Que se passe-t-il au Yémen ?
Alain RODIER
Ayman Al-Zawahiri (à gauche) et Nasir AL Wuhayshi (à droite)
Au début du mois d'août, un vent de panique s'est emparé de Washington qui a décidé de fermer 24 représentations diplomatiques de par le monde et de rapatrier une partie de ses ressortissants du Yémen. Une mise en garde a également été lancée par le département d'Etat à l'égard des citoyens américains voyageant ou vivant à l'étranger, en particulier au Proche-Orient et en Afrique du Nord, en leur demandant de redoubler de vigilance. Pour un pays qui affirmait depuis des mois que l'organisation Al-Qaida avait été vaincue, cette posture défensive – qui flirte avec la paranoïa – vis-à-vis de la nébuleuse salafo-jihadiste initiée par Oussama Ben Laden, est pour le moins surprenante. Soit les annonces de « victoire contre le terrorisme » n'étaient que pure propagande, soit l'organisation terroriste s'est relevée de ses cendres en un temps record. Il est vrai que le président Obama a sensiblement rectifié le tir, le 14 août, en affirmant qu'« Al-Qaida central, basé au Pakistan et en Afghanistan » était « presque vaincu » mais qu'il n'en était pas de même des autres structures initiées ou inspirées par la nébuleuse.
Le 6 août, les autorités yéménites annonçaient de manière fort à propos avoir déjoué un complot extrêmement important : des douzaines d'activistes d'Al-Qaida, dont certains portant des uniformes yéménites, devaient attaquer, au cours de la dernière nuit du Ramadan (le 4 août), le terminal pétrolier Al-Dabbah et les installations gazières de Balhaf[1]. Ils souhaitaient également s'en prendre à la capitale de la province, la ville côtière d'Al Moukalla. Le but d'Al-Qaida dans la péninsule arabique (AQAP) était de copier, en plus grand, l'attaque de janvier de cette année du complexe gazier d'In Amenas en Algérie. Les salafo-jihadistes voulaient s'emparer des installations et, surtout, prendre un maximum d'otages dont des techniciens étrangers travaillant sur place. Al-Zawahiri avait bien promis de faire libérer les prisonniers de Guantanamo par n'importe quels moyens et cette opération s'inscrivait dans ce contexte.
L'alerte terroriste américaine
Au début du mois d'août, selon des fuites savamment orchestrées, Washington a fait savoir que cette alerte, « la plus importante survenue depuis les attentats du 11 septembre 2001 », faisait suite à des interceptions de communications entre le docteur Ayman al-Zawahiri, le chef d'Al-Qaida qui se trouverait en zone AFPAK, et Nasir al-Wuhayshi, l'émir d'AQPA basé au Yémen. D'autres sources affirment qu'il s'agissait d'une véritable « conférence téléphonique » réunissant les deux hommes cités ci-avant mais aussi des responsables de Boko Haram au Nigeria, d'Al-Qaida en Irak, des Taliban pakistanais, du Mouvement islamique d'Ouzbékistan (MIO), d'Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI) et de la branche d'Al-Qaida au Sinaï[2]. Lors de cette communication exceptionnelle – dont la forme n'a pas été dévoilée au grand public -, Al-Zawahiri aurait ordonné à ses correspondants de passer à l'action contre les intérêts américains et européens à partir du dimanche 4 août. L'un d'entre eux lui aurait répondu que son souhait le plus cher était de finir en martyr.
Il est vrai que ne nombreux indices d'alerte émergeaient depuis un certain temps. Ainsi, le cheikh Ahmed Godane – alias cheikh Abou Zubey -, l'émir des Shebab somaliens, avait adressé un message demandant aux moudjahidines de passer à l'action hors des frontières de Somalie. Cet appel est très inquiétant quand on sait que les interventions de Godane sur la scène médiatique, généralement rares, sont fréquemment suivies d'effets concrets. Al-Zawahiri s'était, en ce qui le concerne, fendu de deux message en l'espace d'une semaine condamnant les Américains, les Egyptiens, les Frères musulmans, les Occidentaux, etc. Cette prolixité est étonnante pour un fugitif qui, théoriquement, ne passe pas deux nuits de suite dans la même « grotte », selon les services de renseignement américains.
Même cette légende a la vie dure. En effet, la photo d'Al-Zawahiri – certes déjà ancienne mais qui date d'après 2001, lors de son début de cavale – le présente devant une somptueuse bibliothèque. A n'en pas douter, il doit bénéficier des « grottes » particulièrement confortables.
Dans la foulée, des drones armés américains sont intervenus énergiquement au Yémen[3] et auraient neutralisés[4], le 7 août, six suspects qui circulaient à bord de deux véhicules dans la province de Shabwa. Le 9, les Israéliens toujours bien renseignés, faisaient de même dans le Sinaï, près de Rafah, « décimant » au moins quatre militants d'Ansar Jerusalem (Ansar Bayt al Maqdis), un groupuscule se revendiquant d'Al-Qaida. Le 10 août, les Américains renouvelaient une opération du même genre mais dans la province de Lahj au Sud-Yémen, sur un véhicule transportant des armes et circulant de nuit.
Guerre contre le terrorisme ? Opérations de désinformation destinées à redorer le blason de la NSA après les différents scandales qui viennent de l'éclabousser ? Menace imminente et crédible de la part de salafo-jihadistes ? Toutes les options sont plausibles. Pour tenter d'y voir un peu plus clair, il est utile de se pencher sur la personnalité d'Al-Wuhayshi, le principal interlocuteur d'Al-Zawahiri dans cette affaire.
Nasir al-Wuhayshi, le numéro 2 d'Al-Qaida
Nasir al-Wuhayshi est un Yéménite âgé d'une quarantaine d'années, originaire de la province d'Abyane. Il est jugé comme très pieux, connaissant parfaitement le Coran qu'il cite en permanence et use fréquemment un humour grinçant. Charismatique, il serait doué d'un grand sens de l'organisation.
Il a été le secrétaire particulier de Ben Laden pendant six ans. Il aurait participé aux combats de Tora Bora fin 2001. Il se serait ensuite réfugié en Iran, où il aurait été placé en résidence surveillée comme de nombreux autres activistes d'Al-Qaida et certains membres de la famille de Ben Laden. Toutefois, pour sa part, il a été extradé vers le Yémen en 2003, où il a été immédiatement incarcéré. A l'époque, Téhéran avait accepté de participer à la « guerre contre le terrorisme » lancée par Washington suite aux attentats du 11 septembre 2001. Les Etats-Unis ne répondant pas à ce geste de bonne volonté, l'Iran en était ensuite resté là. En 2006, al-Wuhayshi s'est échappé de la prison centrale de Sanaa en compagnie de 22 autres détenus. Il s'est alors lancé dans la lutte armée contre le pouvoir du président Saleh, au sein d'Al-Qaida. Il a participé à la création d'AQAP en 2009, mouvement qui a regroupé les cellules d'Al-Qaida présentes en Arabie saoudite et au Yémen. La répression massive subie en Arabie saoudite a poussé les activistes à rejoindre leurs frères présents au Yémen où le pouvoir central était très affaibli. Al-Wuhayshi a même été officiellement intronisé par Al-Zawahiri pour prendre la tête de l'ensemble des militants dans la région. Cela démontre à merveille le rôle opérationnel direct d'Al-Zawahiri alors que Ben Laden est alors encore en vie, ce dernier ayant plus une influence intellectuelle sur le mouvement qu'ne responsabilité concrète fondée sur la réalité du terrain.
Au cours de l'été 2013, Al-Zawahiri nomme Al-Wuhayshi « Ma'sul al-Amm » (directeur général) d'Al-Qaida ; en réalité, il en fait son numéro deux[5]. Cela signifie qu'en cas de disparition d'Al-Zawahiri, ce serait lui qui assurerait l'intérim jusqu'à la désignation d'un nouveau leader par la shurah (conseil consultatif) qui préside aux destinées d'Al-Qaida.
Aujourd'hui, Al-Wuhayshi est géographiquement idéalement placé pour coordonner des actions offensives au Moyen-Orient et en Afrique. Il peut également programmer des actions terroristes à travers le monde car il dirige de nombreux activistes yéménites et étrangers, de camps d'entraînement, d'armes et d'explosifs en quantité.
Si nombre des proches d'Al-Wuhayshi – dont beaucoup d'anciens pensionnaires de Guantanamo – ont été transformés en « chaleur et lumière » par les drones américains, il bénéficie aujourd'hui de l'aide d'un artificier de premier plan en la personne du Saoudien Ibrahim Hassan al-Asiri. Le 27 août 2009, cet ancien étudiant en chimie particulièrement doué n'a pas hésité à piéger son jeune frère Abdullah pour tenter de tuer le chef saoudien de la Sécurité intérieure, le prince Mohammed Bin Nayef Bin Abdul Aziz Al Saud. Contrairement à ce qui a été relaté à l'époque, il n'a pas utilisé de « suppositoire piégé » mais des explosifs cousus dans ses sous-vêtements. D'ailleurs, il renouvelle l'expérience le 25 décembre 2009 : Umar Farouk, un Nigérian tente de mettre en oeuvre les explosifs qu'il porte dans ses sous-vêtements sur le vol Northwest Airlines 253 Amsterdam-Détroit. Heureusement, le système de mise à feu de l'engin est défectueux. Il ne fait que brûler l'apprenti kamikaze qui est maîtrisé par les passagers. Ne se décourageant pas devant ces échecs[6], al-Asiri serait derrière l'envoi en octobre 2010 de deux colis contenant des imprimantes bourrées de tétranitrate de pentéarythol (PETN) – explosif souvent retrouvé dans les actions d'Al-Qaida – destinés à des synagogues de Chicago. Le complot a pu être déjoué grâce aux informations fournies par les services de renseignement saoudiens.
Depuis, al-Asiri aurait réussi à fabriquer des engins indétectables par les moyens de surveillance actuels, peut-être même implantés chirurgicalement sur des volontaires. Toutefois, cette technique présente de nombreux handicaps. La bombe ainsi greffée ne peut comporter de projectiles vulnérants de type shrapnels car leur nature métallique les ferait irrémédiablement détecter par le plus banal des détecteurs de métaux. De plus, le corps humain étant composé majoritairement d'eau, cette dernière limite automatiquement la puissance de la déflagration. Le risque reste celui de l'embarquement potentiel d'une bombe humaine à bord d'un avion de ligne qui pourrait subir une avarie très importante, surtout si la carlingue était percée à haute altitude. Pour le moment, al-Asiri ne paraît pas avoir atteint le niveau technique de son grand ancien, l'artificier historique d'Al-Qaida, Midhat Mersi Al-Sayed – alias Abou Khabab -, tué en 2008 au Waziristan. Par contre, il pourrait prochainement connaître la même fin tragique car les Américains en ont fait une cible prioritaire, juste après al-Wuhayshi.
C'est sous la direction de ce dernier qu'est rédigée la revue en langue anglaise Inspire, qui a deux missions : se livrer à une propagande intensive pour tenter de recruter des activistes en Occident ; et leur donner une instruction de base dans le domaine du terrorisme. Cette revue s'est félicitée d'avoir été utilisée pour l'attentat du marathon Boston, le 15 avril 2013 et pour le meurtre à l'arme blanche du soldat britannique Lee Rigby, le 22 mai de la même année. Publiée pour la première fois en 2011, elle en est à son onzième numéro (la dernière publication date de mai 2013). Ses deux fondateurs d'origine américaine, Anwar Al-Awlaki et Samir Khan, ont été tués en 2011 par des frappes de drones américains. Depuis, cette publication aurait beaucoup perdu en qualité, autant dans la forme et que sur le fond, ce qui tendrait à prouver que la relève éditoriale n'est pas encore assurée.
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L'organisation Al-Qaida, même considérablement affaiblie[7] est donc bien encore en vie. L'interception des communications – peut-être voulue[8] – entre al-Zawahiri et ses hommes, a provoqué la fermeture de représentations diplomatiques américaines, britanniques, françaises, etc. Cela peut être considéré comme une véritable « victoire » par les salafo-jihadistes qui ont ainsi démontré leur capacité à engendrer la terreur sans même la déclencher – le but central des actes de terrorisme – et à décrédibiliser la toute puissance américaine, particulièrement auprès des pays du Proche et Moyen-Orient. Déjà que Washington est très mal vu au sein des populations et des dirigeants locaux qui gardent en mémoire les lâchages rapides par les Etats-Unis des président Moubarak et Ben Ali, cet épisode ne va pas améliorer leur image de marque dans la zone.
- [1] Les installations gazières de Balhaf, qui ont ouvert en 2009, sont gérées conjointement par Total et la compagnie locale Yémen LNG.
- [2] Ce qui aurait provoqué la fermeture des représentations diplomatiques américaines en Israël.
- [3] La sixième frappe en l'espace de deux semaines.
- [4] Expression pudique pour relater la mort de l'adversaire. Selon des témoins, dans ce dernier cas, les six suspects auraient brûlé vifs.
- [5] Rôle qui a été tenu de 2001 à 2005 par Abou Faraj al Liby (capturé au Pakistan en mai 2005), puis par Mustafa Abou al Yazid – alias Cheikh Saeed – jusqu'à sa mort par une frappe américaine en août 2011 ; puis enfin par Abou Yahia al Liby, tué en juin 2012.
- [6] Un avion cargo américain d'UPS, qui devait rejoindre Cologne, s'est écrasé peu après son décollage de Dubaï, le 3 septembre 2010. L'enquête a conclu à une raison accidentelle, mais quelques observateurs ont vu l'ombre d'al-Asiri derrière cette catastrophe.
- [7] Cf. Note d'actualité n°319 d'août 2013, rédigée avant l'alerte américaine.
- [8] Il y a bien longtemps que les responsables d'Al-Qaida se méfient comme de la peste des moyens de communication. S'ils l'ont fait, il est légitime de penser qu'ils savaient qu'ils allaient être interceptés.