Les clans dans la vie politique en Azerbaidjan
Viatcheslav AVIOUTSKII
L’Azerbaïdjan est considéré comme une pièce maîtresse dans la stratégie des Etats-Unis en Asie centrale. A la fois producteur d’hydrocarbures et transitaire potentiel du gaz turkmène, ce pays se trouve au centre de la rivalité américano-russe. Affaibli par le conflit du Haut-Karabakh, miné par des séparatismes de basse intensité, talyche et lezguine, l’Azerbaïdjan suscite les convoitises des majors occidentales intéressées par ses gisements d’hydrocarbures. Des milliards de dollars d’investissements occidentaux2 dépendent de la stabilité politique de ce pays qui a connu quatre coups d’Etat au début des années 1990.
Dans la politique intérieure azérie, les interactions de partis politiques ne recoupent pas les rivalités réelles. D’après certains analystes, aucun des partis enregistrés n’existe vraiment au sens occidental du terme. En revanche, ce sont les clans qui sont les vrais acteurs de la vie politique azérie. Ils réunissent des membres appartenant à des partis différents. Ainsi, un même parti peut réunir des représentants de différents clans. Enfin, certaines personnalités influentes de la vie politique azérie – « Poids lourds » de l’Azerbaïdjan, hommes d’affaires richissimes occupant des postes clef ou exerçant une influence informelle décisive sur le pouvoir – n’ont adhéré à aucun parti et préfèrent rester dans l’ombre.
Le clan principal : la « famille » Aliev
L’ancien président Heydar Aliev, décédé en 2003, a stabilisé la situation politique interieure en réduisant les libertés fondamentales, en muselant la presse indépendante et en manipulant et divisant l’opposition. Il s’est appuyé pour cela sur les clans qui lui étaient fidèles : le clan des Azéris d’Arménie3 et le clan de Nakhitchevan, l’enclave située entre l’Arménie et l’Iran, dont il était lui-même originaire, tout comme son prédecesseur, Aboulfaz Eltchibey . Ces deux clans ont des liens mutuels car nombre d’Azéris ayant résidé en Arménie s’étaient installés au Nakhitchevan à l’époque soviétique, à l’image du père de Heydar Aliev, qui semble être né en Arménie où il a passé sa jeunesse avant de s’installer à Nakhitchevan.
Pendant les deux mandats d’Aliev-père (1993-2003), l’Etat azéri a été progressivement « privatisé » par la « famille » du président. La « famille » Aliev a tout d’abord réussi à imposer son contrôle sur le business très lucratif des hydrocarbures. Cette branche est entièrement contrôlée par la SOCAR, la Compagnie nationale du Pétrole d'Azerbaïdjan, dont le fils d’Heydar, Ilham, avait été nommé au poste de vice-président par son père. En 1994, « le contrat du siècle » a été signé avec plusieurs majors occidentales du secteur pour l’exploitation des hydrocarbures azéris et la construction de l’oléoduc stratégique BTC (Bakou-Tbilissi-Ceyhan) permettant d’éviter le territoire russe. Opérationnel depuis l’année dernière, le BTC achemine le brut azéri à travers la Géorgie et la Turquie vers Ceyhan, sur la Méditerranée. Même si la SOCAR n’a pas été officiellement privatisée, cette société se trouve de facto en la possession de la famille Aliev qui en contrôle tous les postes.
D’après certaines sources, les membres du « clan Aliev » détiendraient à l’étranger des avoirs de 5 milliards de dollars, ce qui dépasse le budget annuel de l’État azéri fixé pour l’année 2006 à 4,5 milliards de dollars.
Transition difficile
En 2003, après le décès de Heydar Aliev, une période assez chaotique de transition a commencé. Son fils, Ilham avait pourtant semblé être « choisi » aussi bien par son père que par l’équipe dirigeante, soucieuse de ne pas perdre ses privilèges en cas d’alternance politique. Comme son père, le nouveau président Ilham Aliev a donc dû composer avec les principaux clans contrôlant la vie politique et économique du pays. Avec un président visiblement plus faible que son prédécesseur, les règlements de compte se sont multiplié, notamment à propos du partage des branches non pétrolières de l’économie. L’économie a en effet commencé à reprendre son souffle et a connu ces deux dernières années une croissance phénoménale (34,5% de la croissance du PIB en 2006), due, il est vrai, à l’envolée des prix du pétrole.
En octobre 2005, Ilham Aliev a dû gérer une crise politique grave liée aux élections législatives. L’opposition avait alors tenté d’organiser une « révolution orange » en Azerbaïdjan, en contestant les résultats du scrutin. Un oligarque azéri en exil aux Etats-Unis, Rassoul Gouliev (originaire du Nakhitchevan), ex-président du Parlement, a entrepris monté une action pour revenir au pays et se placer à la tête de l’opposition, afin de remplacer Aliev en cas de démission. L’avion de Gouliev a été cependant bloqué en Ukraine, son arrivée étant qualifiée de « tentative de coup d’Etat ». A la suite de ces événements, la « famille » a lancé une vague de représailles contre le personnel politique azéri et plus précisément contre deux clans : celui de Farhad Aliev (homonyme du Président, mais sans lien de parenté), ancien ministre du Développement économique, appartenant au « clan d’Alar », et Ali Insanov, ancien ministre de la Santé (clan d’ « Eraz »). Farhad Aliev et Insanov ont été accusés d’avoir fomenté un coup d’Etat à l’occasion des élections législatives de 2006 et arrêtés. Ils sont en actuellement jugés à Bakou dans le cadre d’un procès très médiatisé. Les observateurs internationaux s’interrogent : s’agit-il de procès politiques ou d’un règlement de comptes entre oligarques azéris lié à une nouvelle étape de partage des actifs de l’économie nationale ?
Les autres clans azéris
Trois autres clans ont renforcé leurs positions. Le premier clan connu comme « clan kurde » est celui de Beïlar Aïoubov. Il représente les intérêts de la communauté kurde d’Azerbaïdjan. Le général Aïoubov a des liens de parenté avec la « famille » du président par son mariage avec une nièce de Heydar Aliev. Pendant des années, Aïoubov a occupé un poste de confiance – celui de chef de la sécurité personnelle du Président et a réussi à ramasser une fortune phénoménale en s’emparant d’actifs dans l’Ouest du pays dominé par un de ses frères.
Le deuxième clan est dirigé par Kamaladdin Heydarov, actuel ministre des Situations d’urgence et ancien chef des douanes qu’il contrôle toujours par le biais de son successeur appartenant au même clan, Aydin Aliev. Depuis des années, Heydarov domine la quasi-totalité de l’économie azérie – en-dehors du secteur pétrolier – laquelle est fortement dépendante des importations.
Enfin, le troisième clan dit « clan de Nakhitchevan » est dirigé par le chef de l’Administration présidentielle Ramiz Mekhtiev, associé au ministre de l’Intérieur Ramil Oussoubov, dont les positions sont attaquées par le clan de Heydarov.
Quelles sont les perspectives d’évolution de la politique intérieure de l’Azerbaïdjan ? Après le procès en cours de deux chefs de clans, les autres clans se battent pour s’emparer des actifs des perdants, ce qui rend la situation instable à court et à moyen terme. Le président Ilham Aliev reste en position d’observateur prétendument « impartial ». Au fur et à mesure de l’aggravation des luttes claniques, la stratégie du président devient de plus en plus claire : renforcer ses positions en profitant de l’épuisement des autres clans dans des luttes intestines.
- 1 Docteur en géopolitique, enseignant-chercheur à l’OCRE-EDC (Observatoire centre de recherches en entrepreneuriat – Ecole des dirigeants et créateurs d’entreprise), spécialiste du monde russe et auteur de Géopolitiques continentales (Armand Colin, 2006), Les révolutions de velours (Armand Colin, 2006) et Géopolitique du Caucase (Armand Colin, 2005).
- 2 Essentiellement dans l’exploitation de gisements et la construction de l’oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan.
- 3 Connus dans la république sous le nom générique d’ « Eraz » (Arméniens d’Erevan).