Multiplication des opérations terroristes
Alain RODIER
En août 2012, les autorités de la communauté musulmane de Toronto attiraient l'attention des forces de sécurité canadiennes sur le comportement jugé « à risques » de croyants islamistes. L'opération de renseignement Smooth (en douceur) était alors lancée par la Gendarmerie royale canadienne (GRC). Le 22 avril, elle décidait d'arrêter préventivement 2 suspects résidant légalement au Canada depuis des années : Chiheb Esseghaier, 30 ans, résidant à Toronto et Raed Jaser (35 ans) habitant Montréal.
Esseghaier, qui serait de nationalité tunisienne, est doctorant en biologie à l'Institut national de la recherche scientifique (INRS), à Varennes, dans la banlieue de Montréal. Il était déjà diplômé à l'université de Sherbrooke, au Québec.
Jaser serait palestinien d'origine, mais doté d'un passeport jordanien. Avec ses parents, il quitte l'Allemagne en 1993 d'Allemagne pour les Emirats arabes unis. Puis, s'installe au Canada en 2008. Dans le passé, il s'est fait remarquer par son attitude agressive en raison de ses orientations religieuses. Ces derniers temps, son père se serait inquiété de l'évolution radicale de sa foi.
Les deux hommes sont soupçonnés avoir voulu monter un attentat terroriste contre la liaison ferroviaire à grande vitesse Via Rail qui relie New York à Toronto. Le but aurait été de semer la panique et d'affaiblir l'économie du continent nord-américain. Plus étrange, selon les autorités, les suspects auraient reçu un « soutien de la part d'éléments localisées en Iran » sous la forme de « direction et de guidage ». Il est possible que les renseignements ayant permis de faire le rapprochement entre les activistes et l'Iran soient à base d'interceptions électromagnétiques (téléphones et internet) qui ont localisé les interlocuteurs des deux hommes en territoire iranien. De plus, Esseghaier aurait effectué au moins un voyage en Iran depuis son installation au Canada. Le ministre des Affaires étrangères iranien, Ali Akbar Salehi, a démenti catégoriquement ces accusations de la police canadienne, les qualifiant de « ridicules ». Pourtant, il est vrai que les relations entre Al-Qaida et Téhéran sont pour le moins ambiguës et anciennes.
L'Iran et Al-Qaida
L'histoire des relations entre l'Iran et Al-Qaida ne date pas d'hier. Au milieu des années 1990, Mustafa Hamid – alias Abu Walid al Masri – un journaliste égyptien, ancien « Afghan arabe » ayant combattu les Soviétiques en Afghanistan, aurait servi de contact entre Oussama Ben Laden et Téhéran. L'objectif était de permettre aux djihadistes rejoignant Al-Qaida naissante de se rendre en Afghanistan, en passant librement par le territoire iranien.
Déjà, lorsque Ben Laden était en exil au Soudan (1992-96), il avait négocié avec Imad Moughniyeh, chef opérationnel du Hezbollah et membre de la force Al-Qods des pasdaran, l'envoi de djihadistes d'Al-Qaida dans des camps d'entraînement libanais pour qu'ils se forment aux techniques de l'attentat suicide.
Le 25 juin 1996, un camion bourré de deux tonnes d'explosifs pulvérise les tours d'al-Khobar à l'entrée de la base américaine de Dahran. Le bilan est de 19 morts (tous américains) et de 386 blessés. Il sera découvert par la suite que cet attentat a été mené par le Hezbollah libanais avec l'appui logistique de Ben Laden.
Par ailleurs, Saif al-Adel, un ancien colonel des forces spéciales égyptiennes, soupçonné d'avoir participé aux attentats de 1998 dirigés contre les représentations diplomatiques américaines au Kenya et en Tanzanie, n'était autre que le gendre de Mustafa Hamid, chargé des liaisons entre AL-Qaida et l'Iran.
Après l'invasion de l'Afghanistan par les forces américaines fin 2001, de nombreux djihadistes d'Al-Qaida ont fui en Iran. Parmi eux se trouvaient au moins une épouse de Ben Laden, certains d ses enfants – dont ses fils Saad et Khalid[1]– et de ses petits-enfants. Mustafa Hamid[2], Saif al-Adel et sa famille, ainsi que Suleiman Abou Ghaith[3], gendre et porte-parole de Ben Laden font également partie du voyage. Dans les premiers temps, les réfugiés d'Al-Qaida sont placés en détention ou en résidence surveillée, étroitement encadrés par les pasdaran.
Les Iraniens coopèrent alors avec Washington dans le cadre de l'enquête sur les attentats du 11 septembre 2001, en fournissant l'identité d'une grande partie de ces activistes qui ont franchi illégalement la frontière. Mais après que le président Bush ait désigné l'Iran comme un pays membre de l'« Axe du mal », les Iraniens stoppent leur participation à la lutte anti-terroriste[4]. De plus, ils se rendent compte de l'utilisation qui peut être faite de ces volontaires étrangers, bien qu'ils soient sunnites.
Les activistes d'Al-Qaida en Iran sont alors pris en main par le Vevak (le ministère du Renseignement et de la sécurité) qui, selon le département du Trésor américain, « facilite les déplacements des agents opérationnels d'Al-Qaida en Iran en leur fournissant des documents d'identité et des passeports ». Parallèlement, le Vevak approvisionne Al-Qaida en Irak en argent frais, en armes et en munitions, ce qui n'est pas vraiment une nouveauté. En effet, le Jordanien Ahmad Fadel al-Nazar al-Khalayleh -plus connu sous le patronyme d'Abou Moussab al-Zarqaoui – qui est le véritable créateur de la branche irakienne d'Al-Qaida, aurait été recruté par le Vevak comme agent de renseignement alors qu'il se trouvait en Iran fin 2001. Précédemment, il dirigeait quelques centaines de moudjahidines regroupés au sein du Tawhid wal Jihad (Unité et guerre sainte) dans la région d'Herat. Il est vraisemblable qu'il ait ensuite échappé à ses traitants iranien car il était d'une nature particulièrement incontrôlable. Sa disparition lors d'un bombardement américain le 7 juin 2006 ne laisse pas planer le doute : il a été « donné », mais par qui ? Par Al-Qaida avec lequel il avait rompu toutes relations début juin 2006, ou par les Iraniens qui en avaient plus qu'assez de ses exactions anti-chiites ?
En Iran, les activistes d'Al-Qaida sont placés sous la tutelle des pasdaran, en particulier de l'Ansar Corps du général Hossein Musavi, dépendant de la force Al-Qods (le « service action » des pasdaran). Ils seraient essentiellement localisés à Mashad et dans les villes orientales de Tayyebat et Zahedan.
Depuis janvier 2009, d'autres responsables d'Al-Qaida en Iran ont été désignés par Washington : Muhammab Rab'a al Sayid Al Bahtiyi et Ali Saleh Husain, Yasin al Suri, un financier qui assurerait, en liaison avec les Iraniens, des transferts clandestins d'argent depuis les pays du Golfe persique vers l'Extrême-Orient, mais aussi en Irak. Du coup, une prime de 10 millions de dollars a été mise sur sa tête ! Un autre cas connu est celui d'Atiyah Abd al Rahman qui commandait Al-Qaida dans le nord du Pakistan. Tué par une frappe de drone américain en août 2011, il aurait aussi servi d'émissaire à Ben Laden auprès de Téhéran après les attentats du 11 septembre 2001. Cela lui aurait permis de préparer son retour au Pakistan en toute tranquillité.
A noter que, si les sunnites « haïssent » les chiites, les considérant comme des « apostats », l'inverse n'est pas vrai. Il n'est donc pas surprenant que l'Iran ait accepté de collaborer avec des sunnites comme cela a été le cas avec le Hamas et avec le Jihad islamique palestinien.
Cependant, les activistes sunnites continuent de s'en prendre sauvagement aux chiites qu'ils considèrent comme des hérétiques. Depuis 2003, des dizaines d'attentats ont lieu contre des populations civiles, des pèlerins en Irak, en Syrie, au Yémen. Le pouvoir iranien est aussi visé car ses ambitions régionales sont craintes. En 1998, huit diplomates iraniens ont été assassinés à Mazar-i-Sharif. Un document datant de 2009, saisi dans le repaire de Ben Laden à Abbottabad en mai 2001, qualifie les dirigeants iraniens de « criminels ». En janvier 2011, Al-Qaida dans la péninsule arabique (AQPA) déclare la guerre sainte aux rebelles chiites des tribus al-Houthi, soutenus en sous-main par Téhéran dans le nord du pays. Aujourd'hui, en Irak et en Syrie, les groupes se réclamant d'Al-Qaida s'opposent violemment aux chiites et aux alaouites qui leur sont proches.
Le Canada et les activistes islamiques
Si le lien des suspects appréhendés au Canada et Téhéran est nouveau, ce n'est pas le cas pour la présence d'activistes djihadistes dans ce pays, considéré comme une « porte d'entrée » vers les Etats-Unis, ce qui cesse pas d'inquiéter Washington.
– Le cas historique d'Ahmed Ressam, arrivé au Canada en 1994 avec un passeport français, est dans toutes les mémoires. Lors du passage à l'an 2000, il a tenté de pénétrer aux Etats-Unis avec une voiture contenant 59 kilos d'explosifs qu'il devait mettre en œuvre à l'aéroport international de Los Angeles. Cette tentative a été baptisée le « Complot du millenium ».
– Au cours de l'été 2006, 18 personnes[5] ont été arrêtées au Canada pour avoir projeté de s'en prendre à la tour de la Paix, à Ottawa, ainsi qu'à la bourse de Toronto. Ils avaient aussi programmé l'enlèvement et la décapitation filmée du Premier ministre Stephen Harper.
– Trois activistes qui préparaient des attentats au Canada ont également été appréhendés avant d'avoir pu passer à l'action, en août 2010. Cette affaire qui, selon les autorités était « en rapport avec le conflit d'Afghanistan » rappelle curieusement celle d'avril 2013.
– Deux des preneurs d'otages du site gazier d'In Amenas, en Algérie (janvier 2013) étaient des Canadiens convertis à l'islam.
– Le 14 avril 2013, l'attentat qui a causé la mort de 34 personnes au tribunal de Mogadiscio en Somalie a été perpétré par Mahad Ali Dhore, un Canadien ancien étudiant à Toronto. Un autre Canadien faisait partie des assaillants.
Le Canada est donc aujourd'hui, à la fois une terre de djihad mais aussi un lieu de recrutement pour de nouveaux activistes. Le centre islamique Salaheddin de Toronto et les prisons sont des endroits particulièrement surveillés par le Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS), qui pense que les populations les fréquentant constituent des viviers particulièrement prolifiques.
Les opérations terroristes se multiplient
En novembre 2012, Al-Zawahiri, le chef d'Al-Qaida, lançait un appel à tous les musulmans du monde pour qu'ils lancent des actions terroristes partout où ils le peuvent. Il renouvelait cet appel le 7 avril 2013 en désignant nommément la France. Depuis, des cellules auto-radicalisées apparaissent çà et là.
– En février, 11 arrestations de suspects supposés appartenir à Al-Qaida ont eu lieu à Istanbul. 22 kilos d'explosifs, 5 armes longues et 5 armes de poing ont été saisis en cette occasion. Il semble que ce commando s'apprêtait à attaquer les représentations diplomatiques américaines en Turquie ainsi que des synagogues et des églises.
– Les frères Tsarnaev ont réussi à passer entre les mailles du filet à Boston. Installés depuis 10 ans aux Etats-Unis, ils ont déclenché deux bombes de type « Engin explosif improvisé » (EII ou IED) sur la fin du parcours du marathon annuel, le 15 avril 2013, causant la mort de 3 personnes et en en blessant plus de 200 autres.
– L'ambassade de France à Tripoli a été l'objet d'une attaque à la voiture piégée le 23 du même mois vers 7 heures du matin. Heureusement, il n'y a eu que deux blessés (dont un particulièrement grave), le bilan aurait pu être beaucoup plus lourd si le déclenchement de la charge était survenu plus tard dans la journée. Il s'agit vraisemblablement là l'œuvre d'un groupe salafiste local qui se revendique d'Al-Qaida.
– Le même jour, des coups de feu ont été tirés à proximité de la représentation diplomatique française à Sanaa au Yémen : une sorte d'avertissement sans frais.
– En Espagne, Hassan El Jaaouani, un Marocain de 52 ans, et Nou Mediouni, un Algérien de 23 ans, ont été arrêtés respectivement à Murcie et à Saragosse. S'étant radicalisés via des sites internet, ils seraient entrés en contact via le net avec une cellule d'Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI). Déjà, le 8 février, Mohamed Echaabi qui présentait un profil semblable à celui de Mohamed Merah, avait été appréhendé en Espagne.
– Peut-être est-ce un malheureux hasard, mais le 24 avril, 21 personnes – dont 6 « terroristes » – étaient tués lors d'affrontement dans la région de Bachu dans la province du Xinjiang, en Chine. Les autorités affirment qu'une cellule terroriste découverte par hasard par des ouvriers, est passée à l'action plus tôt que prévu.
Ces actions qui semblent se multiplier pourraient bien être liées. Certes, Al-Qaida n'en est pas directement responsable sur le plan opérationnel. Par contre, les appels d'Al-Zawahiri les ont peut-être déclenché. Il est donc probable que d'autres actions terroristes aient lieu dans un proche avenir. Les intérêts français à l'étranger risquent fort d'être visés, même le territoire national n'est pas à l'abri. Mais cette menace n'est pas nouvelle ! Pour le moment, les forces de sécurité et de renseignement ont fait un travail remarquable qui mérite d'être souligné, même si elles sont perfectibles : l'adversaire est difficile à appréhender, les activistes agissant majoritairement en dehors de toute structure établie.
Toutefois, une nouvelle menace se profile à l'horizon. Les mouvements djihadistes liés, au moins idéologiquement, à Al-Qaida sont en train de s'installer dans les pays qui ont été secoués par les « révolutions » arabes. Des terroristes emprisonnés dans les geôles égyptiennes, tunisiennes et libyennes ont recouvré la liberté et s'organisent autour de mouvements qui portent généralement le même nom : Ansar al-Sharia (Les partisans de la loi islamique). Tous appellent à l'établissement de la charia dans leur pays et commencent étendre leurs actions à l'étranger, en particulier au Liban et dans le Sinaï.
Ces mouvements servent aussi de bases de recrutement pour aller mener le djihad en Syrie, en Irak, au Yémen, en Somalie et, dans une moindre mesure pour l'instant, au Sahel. Les volontaires ne manquent pas, particulièrement au sein de la jeunesse. Il n'est pas impossible qu'à terme, ces mouvements lancent des opérations terroristes en Occident, en particulier en Europe, que certains connaissent très bien. C'est par exemple le cas de 2 anciens activistes d'Al-Qaida, Sami Ben Khemais Essid et Medhi Kammoun. Ils avaient été arrêtés en Italie en 2001 et expulsés vers la Tunisie où ils purgeaient une longue peine de prison. Essid, qui était qualifié au début du millénaire comme le responsable d'Al-Qaida pour l'Europe par les services américains, est maintenant le président d'Ansar al-Sharia en Tunisie !
- [1] Il sera tué à Abbottabad avec son père en mai 2011.
- [2] Hamid quittera l'Iran en 2011 pour retourner en Egypte post-révolutionnaire où le meilleur accueil lui sera fait par les Frères musulmans.
- [3] Abou Ghaith a été capturé par les services américains en Jordanie, en février 2013, et extradé vers les Etats-Unis. C'est le plus haut responsable proche de Ben Laden actuellement entre les mains des Américains.
- [4] Néanmoins, ils donneront encore 225 noms de suspects au Conseil de sécurité des Nations Unies en 2003, avant de les expulser vers leurs pays d'origine.
- [5] 11 d'entre eux ont été condamnés à des peines de prison allant de 30 mois à la perpétuité.