Pakistan rôle réel de l’inter services intelligence (ISI)
Alain RODIER

Le lieutenant général Ahmed Shujaa Pasha, précédemment directeur des opérations militaires de l'état-major général, a été nommé le 29 septembre 2008 à la tête de l'Inter Services Intelligence (ISI), le principal service de renseignement militaire pakistanais [1]. Il remplace le général Nadeem Taj qui était à la tête des services depuis moins d'un an.
Trois raisons seraient à la base de ce remplacement rapide :
– le général Taj était un proche de l'ex-président Pervez Musharraf. Le pouvoir en place ne pouvait le laisser à son poste alors que Musharraf a été poussé à la démission en août 2008 ;
– Le général Shujaa Pasha est un fidèle de l'actuel chef d'état-major, le général Ashfaq Kayani, lui-même directeur général de l'ISI de 2004 à 2007. C'est donc un accord entre le nouveau président Asif Ali Zardari et les militaires qui a conduit à cette nomination [2] ;
– enfin, la situation de plus en plus critique dans les zones tribales frontalières de l'Afghanistan, malgré les 80 000 militaires qui y sont déployés. Cela a obligé le gouvernement à signer, pour la troisième fois, des accords avec des chefs islamiques locaux, en l'occurrence, avec Mangal Bagh, un chef islamique de la région de Khyber. Ce fait déplait au plus haut point à Washington et à Kaboul qui accusent Islamabad de laisser la libre disposition de la Province de la Frontière du Nord-Ouest (NWFP) et des Zones tribales administrées fédéralement (FATA) aux taliban et à leurs alliés d'Al-Qaida. D'ailleurs, selon l'ISI, les combattants étrangers, dont le nombre est en accroissement constant depuis 2007, seraient désormais plus de 10 000 ! La nomination du général Shujaa Pasha est un signe en direction de Washington, car il est considéré comme un opposant de tout premier ordre à l'islamisme radical. En effet, c'est lui qui a monté ces dernières années différentes opérations contre les rebelles implantés à proximité de la frontière afghane. Cette nomination ne peut que satisfaire l'allié américain qui reproche à la centrale de renseignement pakistanaise d'entretenir des relations ambiguës avec les taliban.
Rôle de l'ISI dans le soutien présumé aux taliban et à Al-Qaida
Le soutien de l'ISI aux taliban et aux combattants internationalistes d'Al-Qaida est volontairement surévalué par Washington, Kaboul et New Delhi, afin de faire pression sur le gouvernement pakistanais pour qu'il tente de mieux contrôler les zones frontalières du nord-ouest. Il semble cependant que, malgré la meilleure volonté de du monde, Islamabad n'est pas en mesure de le faire.
Il est parfaitement exact que l'ISI a joué un rôle très important dans les années 80 en soutenant directement les mouvements de résistance à la présence soviétique en Afghanistan. A l'époque, une section spéciale chargée de suivre l'Afghanistan avait été créée et confiée au colonel Mohammed Yousaf. Les Américains soutenaient les résistants afghans en se servant de l'ISI comme écran. Pour cela, ils ont formé, aux Etats-Unis, un certain nombre d'officiers pakistanais aux techniques de guérilla. Par le biais de l'ISI, ils ont également financé et fourni des armements à la guérilla anti-soviétique. Parmi les chefs de guerre ayant bénéficié de cet appui indirect se trouvaient Jalaluddin Haqqani et Gulbuddin Hekmatyar, mais aussi le mythique commandant Massoud. L'ISI aurait participé à la formation de plus de 10 000 combattants qui auraient ensuite rejoint l'Afghanistan. La mission de l'ISI en l'Afghanistan ne s'est pas terminée avec le départ des Soviétiques en 1989. En effet, si le monde a alors cessé de s'intéresser à ce pays, l'ISI a continué à oeuvrer pour tenter de mettre en place un régime stable et ami à Kaboul.
Un premier tournant important est survenu en 1994. Inquiets de l'influence déstabilisatrice que pouvaient avoir les différents chefs de guerre qui n'agissaient qu'à leur profit, l'ISI s'est mis à soutenir directement les taliban dans leur conquête du pouvoir, puis les a aidé à s'y maintenir. Dans le cadre de cette stratégie, en 2001, l'ISI a expulsé Hamid Karzaï de son refuge pakistanais car il était jugé comme trop opposé aux taliban. Cette action peut expliquer en partie le ressentiment qu'éprouve actuellement le président afghan à l'égard d'Islamabad en général, et de l'ISI en particulier.
Un second tournant est intervenu après les attentats du 11 septembre 2001. Dans un premier temps, l'ISI et les services saoudiens ont demandé aux taliban de livrer Oussama Ben Laden. Le mollah Omar s'y est refusé catégoriquement. Le président Musharraf a alors décidé de participer pleinement à la « guerre contre le terrorisme » aux côtés des Américains. Sa première mesure a consisté à écarter tous les cadres de l'ISI – dont son Directeur général de l'époque, le lieutenant général Mahmud Ahmed – qui étaient connus pour leur sympathie à l'égard des taliban. Cependant, tous ces officiers mis à la retraite d'office ont continué à les soutenir secrètement. Les réseaux qui avaient été créés auparavant ont poursuivi leurs activités hors du contrôle étatique. Ils se sont même renforcés dans les zones tribales pakistanaises, les leaders retournant avec succès leurs armes contre le pouvoir d'Islamabad. D'autre part, certains fonctionnaires de l'ISI qui avaient échappé à la purge ont continué à collaborer clandestinement avec leurs anciens collègues déchus, leur lutte étant alors plus tournée contre le président Musharraf que contre les forces coalisées en Afghanistan. Les taliban et leurs alliés d'Al-Qaida ont constaté qu'il était plus aisé de développer leur influence au Pakistan qu'en Afghanistan. Ils partaient également du principe qu'il convenait d'établir leur autorité sur des régions non contrôlées par le pouvoir central pour s'en servir ultérieurement comme bases de départ sûres pour mener le djihad en Afghanistan. Ils ont été rejoints par des chefs de guerre – notamment Hekmatyar – qui s'étaient auparavant opposés aux taliban. L'islam radical a alors gagné de plus en plus de terrain au sein des populations pakistanaises avec comme point d'orgue la révolte de la Mosquée Rouge en juillet 2007.
Dire que l'ISI ne coopère pas dans la guerre déclenchée contre le terrorisme est faux. Des centaines d'activistes ont été tués ou arrêtés au Pakistan dont le chef opérationnel d'Al-Qaida, Khaled Cheikh Mohamed, qui a été livré au Américains. Il est actuellement jugé aux Etats-Unis pour sa participation aux attentats du 11 septembre 2001. La CIA reconnaît aussi que 80% des informations crédibles sur les terroristes implantés au Pakistan sont fournies par l'ISI. Cependant, il est difficile pour les responsables Pakistanais d'aller plus loin sans s'aliéner une partie de la population qui est profondément anti-américaine et qui réprouve les incursions militaires étrangères sur son territoire.
En outre, de l'aveu même des autorités pakistanaises, certains éléments isolés de l'ISI « agissent en contradiction avec la politique officielle ». Certains d'entre eux auraient même transmis aux taliban des renseignements stratégiques d'importance. Il semble évident que les trois dernières vagues d'épuration qui ont frappé l'ISI n'ont pas été suffisantes. Mais, la présence de quelques éléments qui font passer leur intérêt personnel – souvent dû à leur appartenance ethnique – avant celui de l'Etat au sein de l'ISI ne signifie pas que la machine est complètement gangrenée. L'ISI, qui est une organisation très professionnelle, est composée majoritairement de membres sélectionnés avec soin qui font preuve d'un réel sens du service de l'Etat. Ils appliquent avec rigueur la devise de l'ISI : « Foi, Unité, Discipline ».
L'attentat contre l'ambassade d'Inde à Kaboul : une opération de l'ISI ?
Le 7 juillet 2008, l'ambassade d'Inde à Kaboul faisait l'objet d'un terrible attentat à la bombe. 58 personnes – dont l'attaché militaire indien – étaient tuées et 141 autres étaient blessées lors de cette action terroriste.
L'ISI a été fortement soupçonné par les Indiens, les Américains, les Britanniques et le gouvernement afghan d'être derrière cette opération meurtrière. Si cela est vraiment le cas – ce qui n'est pas prouvé – cela entre dans le cadre de la guerre secrète que mènent les Pakistanais contre les Indiens pour récupérer le Jammu-et-Cachemire. Depuis les années 80, le Pakistan tentait de prendre le contrôle de cette région à majorité musulmane en utilisant des mouvements et groupuscules séparatistes, parfois créés de toutes pièces, dont les effectifs seraient atteindraient 5 000 à 10 000 hommes. Mais cette guerre ouverte a officiellement pris fin en novembre 2003, date de la signature d'un cessez-le-feu. Le problème auquel l'ISI se heurte, c'est qu'une partie de ces activistes lui échappe. Ainsi, certains séparatistes se sont révélés indépendantistes ce qui n'était pas du tout le but recherché [3]. Dès après le 11 septembre 2001, le président Musharraf a banni les groupes islamistes actifs au Cachemire comme le Lashkar-e-Toiba (JeT) ou Jaish-e-Mohammad (JeM). En conséquence, ces groupes sont passés dans la clandestinité pour voler de leurs propres ailes. Or de nombreux activistes qui menaient la guerre sainte au Cachemire ont rejoint l'Afghanistan, particulièrement à partir de 2007. En effet, le combat contre le géant indien semble sans fin et sans grand espoir de victoire. Pour eux, il parait plus utile d'aller se battre en Afghanistan où les chances de succès sont beaucoup plus réalistes. Ils sont accueillis à bras ouverts par les combattants d'Al-Qaida qui apprécient leur professionnalisme et leur expérience du combat.
La méthode employée lors de l'attentat contre l'ambassade indienne – un véhicule suicide – ne porte pas la signature de l'ISI, qui n'a jamais eu recours à la technique « kamikaze » lors du conflit afghan contre les Soviétiques. Ce savoir-faire est au contraire la caractéristique d'Al-Qaida et des extrémistes musulmans chiites. C'est en effet le Hezbollah libanais qui, suivant les instructions de Téhéran, a formé les premiers cadres d'Al-Qaida à cette technique dans les années 1993-1996.
S'il est vrai qu'Islamabad s'inquiète des liens politiques, économiques et culturels qui se développent de plus en plus entre l'Inde et l'Afghanistan, en déduire que le Pakistan est derrière cet attentat constitue un raisonnement un peu rapide. Certes, la CIA a dévoilé qu'elle aurait eu connaissance, avant l'attentat, de conversations téléphoniques entre des fonctionnaires de l'ISI et des membres du commando. Cela n'est pas nécessairement significatif. C'est une des raisons d'être des services spéciaux que d'entretenir des liens avec des personnes « infréquentables ». Bien entendu, il ne faut pas que ces contacts se transforment en soutien. Il est d'ailleurs connu que l'ISI a toujours eu des relations avec le réseau de Jalaluddin Haqqani, un des plus importants chefs militaires taliban, qui serait responsable de l'attentat. Si l'ISI l'a aidé par le passé, ce n'est certainement pas sa politique actuelle. Cependant, les services pakistanais ne peuvent faire l'économie de ces contacts clandestins qui leur permettent d'être renseignés (mission principale d'un service secret) et, si la situation change – par exemple si les taliban reviennent un jour aux affaires à Kaboul – d'avoir les entrées nécessaires auprès du nouveau pouvoir afin de poursuivre une politique étrangère la plus harmonieuse possible.
Organisation de l'ISI
L'ISI est chargé de recueillir du renseignement et d'agir clandestinement aussi bien à l'étranger que sur le territoire national. Il est commandé par un directeur général qui a presque toujours le grade de lieutenant-général [4]. Il est assisté de trois directeurs généraux adjoints, respectivement chargés de la politique, des actions extérieures et de l'administration.
L'ISI, dont le siège appelé Point zéro se situe dans le quartier du marché d'Aabpara à Islamabad, comporte huit départements.
– Le Joint Intelligence Bureau (JIB), responsable du renseignement humain. Ce département est également doté d'un volet action avec trois bureaux, dont l'un est chargé de l'Inde, l'autre du contre-terrorisme et le troisième de la protection des personnalités.
– Le Joint Counter-Intelligence Bureau (CIB), chargé du contre-espionnage, en particulier contre les services indiens.
– Le Joint Signals Intelligence Bureau (JSIB), responsable du recueil de renseignements d'origine électro-magnétique (interceptions).
– Le Joint Intelligence North (JIN), chargé de la maîtrise des conflits au nord du Pakistan (particulièrement au Jammu et Cachemire) et en Afghanistan.
– Le Joint Intelligence Miscellaneous (JIM), a la responsabilité des opérations clandestines.
– Le Joint Intelligence X (JIX), chargé de l'exploitation du renseignement recueilli par les autres bureaux. C'est ce département qui diffuse les renseignements vers les autorités gouvernementales et militaires.
– Le Joint Intelligence Technical (JIT), responsable du soutien logistique des opérations.
– Le Special Wing assure la formation des officiers de renseignements pakistanais dans leur ensemble : c'est l'« école » d'espionnage.
A l'étranger, des couvertures sont octroyées aux officiers traitants de l'ISI au sein des représentations diplomatiques pakistanaises [5], des sociétés ayant des implantations à l'international, des services culturels, des organisations non gouvernementales et des organes de presse.
L'ISI entretient des relations de coopération avec ses homologues saoudiens, américains, britanniques, chinois et bien d'autres…
Les effectifs de l'ISI sont estimés à 25 000 fonctionnaires. Comme tout service spécial, il convient d'y ajouter quelques 30 000 collaborateurs extérieurs (agents, honorables correspondants, contacts, etc.). Si l'ISI est composé majoritairement de militaires, des personnels civils, dont des policiers, peuvent également y servir. Cependant, leur avancement est limité et aucun poste de responsabilité important ne peut leur être accordé. Une des particularités de l'ISI réside dans le fait que des retraités de l'armée peuvent y servir. Il s'agit en fait d'un point fort de la centrale pakistanaise qui ne se prive pas d'employer les compétences d'hommes d'expérience, même s'ils ont été atteints par la limite d'âge de leur grade [6].
L'ISI, menace ou rempart de l'Etat pakistanais ?
Il n'en reste pas moins vrai que, comme l'armée, l'ISI reste à ce jour un « Etat dans l'Etat », que les instances gouvernementales civiles ne parviennent pas à maîtriser. S'il faut faire une différence entre les anciens membres de l'ISI, qui ont été limogés depuis 2001, et les fonctionnaires actuellement en activité, le degré de pénétration des islamistes au sein du service , surtout parmi les plus jeunes, n'est pas connu.
Ainsi, deux hypothèses peuvent être formulées :
– soit l'ISI est totalement gangrené par les islamistes radicaux et représentera à terme une menace pour la stabilité du Pakistan ; dans ce cas, une dissolution du service s'impose mais le pouvoir actuel n'en a vraisemblablement pas les moyens ;
– soit l'ISI est un véritable « rempart » qui garantit que le pays ne tombe pas dans l'anarchie la plus complète. Une telle éventualité n'est pas à exclure avec le pouvoir « démocratique » actuellement en place à Islamabad. Les rivalités de personnes et les intérêts personnels des dirigeants peuvent conduire le pays au chaos. Dans cette seconde hypothèse, il convient de ne pas froisser continuellement la susceptibilité des dirigeants de l'ISI. Cela pourrait les décourager et les pousser à renoncer à défendre le régime, ou plus grave encore, les inciter à changer de camp.
- [1] L'autre étant le Military Intelligence.
- [2] Le nouveau pouvoir a tenté vainement en juillet 2008 d'intégrer l'ISI au sein du ministère de l'Intérieur.
- [3] Le but d'Islamabad reste le rattachement du Jammu et Cachemire au Pakistan et non son indépendance.
- [4] L'équivalent en rance est général de division.
- [5] Un des grands succès de l'ISI a été de réussir à obtenir des composants nucléaires en Russie de 1991 à 1993, puis auprès de républiques d'Asie Centrale, en Pologne et dans l'ex-Tchécoslovaquie, grâce à l'un de ses représentants agissant sous couverture diplomatique. Le major-général Sultan Habib, qui occupait alors les fonctions d'attaché militaire, a ensuite négocié la fourniture de missiles nord-coréens au Pakistan. Son action a été décisive dans l'élaboration de l'armement nucléaire pakistanais.
- [6] Cette particularité se retrouve aussi au sein du SIS britannique.