'ont pu rien trouver puisqu'en réalité, les services russes ont décidé de mettre Puusepp en sommeil. Rien n'apparaît alors sur les écrans radar. Et pourtant, alors qu'il travaillait pour le SSR-KGB, il avait eu l'occasion de rencontrer un officier-traitant (OT) clandestin du KGB, Nikolaï Ermakov. Comme couverture, ce dernier exerçait la profession de boulanger. En fait, c'était le chef de poste clandestin du KGB à Tallinn[3].
Ce n'est qu'en 1996 que le contact est de nouveau établi à la demande de Puusepp, selon ses déclarations. Ermakov est toujours installé en Estonie mais effectue de nombreux séjours en Russie. La motivation de Puusepp serait purement idéologique. Il ne supporte pas la nouvelle administration estonienne en raison de la tournure totalement pro-occidentale qu'elle a adopté. En effet, l'Estonie a intégré l'OTAN et l'Union européenne en 2004. Il faut reconnaître que les pays Baltes ont un très mauvais souvenir de l'ère de l'URSS. Par exemple, presque tous les employés du Poliitilinepilitsei (Polpol), l'ancêtre du KaPo avant l'annexion de l'Estonie, ont été déportés en juin 1940. 90% d'entre eux auraient été liquidés car jugés comme irrécupérables !
Puusepp communique avec son OT via des boîtes aux lettres mortes (BAL). Il est parfaitement lucide, sachant qu'il peut être découvert à tout moment. Les autorités estoniennes, alertées par les Américains, se rendent bien compte de la présence d'une taupe au sein de leurs services. D'ailleurs, Vladimir Weïtman, un des collègues de Puusepp, est arrêté pour espionnage et condamné à 15 ans de prison. Pour ce dernier, Weïtman n'a jamais rien transmis aux Russes mais cette allégation est à prendre avec précaution. Soit il tente de le disculper pour le faire libérer, soit il n'est pas au courant de la collaboration de ce dernier avec le FSB, le cloisonnement étant une des règles principale en matière d'espionnage. Puusepp démissionne de son poste en 2011 et rejoint la Russie. Plus personne n'entend parler de lui jusqu'à cette émission de télévision de décembre 2014. Il est désormais accusé de trahison en Estonie mais devrait recevoir une haute distinction en Russie pour « services rendus ».
Quel intérêt représentait Puusepp pour le renseignement russe ?
Bien qu'il ait soutenu n'avoir pas nui aux intérêts de son pays, il semble qu'Uno Puusepp ait livré des renseignements de première importance aux Russes. De l'aveu de son officier-traitant, « dans les années au cours desquelles Uno a travaillé pour nous, les activités de renseignement estoniennes contre la Russie ont été réduites de 80% ». La moisson a été encore plus importante après que l'Estonie ait rejoint l'OTAN. Pendant près de 15 ans, pratiquement tout ce qui atterrissait sur le bureau du directeur du Service de sécurité intérieur estonien arrivait en même temps sur les bureaux du FSB !
Ce qui est inquiétant, c'est que, non seulement il avait accès à des informations classifiées provenant de son propre service, mais également de ses homologues américains, canadiens, britanniques, allemands, suédois, finlandais et des autres pays Baltes.
Concrètement, Puusepp a fait échouer une opération de la NSA qui visait à se brancher sur une fibre optique qui était reliée à la représentation diplomatique russe en Estonie. Des messages cryptés Moscou-Tallinn transitaient par cette fibre. Avertis, les Russes ont laissé les Américains installer un matériel très coûteux dans la ville d'Aegviidu puis, ils n'ont plus utilisé ce moyen de transmission.
Puusepp aurait aussi permis de savoir quels diplomates russes étaient placés sous surveillance et, pire encore, l'identité de certains agents russes travaillant pour les Occidentaux. Ce fut le cas de Valeri Oïamaiè, un ancien officier du FSB qui a offert ses services au KaPo et a travaillé pendant un an pour les Britanniques avant d'être arrêté et condamné à sept ans de prison en 2001. Puusepp a aussi permis l'arrestation en 2003 du lieutenant-colonel Igor Vyalkov qui appartenait au corps des garde-frontières travaillant pour le KaPo (condamné à 10 ans de prison). Il a avoué avoir participé à la mise sur écoutes de centaines de citoyens estoniens, particulièrement russophones, sur ordre des Américains…
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Le fait d'avoir volontairement dévoilé l'existence de la taupe au sein des services intérieurs estoniens n'est certainement pas un hasard. Cette manière totalement inhabituelle a obligatoirement un but pour les Russes. Il semble que l'objectif consiste à déconsidérer les services des pays Baltes en démontrant qu'il n'est pas « sûr » de collaborer avec eux. Les grands services occidentaux vont maintenant hésiter avant de leur adresser des informations confidentielles dans le cadre des échanges entre services (nommés Totem).
Une autre question se pose : la diffusion de cette émission est-elle liée à l'enlèvement par les Russes de l'officier du KaPo Eston Kohver survenu alors qu'il était en mission à la frontière entre les deux pays le 5 septembre dernier ? Il se voit accusé d'espionnage et des tractations auraient lieu pour obtenir sa libération (en échange de quoi ?).
Cela démontre une fois de plus que les services russes sont très bien renseignés sur ce qui se passe, se décide ou se négocie en Europe occidentale. Ils bénéficient d'un réseau d'agents significatif, géré soit depuis les « résidences », soit par des structures clandestines. Leur nombre aurait considérablement augmenté dans les années 2000 et plus encore depuis le déclenchement de la crise ukrainienne. Parfois, certains viennent à être découverts, comme le couple Andreas et Heidrun Anschlag arrêté le 16 octobre 2011 en Allemagne[4]. Pour sa part, l'Estonie a déjà connu un autre scandale d'espionnage de grande ampleur avec l'arrestation de Hermann Simm, conseiller du ministre de la Défense le 19 septembre 2008. Il avait espionné pour Moscou durant douze années[5]. Mais ce n'est que la partie émergée de l'iceberg. En outre, les services russes utiliseraient de plus en plus de « fondations » et d'« ONG » pour se livrer à des opérations d'influence[6]. S'il est bien un domaine où la Guerre froide a repris, c'est dans le domaine de l'espionnage. D'ailleurs, s'est-elle jamais arrêtée ?
- [1] Le Service fédéral de sécurité (FSB) a en charge « l'intérieur russe » au sens large du terme, car il s'occupe aussi des pays de l'ex-URSS. Il peut même dépasser ces limites quand il s'agit de contre-espionnage ou du suivi de citoyens russes expatriés. Le renseignement extérieur « classique » est du ressort du SVR. Le renseignement militaire relève du GRU.
- [2] Les renseignements extérieurs sont assurés par le Teabeamet. Ce service a été formé avec l'aide du SIS britannique.
- [3] Les Soviétiques puis les Russes ont toujours entretenu deux structures parallèles. L'officielle basée dans la représentation diplomatique (la « résidence ») et la clandestine qui, par mesure de confidentialité, n'a pas de relations avec les OT en poste à l'ambassade.
- [4] Cf. Note d'Actualité n°374, « Russie-Allemagne. Espionnage à l'ancienne », décembre 2014.
- [5] Cf. Note d'Actualité n°153, « Estonie-Russie. Le SVR est aussi actif que l'ex-KGB », janvier 2009. En complément de cette NA, son traitant surnommé Jesus Suarez s'appelait en fait Sergei Yakovlev, alias Antonio Graf, un soi-disant homme d'affaires portugais d'origine brésilienne.
- [6] Copiant en cela ce que font les services américains depuis des années.