Nouveaux objectifs d’Al-Qaïda au Maghreb Islamique
Alain RODIER
L'opération Serval, brillamment menée l'armée française, appuyée par des contingents africains – notamment les Tchadiens – a permis de reconquérir le Nord-Mali et de donner un coup de pied dans la fourmilière islamique au Sahel. Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI) a alors été durement impacté. Toutefois, le mouvement tente de renaître de ses cendres en faisant porter un nouvel effort au nord et à l'est de l'Algérie. Au sud, les islamistes tentent d'infiltrer de nouvelles contrées et de nouer de nouvelles alliances.
AQMI en Kabylie, la partie « oubliée » du mouvement islamique
Le Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC) – devenu AQMI le 25 janvier 2007 – était organisé autour de cinq « régions militaires » dont la 9e, qui couvrait le sud de l'Algérie et la zone sahélo-saharienne. Cette région bénéficiait d'une grande indépendance d'action par rapport à la direction du mouvement, implantée à l'est d'Alger, en Kabylie (couvrant la 2e région militaire).
Cette partie du mouvement qui a été quelque peu oubliée des observateurs, n'a bien sûr pas été touchée par l'opération Serval puisqu'elle se situe géographiquement en Algérie. Non seulement elle comporte l'organe de direction du mouvement : le conseil consultatif (chura), le conseil des notables, mais aussi les katiba Al Feth, Al Siddiq, Al Wenchir, al Nour et Al Arkam. Une rumeur persistante circule, prétendant qu'Alger ne fait pas tout ce qui est nécessaire pour éradiquer cette menace car cela l'arrange bien d'avoir un « ennemi intérieur », notamment dans la persepctive de l'élection présidentielle du 17 avril 2014. En effet, le Département du renseignement et de la sécurité (DRS) et les forces armées peuvent s'en prévaloir pour maintenir leur toute-puissance.
Abdelmalek Droukdel, l'émir d'AQMI qui se trouve en Kabylie, est bien conscient qu'il ne contrôle plus grand-chose dans le Sahel depuis longtemps. Agissant à fronts renversés, il a donc décidé de faire désormais porter son effort au nord et à l'est de l'Algérie, en profitant des désordres provoqués par les printemps arabes, particulièrement en Tunisie et en Libye. Au début de l'année, il a désigné Khaled Chaieb – alias Lokman Abou Sakr – pour commander une unité qui regrouperait Ansar al-Charia en Tunisie[1] et la katiba Okba Ibn Nafaa, très active dans la région du mont Chaambi.
Khaled Chaieb, le nouveau chef opérationnel d'AQMI
en Tunisie et en Libye
Il aurait également développé des contacts avec Ansar al-Charia en Libye. Ce dernier mouvement dispose de deux branches : l'une à Derna, dirigée par Abou Sufian bin Qumu[2], l'autre, à Benghazi emmenée par Ahmed Boukhtala[3].
Ces prise de contacts sont à replacer dans le contexte extrêmement trouble dans lequel se trouve aujourd'hui la Libye. Les chefs de guerre, les contrebandiers et les islamistes de toutes tendances s'y croisent, s'y allient ponctuellement et, parfois, s'y affrontent. Les rumeurs les plus folles courent, en particulier l'arrivée d'émissaires de l'Etat islamique d'Irak et du Levant (EIIL) qui viendrait y recruter directement des volontaires pour le djihad en Syrie. Il est vrai que la Libye est devenue un lieu privilégié de regroupement de djihadistes maghrébins en partance pour le théâtre d'opérations syrien.
Il est également de notoriété publique que Mokhtar Belmokhtar y est passé depuis le déclenchement de la révolution libyenne, en particulier pour s'y livrer à son activité légendaire : la contrebande. Bien sûr, c'est l'armement récupéré dans les arsenaux du colonel Kadhafi qui l'intéresse au premier chef.
Le « cas » Mokhtar Belmokhtar
Il faut se souvenir que Mokhtar Belmokhtar (MBM) est l'ancien « émir du Sahara » d'AQMI, démis de ses fonctions en 2007 par Droukdel pour insubordination. Toutefois, il n'a quitté officiellement ce mouvement que fin 2012 pour créer une nouvelle katiba : les « Signataires par le sang ». Son dernier fait d'armes marquant est la prise d'otages d'In-Amenas, en Algérie, en janvier 2013. En août de la même année, il a fait alliance avec le MUJAO d'Ahmed Ould Amer Tilmesi (qui commandait la katiba « Ben Laden »). La nouvelle unité s'appelle Al-Mourabitoune (« Les Almoravides »), en référence à la dynastie amazighe qui a conquis le Maroc et le sud de l'Espagne au début du Xe siècle).
Mokhtar Belmokhtar (à gauche) et Ahmed Ould Amer Timlesi (à droite)
Bien que MBM ait fait officiellement allégeance à Al-Qaida central, on constate que son leader, Ayman Al-Zawahiri, ne parle pas de lui dans ses dernières déclarations rendues publiques en 2014. De plus, MBM vient d'enregistrer coup sur coup la perte de deux de ses adjoints neutralisés par l'armée française au nord du Mali : Hassan Ould Khalil – alias Jouleibid -, éliminé en novembre 2013, et l'un de ses beaux-pères, Omar Ould Hamaha, abattu en mars 2014. Cela prouve au moins une chose : certains de ses hommes sont toujours présents dans ce pays.
Il semble que MBM soit en train de négocier un accord avec la secte nigériane Boko Haram, les Shebabs somaliens, ainsi qu'avec des musulmans centrafricains. Pour ces groupes, l'intérêt d'une telle alliance réside dans les réseaux d'approvisionnement clandestins de matériels en tous genres que MBM a tissé au fil du temps. Il est capable de fournir armes et munitions à celui qui veut bien le payer ou l'aider à acheminer des marchandises vers l'Europe. Sa capacité de résilience est due au fait qu'il est extrêmement mobile.
Son nouveau mouvement, Al-Mourabitoune, serait actuellement en concurrence avec AQMI dans une vaste région qui s'étend de la Mauritanie à l'Afrique centrale, en passant par le Mali, le Niger, la Libye, le Tchad et le Soudan. Non seulement, il s'agit d'une zone d'opération des djihadistes, mais c'est une région par laquelle tous les trafics criminels transitent : drogue, armes, êtres humains, etc. Belmokhtar y bénéficie d'un avantage sur ses concurrents ; depuis des années, il a su se créer des appuis importants au sein des classes dirigeantes du Burkina Faso, du Niger, de Mauritanie, du Mali et de Guinée. Corruption, quand tu nous tiens ! Ses principaux fournisseurs de drogue seraient des cartels sud-américains et ses clients les mafias italiennes, en particulier la ‘Ndrangheta de Calabre.
Que se passe-il au sud de l'Algérie ?
Au sud, un de ses hommes les plus sûrs de Droukdel était Abdelhamid Abou Zeid. Il était jusqu'à sa mort, en janvier 2013, à la tête de la katiba Tareq Ibn Ziyad, aussi appelée Fatihine. Mais l'organisation d'AQMI au Sahel a littéralement explosé sous les coups de l'armée française, début 2013. De nouvelles figures sont apparues comme Djamel Okasha, qui aurait été désigné « émir du Sahara » par Droukdel, Saïd Abou Moughatil, le remplaçant d'Abou Zeid et le Mauritano-libyen Abderrahmane « Talha » qui a pris le commandement de la katiba Al-Fourqan. Toutefois, une katiba semble relativement peu touchée : la Al-Ansar d'Hamada Ag Hama – alias Abdelkrim le Touareg – neveu d'Iyad ag Ghaly, le fondateur d'Ansar Dine. A noter que ce dernier mouvement a disparu du devant de la scène et son chef serait aujourd'hui réfugié en Algérie où il bénéficierait de la protection du DRS. Une plus petite unité serait la katiba Youssef Ibn Tachfin d'Abou Abdel Hakim al Kidali, un Touareg malien ancien membre de la Al-Ansar.
La plupart des frontières au sud de l'Algérie sont symboliques car impossibles à contrôler en raison de l'immensité des étendues et de la corruption de nombreux fonctionnaires locaux. Personne n'a jamais tenu le désert. Chaque dune, chaque oued, chaque oasis, appartient à celui qui y est en transit. Il y a cependant certains points de passage obligés dont l'un des plus connu est la passe du Salvador, située à la frontière nigéro-libyenne. Par ailleurs, les populations locales tentent de survivre dans le dénuement le plus extrême. Aussi, elles sont prêtes à aider ceux qui leur apportent de l'aide. Bien sûr, comme ailleurs en Afrique, l'appartenance tribale, régionale, religieuse revêt une grande importance, bien au-delà de tout sentiment d'appartenance à une nation dont les frontières sont héritées, dans leur grande majorité, de la décolonisation.
Ainsi l'insécurité va perdurer, voire encore augmenter, mais il est intéressant de constater que les prises d'otages se font plus rares. Cela est du au fait que, d'une part, les mesures adoptées par les expatriés sont draconiennes, mais aussi que les bandes armées djihadistes ou criminelles n'ont plus aujourd'hui les moyens suffisants pour se lancer des telles opérations. Par contre, Belmokhtar n'aurait qu'un souhait ; renouveler une action de type In Amenas. Bien sûr, n'étant pas d'un tempérament suicidaire[4], il laisserait à d'autres le soin de la mener, préférant rester personnellement bien à l'abri de son campement itinérant.
Quant à la France, elle est très au fait de la menace que représente l'instabilité de l'ensemble de la zone ouest-africaine et du Sahel[5]. Depuis 2013, elle est officiellement directement impliquée militairement au Mali et, depuis 2014, en Centrafrique. Mais d'autres ont une responsabilité directe dans l'évolution de la situation. Ce sont d'abord les gouvernements des pays de la région. Certains ont les moyens d'avoir une influence prépondérante dans la guerre menée contre les groupes terroristes et criminels : l'Algérie, le Maroc, le Tchad, la Mauritanie. D'autres doivent être aidés, mais Paris ne doit pas être seul à le faire. L'Europe, dans son ensemble, est menacée par le terrorisme d'origine islamique, mais encore plus par les flux criminels, au premier rang desquels se trouvent ceux de la drogue et des êtres humains. Le terrorisme et le crime organisé ne connaissent pas les frontières. Il est urgent que tous les pays concernés coopèrent. Le temps des belles déclarations d'intention est révolu, il faut passer aux actes[6].
- [1] Son ancien chef, Seiffalah Ben Hassine – alias Abou Iyald – a physiquement disparu, mais il est encore présent sur internet.
- [2] Un ancien pensionnaire de Guantanamo, extradé vers la Libye en 2007 et libéré lors d'une amnistie en 2010.
- [3] Soupçonné d'être à la base de l'attaque du consulat américain de Benghazi, le 11 septembre 2012, au cours duquel l'ambassadeur américain Christopher Stevens a été tué.
- [4] MBM est avant tout un « homme d'affaires » qui habille son combat d'islamisme extrémiste.
- [5] Bien qu'elle en soit en partie responsable en raison de son intervention en Libye, laquelle a ouvert la boîte de Pandore.
- [6] Malgré les difficultés indéniables que cela représente en cette période de crise, l'Europe a encore les moyens d'intervenir en Afrique. Ce n'est certainement pas le cas en Ukraine.