Les installations spatiales de la Chine en Argentine
Giuseppe GAGLIANO
En avril 2024, à la suite d’une visite en Argentine du chef du Southern Command des États-Unis, le général Laura Richardson, une équipe de fonctionnaires gouvernementaux argentins, de scientifiques et d’autres experts a effectué une inspection poussée du radar spatial profond (Deep Space Radar) installé par la République populaire de Chine (RPC) dans la province de Neuquén. La délégation comprenait du personnel des ministères de la Science et de la Technologie, de l’Énergie, de la Stratégie nationale et des Affaires étrangères d’Argentine, de l’Agence nationale des communications (ENACOM) et de l’Agence spatiale nationale (CONAE). Bien que les fonctionnaires argentins aient visité périodiquement l’installation depuis son lancement, l’inspection d’avril 2024 a mis en lumière la controverse continue sur l’installation gérée par la RPC, qui fait l’objet de débats et de spéculations depuis que le gouvernement de Cristina Fernández et ses homologues de la RPC ont signé le contrat autorisant la construction de l’installation en 2014.
Du côté américain, le général Richardson et d’autres fonctionnaires américains ont exprimé publiquement leur inquiétude quant à l’utilisation potentielle militaire de l’installation. Ces risques ont augmenté en raison de son fonctionnement par le China Satellite Launch and Tracking Control General (CLTC), qui fait partie de la Force de soutien stratégique de l’Armée populaire de libération (APL). Le risque que l’installation puisse être utilisée par les Chinois à des fins militaires, de renseignement ou à d’autres fins non désirées par le gouvernement argentin est encore accru par l’absence de présence physique régulière ou de surveillance directe par les autorités argentines.
La controverse sur le radar spatial profond de la RPC à Neuquén et les menaces potentielles qu’il pose doit être comprise dans le contexte plus large d’une possible future guerre États-Unis/Chine, ainsi que dans le contexte plus large des engagements spatiaux de la RPC avec l’Argentine et la région. Plusieurs gouvernements argentins depuis plus de trois décennies se sont engagés avec la RPC dans une série toujours plus large d’activités liées à l’espace. Cet engagement a été encouragé, en partie, par des relations politiques généralement amicales et par l’espoir de tirer parti de relations commerciales devenant de plus en plus importantes pour l’Argentine, dans le contexte d’un environnement international où les tensions et la perspective d’hostilités militaires entre la RPC et les États-Unis n’étaient pas aussi aiguës qu’elles le sont aujourd’hui. Dans ce contexte, ce sont surtout les gouvernements péronistes qui ont pris des engagements envers la RPC dans des conditions de transparence limitée, lesquels ont fourni des bénéfices limités à l’Argentine, ont miné la souveraineté nationale et créé des risques d’utilisation par la RPC du territoire national argentin à des fins militaires contre l’Occident en cas de guerre.
Une collaboration ancienne
La collaboration spatiale entre l’Argentine et la RPC remonte aux années 80, notamment via un accord de 1989 pour implanter une station d’observation sino-argentine à l’Observatoire astronomique Félix Aguilar dans le département argentin de San Juan. Dans les années qui suivirent, la coopération s’est intensifiée alors que la Chine se dotait d’une capacité de lancement spatial et de satellites de plus en plus puissante et que l’Argentine, dont l position dans la partie sud de l’hémisphère occidental était stratégique, produisait des efforts pour développer ses propres capacités spatiales.
En novembre 2004, lors d’une visite d’État en Argentine du président de la RPC Hu Jintao, les deux gouvernements ont signé un protocole d’accord sur « la coopération technologique dans l’utilisation pacifique de l’espace ». Le document exprimait l’intérêt de la RPC à fournir à l’Argentine des services de lancement spatial, des composants de satellites et d’autres technologies liées à l’espace. En mai 2005, les deux pays ont fait une déclaration d’intérêt plus spécifique concernant le soutien technique de la RPC au fabricant de satellites argentin INVAP, ainsi qu’un certain niveau de participation possible de la RPC au programme satellitaire argentin ARSAT. Toutefois, la tentative de la Chine de participer à ARSAT n’a finalement pas réussi, INVAP ayant signé un contrat avec Astrium et Thales Alena Space pour développer le satellite et avec Arianespace. Cependant, les efforts de la Chine et ses interactions avec les Argentins ont jeté les bases d’une relation durable dans le domaine spatial qui ont conduit la RPC à collaborer plus étroitement avec l’Argentine au cours des années suivantes.
En 2006, Buenos Aires a signé un accord permettant à la RPC de construire une station de télémétrie laser satellite à l’Observatoire astronomique Félix Aguilar. Pendant cette période où la RPC cherchait à étendre sa coopération spatiale avec l’Argentine, elle fournissait également des services de lancement de satellites et des technologies spatiales et établissait des relations dans le secteur spatial avec divers autres États d’Amérique latine. Cela incluait : le co-développement et le lancement de satellites avec le Brésil, dans le cadre du Programme de satellites pour la recherche terrestre Chine-Brésil ; la fabrication de satellites, d’infrastructures au sol et le soutien à la formation spatiale pour le Venezuela et la Bolivie ; l’exploitation d’un observatoire au Chili à partir de 2013 ; et la collaboration avec le Pérou sur les technologies et les données spatiales à partir de 2006 par l’intermédiaire de l’Organisation pour la coopération spatiale Asie-Pacifique (APSCO).
Dans ce contexte, la signature de partenariats régionaux dans le secteur spatial, l’accord de 300 millions de dollars que le gouvernement péroniste argentin de Cristina Fernández a signé en 2014 pour permettre à la RPC de créer une installation de suivi et d’acquisition de données spatiales à Bajada de Agrio – une partie reculée de la province de Neuquén -, peut logiquement être interprété comme l’accroissement de l’engagement spatial de la Chine dans la région. En effet, l’installation a été la première de ce genre à être construite et gérée par la RPC en dehors de la Chine. L’accord des Argentins afin de permettre au CLTC, partie des Forces de soutien stratégique de l’Armée populaire de libération, de gérer une installation de manière quasi-souveraine sur le territoire argentin, sans présence permanente de représentants argentins dans l’installation et sans la mise en place de mécanismes fiables de surveillance technique constante, est également sans précédent, ce qui a généré la controverse sur l’installation de Neuquén.
Le gouvernement argentin de Cristina Fernández a aggravé celle-ci en refusant de révéler les détails des engagements pris avec la Chine concernant l’installation, ni les aspects techniques de son fonctionnement et de sa supervision.
Dans le même temps, à Rio Gallegos, dans le sud du pays, l’entreprise chinoise Emposat, liée à la China Aerospace Science and Technology Corporation (CASC), détenue par l’État chinois, a exploré le projet d’une installation avec quatre antennes pour fournir des capacités de suivi, de communication ou d’acquisition de données aux latitudes les plus méridionales et proches des orbites polaires.
Dans le domaine commercial, la société argentine Satellogic a cherché à utiliser la RPC pour lancer en orbite de petits satellites (Clark, 2020), bien que finalement cette tentative n’ait pas abouti.
La collaboration spatiale entre la Chine et l’Argentine a probablement été guidée, en partie, par les efforts du gouvernement argentin pour maintenir une relation positive avec la RPC dans d’autres secteurs, espérant attirer davantage d’investissements de la part des entreprises chinoises et l’achat de produits argentins. Elle a également été façonnée par un partenariat stratégique dans lequel l’amitié avec la RPC a aidé l’Argentine à diversifier ses relations politiques loin des États-Unis et à jouer un rôle plus fort en tant qu’acteur sud-américain et régional majeur, sur un continent où la majorité des gouvernements sont orientés à gauche.
En ce qui concerne les espoirs de l’Argentine d’un partenariat commercial plus large avec la Chine, au cours des deux décennies de 2002 à 2022, les exportations argentines vers la RPC ont presque décuplé, passant de 1,09 milliard de dollars en 2002, peu après l’acceptation de la RPC dans l’Organisation mondiale du commerce, à 7,93 milliards de dollars en 2022. L’expansion des exportations argentines de graines de soja, de viande bovine et d’orge joue un rôle particulièrement important dans cet accroissement des échanges. Au cours de la même période, les importations argentines en provenance de la RPC ont été multipliées par 53, atteignant 17,5 milliards de dollars en 2022.
Parallèlement à l’expansion du commerce argentin avec la RPC, les entreprises basées en RPC ont également joué un rôle de plus en plus important en tant qu’investisseurs dans le pays. Il y a eu 57 investissements chinois importants en Argentine au cours de la période 2000-2022, pour un total de 18,2 milliards de dollars. Les investissements des entreprises chinoises concernaient d’importants projets dans des secteurs tels que le pétrole, l’exploitation minière traditionnelle, l’agro-logistique et les télécommunications, ainsi que la génération et la transmission d’énergie et le lithium. Pour faciliter les relations commerciales, l’Argentine et la Chine ont établi un accord de SWAP de 18 milliards de dollars que le gouvernement Fernández a utilisé pour régler une partie du paiement dû au Fonds monétaire international (FMI).
Dans le domaine politique, en 2004, la RPC a reconnu l’Argentine comme un « partenaire stratégique ». En 2014, les deux pays ont élevé cette relation à un « partenariat stratégique global » et ont créé un groupe de travail ministériel pour faciliter l’avancement de la relation dans les secteurs stratégiques. La Chine a également soutenu l’Argentine dans ses revendications contre la Grande-Bretagne concernant la souveraineté des îles Malouines (Falklands), pour lesquelles elle avait perdu une guerre contre Londres en 1982.
Buenos Aires a également collaboré avec Pékin dans les affaires de sécurité, en menant des échanges militaires réguliers et des visites institutionnelles, en achetant un nombre limité de véhicules blindés chinois et en évaluant l’acquisition d’avions de combat et de véhicules de patrouille chinois. En février 2022, avec plusieurs projets d’infrastructure de plusieurs milliards de dollars confiés à des entreprises basées en RPC, le président argentin Fernández a effectué un voyage de haut niveau en Chine et en Russie où il a parlé avec enthousiasme du développement des relations, des projets actuels et futurs de plusieurs milliards de dollars et a adhéré à l’initiative chinoise Belt and Road Initiative (BRI).
Bien que de nombreux projets d’infrastructure et des acquisitions de matériels militaires de RPC se soient arrêtés pour des raisons économiques avec la fin de l’administration Fernández en 2023, la coopération spatiale avec Pékin s’est poursuivie, la partie argentine était motivée par l’espoir de plus grands bénéfices financiers, er l’affirmation d’une plus grande souveraineté argentine , raisons pour lesquelles les demandes de contrôle sur la station spatiale peuvent avoir été reléguées au second plan.
Il est évident que le développement et le lancement de satellites pour le compte de pays tiers comme l’Argentine (mais aussi le Brésil, le Venezuela, la Bolivie et d’autres) facilitent le développement du programme spatial commercial et scientifique de la Chine, tout en lui fournissant une rémunération et en soutenant son leadership technologique dans un secteur économique stratégique.
Des arrières-pensées évidentes
La position géographique de l’Argentine la rend particulièrement attrayante pour la RPC, tant à des fins spatiales commerciales et scientifiques mais également à des fins militaires, ce que le gouvernement argentin n’est pas facilement en mesure de surveiller ou de prévenir.
Le Deep Space Radar de Neuquén ou la station de télémétrie laser et le radiotélescope sino-argentin de l’Observatoire Félix Aguilar, peuvent potentiellement être exploités pour localiser la position et la trajectoire prévisible d’objets dans l’espace comme les satellites américains, afin de les cibler en temps de guerre. Les antennes paraboliques auxquelles la RPC a accès ou qu’elle exploite en Argentine et ailleurs dans la région pour communiquer avec ses véhicules spatiaux C en temps de paix peuvent également être utilisées pour intercepter certains signaux des satellites américains et pour un décryptage ultérieur en temps de guerre ou de paix. Les moyens spatiaux de la RPC dans la région peuvent également être utilisées pour communiquer avec des satellites, des ballons, des appareils militaires et spatiaux survolant l’hémisphère occidental.
Cette capacité pourrait permettre à la RPC de recevoir et de transmettre des données de surveillance et d’attaquer ses adversaires de manière plus efficace en temps de guerre. À titre d’illustration, en 2021, par exemple, l’Armée populaire de libération a testé avec succès un système de bombardement orbital fractionné (FOBS) avec un véhicule de glissement hypersonique (HGV), qui pourrait théoriquement être envoyé par la RPC sur le pôle Sud pour attaquer des objectifs stratégiques américains.
Ainsi, ces nombreuses accords ou projet donnent à la Chine l’accès à de multiples installations dans les pays d’Amérique latine, ou à leurs données, ce qui pourrait mettre ces partenaires dans la position de collaborer involontairement avec la RPC contre l’Occident en temps de guerre. Cela inclut les installations principales et secondaires de suivi et de contrôle satellitaire instrumentées par la RPC au Venezuela et en Bolivie, les installations scientifiques au Chili et en Argentine, le partage de données avec le Pérou par l’intermédiaire de l’Organisation pour la collaboration spatiale Asie-Pacifique (APSCO) et la collaboration avec le Programme satellitaire pour les ressources terrestres Chine-Brésil (CBERS). Pékin cherche constamment à étendre la collaboration spatiale -via son projet d’établir une installation habitée sur la Lune, auquel les régimes populistes anti-américains du Venezuela et du Nicaragua accepté de participer.
Sources et références
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