Oman : entre continuité et incertitude
Dr Abderrahmane MEKKAOUI (Maroc)
Politologue, spécialiste des questions sécuritaires et militaires (Maroc). Membre du Collège des conseillers internationaux du Centre Français de Recherche sur le Renseignement (CF2R).
Le processus de succession du sultan Qabous Ibn Taymour Ben Saïd (77 ans) vient enfin d’être lancé en grande pompe, directement après l’annonce de la nomination d’Asåad ben Tarek ben Taymour Al-Saîd, cousin du sultan et son Représentant spécial,chargé des Relations internationales et de la Coopération. Asaad est désigné comme vice-président du Conseil des ministres dont le sultan Qabous Ibn Taymour est le Président effectif depuis son putsch contre son père en 1970 avec l’aide des Britanniques et des Jordaniens. Après plusieurs décennies de pouvoir absolu, le sultan omanais, gravement malade1 et dépourvu d’héritier direct2, vient de poser les bases de de sa succession dans le sultanat, dont la position géostratégique est essentielle au cœur d’une région caractérisée par l’instabilité et la violence : conflit du Yémen, émeutes chiites au Bahreïn, tensions entre Arabie saoudite et Iran, et entre l’Iran et les Emirats arabes unis, sans oublier l’embargo imposé au Qatar, etc.
Le sultan Qabous a réussi, durant son règne, à faire évoluer un pays arriéré et moyenâgeux, le transformant en une oasis de stabilité et de modernité, en s’appuyant entre autres sur les anciens rebelles marxistes de la province du Dhofar. Sur le plan régional, il a été reconnu comme un médiateur de confiance, grâce à sa neutralité positive dans les conflits, due à son appartenance à la troisième école de l’islam appelé Ibadisme3. Sa sagesse a fait d’Oman un intermédiaire incontournable dans toutes les négociations pour apaiser les tensions au Moyen-Orient et au Maghreb et de l’ibadisme une troisième voie et. Le sultanat a joué notamment un rôle décisif auprès des Ibadites libyens pendant le « printemps arabe » comme lors les événements tragiques de Ghardaïa, en Algérie (2014).
Une étrange procédure de succession
Le décret de nomination d’Asaad Ibn Tarek (63 ans) explique que cette décision royale majeure est dictée par l’intérêt général de la nation omanaise. Il est à souligner que le Prince désigné est plus jeune que l’autre candidat prétendant à la succession, Fahd Ben Mahmoud Al-Saïd, jusqu’alors vice-président du Conseil des ministres, écarté intelligemment par ce décret royal en raison du fait qu’il soit marié à une citoyenne française et qu’il soit un cousin lointain du souverain Qabous.
En cas de vacance du pouvoir, la constitution du pays prévoit le processus de succession dans ses articles 5 et 6. Il s’agit d’une procédure juridique, unique et complexe, stipulant que le Conseil de la famille royale des Al-Boussaidi – dynastie régnante depuis 1749 – devra choisir un sultan parmi les cinq candidats pressentis dont trois frères, tous cousins du sultan À cet effet, la constitution omanaise, adoptée en 1996, indique que dans le cas où le Conseil familial ne parvient pas, dans l’espace de trois jours, à designer un nom consensuel comme successeur, c’est alors le Conseil de Défense nationale, constitué d’officiers de l’armée, du président de la Cour suprême et des présidents des deux Chambres, qui tranchera la question constitutionnelle par l’ouverture de l’enveloppe magique, scellée personnellement par le sultan, contenant son testament secret enterré dans deux endroits différents du pays tenus confidentiels. Malgré l’incertitude liée à cette procédure étrange, nous pensons que, sauf événement particulier, le prochain sultan d’Oman sera Asaad Ibn Tarek ou son fils Taymour Ben Asaad.
Les raisons du choix de ce cousin de Qabous sont multiples. Tout d’abord, son parcours militaire est remarquable. Il est issu de la prestigieuse Académie militaire de Sandhurst (Royaume-Uni) et a été l’officier général du corps des blindés, conçu par les Anglais comme une force d’élite et bouclier du régime. Par ailleurs, il a été nommé ministre Affaires étrangères et Représentant spécial du sultan depuis 2002. Cette mission lui a permis de jouer un rôle actif dans plusieurs conflits régionaux et internationaux. Il est devenu le diplomate discret et incontournable en charge des rapports d’Oman avec tous les États étrangers. Son activisme diplomatique s’est traduit par un rapprochement avec l’Occident, notamment avec les Américains, particulièrement pendant sa médiation réussie dans l’épineux dossier du nucléaire iranien. Tous les facteurs objectifs font de lui l’homme de la situation après la disparition prévisible du sultan Qabous.
Toutefois, de nombreux observateurs américains et israéliens qui suivent de près la situation politique, économique et sociale d’Oman pensent que la population du sultanat est inquiète et préoccupée par l’absence de descendance successorale et par la procédure de succession jugée dangereuse et complexe. Cette analyse nous semble erronée. En effet, les Omanais savent que leur sultan a bien préparé sa succession, et ce depuis 2002.
Conscients des défis extérieurs menaçant le sultanat, Qabous a conçu une stratégie de transition discrète pour laquelle il a obtenu l’adhésion des membres de sa famille, des chefs de tribus, des officiers de l’armée, des hommes d’affaires et des chefs religieux ibadites. Il a fait approuver par la famille royale, son choix des candidatures d’Assaad Ibn Tarek, cousin du monarque, et de son fils Taymour Ben Asaad (36 ans), présentés comme piliers du sultanat. Et ce scenario a également été avalisé par les acteurs étrangers (Etats-Unis, Royaume-Uni disposant sur place de bases militaires et de troupes dans le sultanat. Ainsi, la transition est déjà entamée dans un silence général. Le choix consensuel d’Asaad Ibn Tarek, militaire de carrière converti à la diplomatie et aux d’affaires, est une garantie politique pour les Omanais et leurs alliés occidentaux. De nombreux Omanais s’attendent donc à une transition paisible.
Un sultanat fragilisé et menacé
Les Omanais s’inquiètent toutefois des stratégies de quelques acteurs régionaux à l’égard du sultanat. Les puissances en compétition dans la zone seraient déjà en action. L’incertitude quant à l’avenir du sultanat propagé au sein de la population n’est pas innocente. Elle est généralement alimentée à partir des grands médias financés par les Iraniens ou par les pays du Golfe4. L’objectif caché de la propagande des différents compétiteurs vise à influencer l’orientation de la succession en leur faveur. Cette ingérence sournoise dans les affaires intérieures du sultanat débouche parfois sur manifestations populaires violentes. De même, on observe avec inquiétude la présence en masse d’éléments d’Al-Qaeda et de Daech sur la frontière avec le Yémen (provinces du Moukala et de l’Hadramaout). Cela constitue une véritable menace pour la sécurité et la stabilité du sultanat, tout comme, la possibilité d’un conflit ouvert entre les Saoudiens et les Iraniens qui pourrait rapidement embraser toute la région.
L’autre défi majeur auquel est confronté le sultanat est la crise économique qui le frappe de plein fouet et pousse la population à manifester depuis 2011. La chute de la rente pétrolière, qui constitue la principale richesse du pays, a eu des conséquences négatives sur le pouvoir d’achat de la population dont la majorité a moins de 25 ans. Ce qui explique les frustrations socio-économiques de la société omanaise et les revendications politiques d’une participation du peuple à la gestion de l’État.
Les manifestations observées en 2017 ont mis en relief les véritables causes du mécontentement populaire, présenté par certains comme une réplique à la trahison du pouvoir omanais qui ne tiendrait pas ses engagements5. Il s’agit d’une réaction à l’augmentation des prix des carburants de 75%, suite à la révision du soutien de l’État à la caisse de compensation. Cette hausse, dans un pays producteur de pétrole6 a entraîné une série de hausses vertigineuses notamment des prix de l’eau, de l’électricité et d’autres produits de première nécessité.
Dans ce contexte difficile que traverse le sultanat, il n’est pas du tout exclu que ce mouvement social soit téléguidé par les mécontents du choix d’Asaad Ibn Tarek comme successeur de son cousin Qabous et par leurs soutiens extérieurs.
Il n’en demeure pas moins que le principal défi du gouvernement omanais reste le maintien de son équilibre budgétaire. Or celui-ci est fondé sur l’hypothèse très optimiste d’un prix du pétrole pouvant atteindre 80 dollars le baril. Mais l’équilibre ne peut être atteint avec un prix du baril ne dépassant pas les 45 dollars et avec une réserve faible en devises étrangères. Les décideurs omanais vont donc se trouver obligés de mettre en place des réformes économiques impopulaires telles que l’augmentation des impôts et des taxes, la privatisation des secteurs stratégiques et l’endettement extérieur. Cette situation complique le processus politique mis en œuvre.
Ainsi, le sultanat est contraint d’ouvrir son économie aux investissements iraniens, d’autoriser la création d’un gazoduc entre Téhéran et Mascate et la délocalisation de l’industrie automobile iranienne. Il s’attache aussi au développement du tourisme grâce à l’expertise des Français et des Britanniques. D’autres acteurs régionaux (Inde, Pakistan, etc.) ayant des relations anciennes avec Oman, auront certainement leur mot à dire dans les futurs développements de l’économie du sultanat.
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Sous le règne et l’impulsion de Qabous le sultanat d’Oman a connu une révolution idéologique et religieuse silencieuse (l’Ibadisme) qui lui a permis de se prémunir des dérives islamistes des pays voisins (à l’image du wahhabisme en Arabie saoudite. D’ailleurs, il faut souligner que le sultanat n’a jamais été cité ou impliqué de prés ou de loin dans les événements terroristes qui ont secoué le monde récemment. Cependant, cette révolution, qui est restée très dépendante de la rente pétrolière, n’a paradoxalement pas été suivie d’une modernisation économique et industrielle. Ainsi, avec la maladie du sultan Qabous, le pays se trouve fragilisé et en proie aux convoitises de ses proches voisins.
- Il agonise en Allemagne suite à un cancer du colon. ↩
- Ni frère, ni fils, car contrairement à la coutume bédouine, le sultan est demeuré célibataire. ↩
- Il est le descendant des kharijites, qui ont été combattus et pourchassés par les Omeyades et les Abassides et qui se sont réfugiés à Oman au VIIe siècle. Leur doctrine, marginalisée pendant des siècles, se situe dans le prolongement historique du conflit religieux entre les sunnites majoritaires et les Chiites. Les Ibadites, toujours persécutés hors d’Oman, sont connus pour leur méfiance et leur culture du secret vis-à-vis des mondes sunnite et chiite. ↩
- Les Saoudiens reprocheront toujours aux Omanais leurs importants liens politiques et économiques avec l’Iran au détriment du Conseil de Coopération du Golfe (CCG). ↩
- Contrat social non écrit établi par le sultan Qabous en 1972 selon lequel l’État s’engage à garantir le confort du peuple en échange du maintien du système politique mis en place en 1970. ↩
- Oman, qui n’est pas membre de l’OPEP, exporte un million de barils/jour vers le Japon et la Chine. ↩