Que veut Poutine ?
Alain RODIER
En 2022, nombre d’analystes se sont trompés sur la suite des avertissements de Vladimir Poutine. La majorité (dont l’auteur) n’ont pas cru qu’il allait envahir l’Ukraine parce que – d’un point de vue occidental – ce n’était pas « logique » politiquement, économiquement et militairement.
L’erreur a été de raisonner à l’« occidentale », logique dans laquelle les dirigeants pensent que l’économie est prioritaire car le « bien-être » de leurs administrés (et donc leurs votes futurs) en dépend. En démocratie, les politiques ne pensent qu’à une chose : leur élection car leur mandat est leur gagne-pain quotidien, sauf pour quelques rares brillantes exceptions qui confirment la règle. Résultat, faisant fi du désastre économique qui était prédit, Poutine a donné l’ordre à ses troupes d’envahir l’Ukraine.
Cela dit, ce fut un échec militaire car l’« opération spéciale » qui devait durer quelques jours avec la prise de Kiev et la chute du président Volodymyr Zelensky n’a pas atteint ses objectifs. Les stratèges moscovites s’étaient inspirés de la chute de Kaboul en 1979 qui s’était passée sans problèmes majeurs (ces derniers ne sont arrivés que bien plus tard), sur le fait que la Crimée était tombée en 2014 sans coup férir et sur l’intervention de l’armée russe fin de septembre 2015 en Syrie, qui avait été couronnée de succès malgré les faibles moyens engagés.
Ils en avaient déduit qu’ils n’allaient faire qu’une bouchée de l’Ukraine et de son régime « corrompu ». L’affaire avait donc été présentée comme « sans risque majeur » au président Poutine. Mais ces stratèges n’avaient pas anticipé le rejet de la population ukrainienne non russophile (80%) et sa capacité de résilience exceptionnelle. À tout cela sont venues s’ajouter l’incompétence des états-majors russes, la corruption d’une partie du corps militaire, la déficience des matériels, etc.
A quoi joue la Russie ?
Le 21 novembre 2024, la Russie a tiré un missile balistique armé d’une tête multiple depuis la région russe d’Astrakhan contre la ville de Dnipro, située à 700 kilomètres de là. L’usine de fabrication de satellites Pivdenmach a été atteinte, mais ce n’était que symbolique puisque toutes les têtes militaires semblent avoir été inertes. Ce n’était qu’une démonstration de force à but politique : pousser les alliés de Kiev à modérer ses ardeurs dans le domaine des frappes dans la profondeur du territoire russe.
Le lendemain de l’opération, Vladimir Poutine a déclaré à la télévision qu’il s’agissait d’un nouveau missile balistique hypersonique de moyenne portée (3 000 à 5 500 kilomètres) connu sous le nom d’Oreshnik (noisette), basé sur le modèle russe de missile balistique intercontinental RS-26 Roubej, lui-même dérivé du RS-24 Iars. Washington avait été averti à l’avance du tir pour que les systèmes de détection de lancement de missiles occidentaux ne viennent pas à confondre cette mise en œuvre d’une arme à charge conventionnelle avec une première frappe nucléaire. Cela dit, une réponse à une attaque nucléaire n’est pas nécessairement immédiate. Les sous-marins lanceurs d’engins peuvent intervenir des jours – voire des semaines – après.
Poutine a aussi averti que d’autres tirs pourraient suivre mais que les populations civiles seraient prévenues à l’avance. Beaucoup plus important, il a maximalisé cette démonstration de force en déclarant qu’à partir de maintenant, « le conflit régional d’Ukraine précédemment provoqué par l’Occident a acquis des caractéristiques mondiales ».
Il semble considérer que la période actuelle est un moment « intermédiaire ». Il en profite pour accroitre la tension en assouplissant les conditions d’emploi des armes nucléaires russes : la doctrine révisée du Kremlin permet désormais d’utiliser des armes atomiques contre des pays non nucléaires soutenus par des puissances qui le sont ; en clair, contre l’Ukraine soutenue par les États-Unis, la Grande-Bretagne et la France (dont le ministre des Affaire étrangère a déclaré à la BBC que Paris n’interdisait pas l’utilisation des missiles de croisière Scalp contre le territoire russe…).
C’est là qu’il serait utile de ne pas renouveler l’erreur de 2022 qui avait consisté à ne pas prendre au sérieux les menaces du président russe. Il est étrange de constater que de nombreux responsables politiques et associatifs s’inquiètent du risque que court l’humanité dans les années à venir en raison du dérèglement climatique, mais ne considèrent pas la menace de nucléarisation de la planète digne de la moindre attention…
Que peut-il se passer ?
Une des hypothèses de politique fiction est qu’excédé par des tirs multiples sur le territoire russe depuis l’Ukraine, le Kremlin ne décide d’atomiser une zone de départ ou de stockage de missiles dans ce pays. L’option de tirs contre les États-Unis ou la France semble être exclue car l’engrenage menant à une riposte nucléaire serait quasi automatique.
Après l’effet de sidération que cette frappe nucléaire en Ukraine provoquerait, que se passerait-il ensuite en dehors d’un déferlement de protestations mondiales « énergiques », y compris venant de Chine ? Il est probable que les Américains – qui ne veulent surtout pas être touchés sur leur propre sol – ne répliqueraient pas militairement. Ils augmenteraient encore les sanctions (qui sont déjà presqu’au maximum) mais surtout, ils tenteraient d’exiger les pays tiers de faire de même, en particulier la Chine et l’Inde, les menaçant à leur tour de sanctions.
Comme c’est Washington qui détient les clefs des armes nucléaires de l’OTAN et de la Grande-Bretagne, rien ne viendrait non plus de ces acteurs[1]. À noter que c’était déjà la grande question qui se posait durant la Guerre froide : les Américains accepteraient-ils de se battre pour l’Europe et surtout, d’être impactés à domicile – une première dans leur Histoire ? C’est en partie la raison qui avait poussé le général de Gaulle à développer la force de frappe indépendante et à sortir de l’organisation intégrée de l’OTAN, pour garder sa totale liberté de choix.
Il resterait donc la décision de Paris. Mais quel président oserait risquer l’apocalypse pour défendre l’Ukraine alors que les « intérêts vitaux » de la France ne seraient pas directement menacés ? Il est évident que l’alerte maximale serait mise en œuvre : trois SNLE seraient rendus opérationnels contre un seul habituellement et la composante aérienne serait placée sur le pied de guerre.
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Poutine sait très bien que pour l’Ukraine, tout se décide à Washington. Les Américains qui ont été désignés nommément dans le discours du président russe comme « ayant provoqué le conflit en Ukraine » – il fait vraisemblablement référence aux velléités de Kiev de rejoindre l’OTAN nourrissant le syndrome historique de la Russie de l’« encerclement » – sont ses véritables adversaires.
Pour le moment, les Américains, qui continuent à diriger les affaires du monde avec plus ou moins de bonheur, via leurs services secrets mais surtout avec leur énorme puissance d’influence (universités, centres d’études semi-privés, cinéma, presse, blogs…), comptent les coups en spectateurs. Eux seuls ont le début de solution, mais l’évaluent au regard de leurs intérêts.
Une évolution pourrait intervenir à partir du 20 janvier 2025, après l’intronisation de Donald Trump. Mais ce qui est clair avec lui, c’est que l’incertitude prévaut. Personne ne sait ce qu’il va faire et il risque de surprendre. En effet, il faut se rappeler sa devise : America first.
[1] Pour mémoire, l’Ukraine ne fait pas partie de l’OTAN et l’Article 5 ne s’applique pas.