Les mafias italiennes : du contrôle du territoire à la dimension transnationale
Fabrice RIZZOLI
Docteur en sciences politiques, président de Crim’HALT[1], chargé de recherche au CF2R et auteur de La mafia de A à Z (éditions Tim Buctu, Nice, 2015).
Comme nous l’avons vu dans une note précédente[2], l’analyse des sources – très nombreuses en Italie – révèle que l’efficacité des organisations mafieuses transalpines repose sur la gestion de pouvoirs au sens des espaces politiques[3]. En prenant le contrôle de ces pouvoirs, la Cosa nostra et ses consœurs exercent un contrôle militaire du territoire, c’est-à-dire un espace et une partie de sa population, donnant ainsi naissance à une “seigneurie territoriale”. Cette dernière et ses relais dans la diaspora confère des outils efficaces pour l’accomplissement d’activités illégales à international et font des mafias italiennes des acteurs criminels transnationaux.
L’élément fondateur de la transnationalité mafieuse est l’émigration outre-Atlantique d’au moins dix millions d’Italiens entre 1830 et 1930, dont la moitié est retournée en Italie. Pendant la période fasciste et après la Seconde Guerre mondiale, le phénomène perdure en Europe, en Australie, en Argentine, dans une moindre mesure sur les autres continents. La doctrine mafieuse à l’étranger est bien définie. Si les mafieux sont immergés au sein d’une importante diaspora, ils reproduisent en son sein le contrôle du territoire mafieux comme cela a pu être constaté en Australie ou à Duisbourg (Allemagne)[4].
Si les mafieux sont de simples émissaires sur un territoire étranger, ils se font discrets. Il s’agira d’éviter la répression des forces de l’ordre italiennes, des clans rivaux, de blanchir les capitaux illégaux voir d’investir les capitaux déjà blanchis. Le cas français semble unique. D’un côté, la France a accueilli un nombre très important d’italiens depuis plus d’un siècle mais ceux-ci, en particulier la seconde génération, sont passés sous le rouleau compresseur de l’intégration française[5](éducation/francisation/service militaire/nationalité), si bien que peu d’entre eux parlent la langue de Dante. Des exceptions existent, notamment une forte diaspora issur sud de l’Italie arrivée après 1945 et implantée à Grenoble, Marseille et sur la Côte d’Azur. Dans ces territoires, on note une alliance entre ces Italiens et le crime organisé français dans les activités criminelles, en particulier concernant la drogue ; un phénomène déjà exploré par nos parlementaires en 1993[6].
A partir de ces modèles de “colonisation”, les clans italiens mènent deux grands types d’activités transnationales : le commerce de stupéfiants et le blanchiment. A ce titre, la présence de mafieux italiens en Amérique du Sud est un cas d’école de narco-économie avec la création de « comptoirs de la drogue ».
Les « narco-comptoirs » des mafias italiennes
Dès les années soixante, certaines familles s’établissent en Inde (Cosa Nostra), en Australie (‘Ndrangheta) et dans différents pays du continent américain. Au sein de la diaspora de travailleurs honnêtes, les clans installent des référents sans condamnation pénale qui garderont le contact avec les fournisseurs de drogue. C’est la mise en place de narco-comptoirs[7]
Dans les années 60, pendant la guerre du Vietnam, l’Australie est la base arrière des GI’s. Le clan Caruana-Cuntrera, originaire d’une petite ville de 4 500 habitants dans le sud de la Sicile, distribue de l’héroïne aux soldats ; des clans calabrais développent la culture de cannabis dans la province de Griffith. Puis les Caruana-Cuntrera vont créer un réseau d’approvisionnement pour les États-Unis. Pour déjouer les contrôles douaniers, ils font passer l’héroïne clandestinement en Inde, puis la drogue suit le commerce légal, les conteneurs n’étant contrôlés ni en Angleterre, ni au Canada en raison des règles douanière du Commonwealth. Du Canada, la drogue emprunte les mêmes routes que celles des bootleggers(contrebandiers d’alcool) durant la Prohibition. Dans les années quatre-vingt, lorsque la cocaïne devient la drogue en vogue aux États-Unis, le cartel Caruana-Cuntrera ouvre des comptoirs en Amérique latine et devient un acteur majeur de ce trafic. Toujours à cette époque, les clans calabrais ouvrent des comptoirs en Amérique latine et la ‘Ndrangheta devient ainsi la première importatrice de cocaïne en Europe. Ces comptoirs sont animés par des narco-brokers (intermédiaires) qui font l’interface entre les cartels latinos producteurs et les mafias italiennes. Ces dernières années, la justice italienne a concentré ses efforts sur ces courtiers de la drogue en procédant à l’arrestation de plusieurs d’entre eux :
- 2008, Canada : le Calabrais Giuseppe Coluccio, en lien d’affaires avec les Caruana- Cuntrera. Il avait mis sur pied une alliance entre les ‘ndrines calabraises et les cartels mexicains devenus les distributeurs de cocaïne à la fin des années quatre-vingt-dix, après l’affaiblissement des cartels colombiens[8];
- 2009 Caracas : Salvatore Miceli, broker sicilien pour le compte des mafias italiennes ;
- 2010 Espagne : Claudio Locatelli, non affilié mais « narco-courtier » pour toutes les mafias ;
- 2012 La Paz : le Calabrais Alessandro Maria Maesano, vivant en Bolivie ;
- 2013 Bogota : le Calabrais Roberto Pannuzi, 67 ans, « super courtier » de la cocaïne ;
- 2013 Medellin : le Calabrais Domenico Trimboli, né à Buenos Aires en 1954 ;
- 2013 Montoya : le Calabrais Giuseppe Scipione, 80 ans, qui vivait en Colombie. Il était le lien avec Salvatore Mancuso Gomez, un Colombien d’origine calabraise, leader des paramilitaires d’extrême droite AUC et grand trafiquant de drogue ;
- 2014 Vénézuéla : le Sicilien Vito Genco établi dans le pays pour le compte des Caruana-Cuntrera,
- 2016 Nicaragua : Enzo Pescetelli, originaire de la région de Rome, narco-broker pour le compte des cartels colombiens et calabrais ;
- 2016 Uruguay : Rocco Morabito, qui vivait à Montevidéo depuis 10 ans. En cavale depuis 25 ans, il est condamné à 30 ans de prison pour trafic international de stupéfiant ;
- 2019 Sao Paulo : Nicola Assisi, super narco-broker surnommé « le Fantôme de Calabre », et son fils Patrick, 36 ans, qui vivaient au Brésil ;
- 2019 Bolivie : Paolo Lumia, sicilien qui avait très certainement pris la place de Salvatore Miceli au Vénézuela comme principal broker des mafias ;
- 2019 Montevideo : Rocco Morabito. Il s’évade toutefois de sa prison uruguayenne ;
- 2019 Vénézuela :Gina Alessandra Forgione, devenue Clara Ines Garcia Rebolledo
Ainsi, si les italiens venaient à manquer, il semble que les femmes sud-américaines sont prêtes à prendre le relais. Lors de la dernière enquête du procureur Nicola Graterri, des vénézuéliennes comme « tante Gina » et Clara Ines Garcia Rebolledo étaient les relais du très puissant clan Mancuso de Limbadi (Calabre)
Mais c’est la figure de Claudio Locatelli, un Italien du Nord, qui marque les esprits. Installé en Espagne et en France, il fait le lien entre les cartels latino-américains et les mafias napolitaine et calabraise. Sa force est d’avoir investi dans l’achat de nombreux bateaux pour assurer le transport de la drogue. Locatelli rencontre à Gibraltar Marc Fiévet, un « aviseur[9] »des douanes françaises[10]. Les informations que fournit ce dernier, infiltré dans le réseau Locatelli, sont édifiantes. Selon lui, Locatelli est un informateur de la DEA (Drug Enforcement Administration)américaine, ce qui lui permet d’échapper pendant des années à la prison en sacrifiant d’autres narco-organisations. L’impunité est la clé dans ce type de trafic et les instances de lutte contre le trafic en sont les pivots !
Le blanchiment au cœur de la transnationalité
En 2010, la Coupe du monde de football débute en Afrique du Sud où se cache Don Vito Palazzolo, affilié à Cosa Nostra. Le boss Vito Von Palace – d’après son nouvel état civil – est en « cavale » depuis 30 ans dans la ville du Cap. Il fait figure d’icône de la transnationalité mafieuse, incarnant la mafia présente sur tous les continents afin de faire fructifier les revenus du crime, de s’approvisionner en produits illicites ou d’échapper à la justice de son pays d’origine. Il ne peut être extradé en Italie parce que le délit d’association mafieuse n’existe pas en Afrique du Sud. Pendant trente ans, il a corrompu tous les régimes afin d’être à l’abri. Il possède de nombreuses entreprises légales, dont des parts dans des mines de diamant. Il est aussi un « juge de paix » entre les différents gangs de la ville du Cap. Au mois de décembre 2012, alors qu’il se trouve en Thaïlande, il est arrêté puis extradé en Italie. Il a est aujourd’hui détenu à l’isolement strict, en vertu de l’article 41bis du code pénal italien, réservé aux mafieux de haut rang.
Dans les années quatre-vingt-dix, l’Observatoire géopolitique des drogues avait déjà alerté l’opinion de la présence, dans la partie hollandaise de Saint-Martin, du clan Corallo de la mafia sicilienne. Le clan blanchit et investit dans le tourisme et le jeu. En 2012, la justice italienne démontre que Francesco Corallo, 54 ans, a obtenu un prêt litigieux de 148 millions d’euros auprès de la Banca Popolare di Milano pour sa société Atlantis/Bplus. Le directeur de cette banque, arrêté en mai 2012, est soupçonné d’avoir accordé ce prêt en échange d’une rétrocommission d’un million d’euros. En août 2013, Corallo se constitue prisonnier à Rome, puis est placé aux arrêts domiciliaires, avant que cette mesure ne soit levée. Depuis, il se trouverait en République dominicaine, pays dont il possède un passeport, ou aux Îles Vierges britanniques. Au mois de novembre 2014, la justice italienne a convaincu les autorités de l’île d’enquêter. Le procureur de Curaçao souhaite démontrer que le mafieux italien a financé la campagne de l’ancien Premier ministre de Curaçao, Gerrit Schotte (2010-2012). Le mafieux Corallo devait même être nommé dans l’exécutif de la Banque centrale de Curaçao et de Saint-Martin, mais le Premier ministre a dû abandonner cette décision après la publication d’articles évoquant ses liens avec Cosa Nostra.
En 2011, la France découvrait qu’un clan de la mafia calabraise (quatre frères déjà condamnés de manière définitive par la justice italienne dans les années quatre-vingt-dix) possédait une entreprise de terrassement à Menton. Les frères Pellegrino avaient, en deux ans, obtenu au moins six contrats de terrassement de la part de promoteurs privés. De ces chantiers vont naître des immeubles de standing. L’un d’eux abrite désormais la Gendarmerie nationale ; un autre, la Maison de la Justice ; et un troisième, une collectivité territoriale. La justice italienne mettra fin aux activités des frères Pellegrino qui avaient mis à feu et sang la région de Vintimille/Bordighera/San Remo. En l’absence d’enquête du côté français, nous ne savons pas pourquoi les frères Pellegrino faisaient affaire à Menton en toute impunité. Dans une écoute téléphonique datant de 2008, deux frères Pellegrino parlaient ainsi :
Gianni Pellegrino : « Michele, j’ai une bonne nouvelle »
Michele Pellegrino:« Dis-moi. »
G.P : « J’ai obtenu un chantier. »
M.P : « Lequel ? »
G.P : « Le caravelle. C’est à Eze pour 19 000 mètres cube d’excavation… Je l’ai pris pour 12 euros l’excavation et pour 18 euros le transport. Le tout à 30 euros… Et aujourd’hui, j’ai conclu des contrats pour un million d’euros… »
Il ne reste plus qu’à enquêter pour savoir s’il s’agit de blanchiment…
[1]Cf. Crimhalt.org, site internet coordonné par Fabrice Rizzoli
[2]https://cf2r.org/actualite/les-mafias-italiennes-en-2019/
[3]Cf.Fabrice Rizzoli, « Pouvoirs et mafias italiennes ; contrôle du territoire contre état de droit », Pouvoirs, n°132, janvier 2010, p. 41-55.
[4]https://cf2r.org/actualite/de-san-luca-a-duisburg-la-faida-et-la-ndrangheta/
[5]A contrario du modèle communautariste anglo-saxon.
[6]Assemblée nationale, Rapport de la Commission d’enquête sur les moyens de lutter contre les tentatives de pénétration de la mafia en France, no 3251, remis le 27 janvier 1993.
[7] https://www.mafias.fr/2013/07/27/le-concept-de-narco-comptoire-cite-sur-bfmtv/
[8] https://cf2r.org/actualite/demantelement-dun-vaste-trafic-de-drogue-entre-le-continent-americain-et-leurope/
[9]Informateur embauché et rémunéré par les douanes pour cette tâche.
[10]Cf. le film Gibraltar(Julien Leclercq, 2013) et le roman du même nom (Michel Fiévet, éd. Michel Lafon, 2013), qui retracent son histoire.