Orthodox Flashmob : une contre-révolution de couleur dans les Balkans
Slobodan DESPOT
Depuis deux mois, le minuscule Etat du Monténégro est le théâtre des plus importantes mobilisations populaires en Europe. Nos grands médias n’ont pas jugé utile de s’y intéresser. Réfléchir au motif de cette insurrection risquerait-il de court-circuiter leur logiciel d’écriture automatique ?[1]
Une flahsmob orthodoxe
Ils marchent depuis des semaines, tous les jours, par tous les temps, dans ces paysages inhospitaliers que ni les Turcs ni Napoléon n’ont pu conquérir. Ils marchent avec leurs enfants, leurs sœurs, leurs femmes, leurs vieillards. Ils marchent au son des chants liturgiques. Ils mettent leur résistance à l’épreuve en plongeant dans les rivières glacées[2] le jour de la Théophanie.
Ils sont la version orthodoxe des Gilets jaunes. Sortis de cette masse indistincte que jadis on appelait un « peuple », ils luttent par leur seul nombre et leur opiniâtreté. Ils ne se battent pas, mais ne craignent pas d’affronter les coups de la police. Un de leurs évêques a été arrêté et passé à tabac.
Pourquoi marchent-ils ? Pour défendre leurs églises, confisquées par une loi irréfléchie du gouvernement monténégrin. Leurs autorités religieuses marchent en tête de colonne, du curé de paroisse au métropolite.
Depuis décembre, le flot humain n’a fait que grossir. Par moments, la masse humaine sur les places et les routes a dépassé les 150 000 personnes — soit plus du quart de la population de ce pays grand comme un département français. Les nuits du 26 janvier ou du 16 février, ils étaient 50 000 rassemblés autour de l’église de la Résurrection sur la place centrale de Podgorica, la capitale (150 000 habitants).
Imagine-t-on 15 millions de catholiques descendant dans les rues de France, dont 3 ou 4 millions en un soir à Paris ? Pourrait-on, même dans un paysage audiovisuel professionnellement sourd aux messages de la rue, éviter de s’interroger sur ce qui les motive ?
Il n’en va pas de même en Europe de l’Est, en particulier dans le monde orthodoxe. La Russie, en particulier, observe de près les événements et ses hiérarques y participent. En Serbie, si le gouvernement — ligoté par le chantage permanent lié au Kosovo — fait mine de regarder ailleurs, l’opinion se réveille — et se découvre plus orthodoxe que jamais. Des manifestations de soutien se multiplient dans les villes. Le groupe de rap Beogradski Sindikat (Syndicat belgradois), toujours à l’écoute du Zeitgeist national, a mis en ligne un clip séditieux intitulé « L’aube se lève » (« Sviće zora »[3]). La vidéo s’est répandue si largement qu’elle a dû faire peur aux administrateurs de YouTube — lesquels ont, semble-t-il, pris des mesures pour la freiner[4], tandis que les autorités monténégrines prohibaient aux rappeurs et soutiens du mouvement[5] l’entrée de leur territoire.
Un petit séisme géopolitique
Cela n’empêche rien. Les églises du Monténégro sont prises d’assaut comme elles ne l’ont jamais été et cette foule orthodoxe surgie du néant ne semble pas près de rentrer chez elle. Le 29 février, la manifestation à Podgorica (estimée par les orrganisateurs à 1000 000 personnes[6]) était présidée par le métropolite de Kiev Onuphre (fidèle à l’Eglise orthodoxe russe), lui-même en proie à un schisme attisé de l’extérieur. C’est tout un symbole qui va bien au-delà de la solidarité interorthodoxe.
L’éclatement de cette contre-révolution de couleur, identitaire et conservatrice, en un lieu où l’empire global croyait avoir partie gagnée, constitue un spectaculaire autogoal du « nation-building ». Il remet en question toute une série de fausses représentations sur les Balkans et le monde orthodoxe et constitue un petit séisme sur l’échiquier géopolitique. Les enjeux de cette flashmob religieuse sont au cœur du « grand jeu » entre l’empire atlantique et le bloc eurasiatique, dont la frontière passe aujourd’hui, très précisément, entre la Serbie et le Monténégro.
L’événement, quoi qu’il en soit, offre une très intéressante porte d’entrée dans la géopolitique de l’orthodoxie.
ANNEXE
« Ici, c’est Sparte! »
(Beogradski Sindikat, « L’aube pointe », extrait, traduction Slobodan Despot)
Sur un rythme de rap et un air ancestral…
Voyez les témoignages de coeur et de bravoure
La preuve que nous ne sommes pas venus au monde en vain.
De nouveau l’on défend les Portes, pour sauvegarder les siens.
Nous souffrirons jusqu’au bout. Chez nous, ici, c’est Sparte !
Allons braves et sans peur, la justice est avec nous.
Les royaumes terrestres sont toujours éphémères.
Elle marche avec les jeunes, l’armée des grands-pères
Et elle nous impose que nos actes soient honorables.
Et pourtant l’on nous dit, enfants des temps nouveaux,
Qu’il n’y a plus aucune valeur qui soit encore sacrée,
Que nous avons des besoins et craignons la misère,
Qu’à l’écart de leur voie, il n’y a pas d’autre voie.
Mais le Testament en nous, éternel malgré tout.
Au milieu de cette démence, a réveillé l’humain…
[1] Cette analyse est initialement parue dans la revue Antipresse n° 222 du 01/03/2020 (https://antipresse.net).
[2] https://www.youtube.com/watch?v=5N8iL3cgxQA
[3] https://www.youtube.com/watch?v=mXpOvSv37Kk
[4] https://log.antipresse.net/youtube-censure-manifestations-montenegro/
[5] https://www.kurir.rs/region/crna-gora/3419783/blokada-na-crnogorskoj-granici-policija-zabranila-ulazak-u-drzavu-vernicima-koji-zele-na-litije
[6] https://www.kurir.rs/region/crna-gora/3419795/uzivo-sveta-arhijerejska-liturgija-i-litija-u-podgorici-vernici-se-okupljaju-se-ispred-hrama-hristovog-vaskrsenja-foto.