L’enjeu environnemental dans la nouvelle rivalite Est-Ouest
Viatcheslav AVIOUTSKII
La géopolitique de l’énergie est désormais déterminante pour comprendre les enjeux des relations Est-Ouest. La dimension gazière et pétrolière de cette relation est exprimée par la domination croissante du consortium russe Gazprom qui intervient tantôt comme l’instrument de l’influence politique de l’Etat russe en Europe2, tantôt comme un monopoliste économique qui agit sans scrupules et dans l’esprit de prédation augmentant brutalement les tarifs pour certains pays aussi bien membres de l’Union européenne (pays baltes, Bulgarie et Roumanie) que pour des ex-républiques soviétiques (Ukraine, Géorgie, Moldavie et Biélorussie). Parallèlement à Gazprom, la Russie s’affirme comme un important fournisseur mondial de l’aluminium, de l’acier, du nickel ou des diamants.
Ainsi, le consortium gazier russe « Gazprom », qui contrôle 20% de la production mondiale de gaz, tisse en silence une toile d’araignée à l’échelle globale. Le 27 décembre 2006, la capitalisation boursière de Gazprom atteignait 270 milliards de dollars, plaçant celle-ci au cinquième rang dans le classement mondial des entreprises. La valeur du consortium russe reste sous-évaluée et devrait atteindre à terme 1 000 milliards de dollars. Gazprom transporte le gaz à travers un réseau impressionnant de pipe-lines : le consortium gazier russe détient le premier réseau de gazoducs du monde ( 155 000 kilomètres de gazoducs de transit et 463 400 kilomètres de réseaux de distribution).
Enjeu environnemental dans la géopolitique de l’énergie
Les grandes entreprises russes sont de grands pollueurs, notamment dans les zones de production (essentiellement en Sibérie), mais aussi le long des pipelines qui, à la suite de fuites parfois considérables, sont à l’origine de nombreuses catastrophes écologiques dissimulées dans la plupart des cas par les autorités russes. La société civile reste peu mobilisée sur cette question pourtant fondamentale pour l’avenir de la Russie, qui connaît une mortalité très élevée depuis les années 1970 sans doute en raison de la pollution non contrôlée. Actuellement, la Russie est un des rares pays du monde à perdre tous les ans entre 500 000 et 800 000 habitants. Aucun parti politique écologiste n’a réussi à s’imposer en Russie depuis la fin de l’URSS. Les seules à s’intéresser aux problèmes d’environnement restent quelques ONG occidentales dont la présence est encore tolérée par les autorités russes.
Sur ce fond de passivité et indifférence, la soudaine prise de conscience de l’administration russe des questions écologiques s’explique essentiellement par des enjeux politiques liés au lobbying de producteurs nationaux.
Affaire Shell (Sakhaline 2)
L’affaire Royal Dutch Shell peut servir d’exemple de l’instrumentalisation de l’environnement pour se débarrasser du concurrent indésirable. Dans le projet d’exploitation d’hydrocarbures off-shore de l’île de Sakhaline – connu sous le nom de « Sakhaline 2 » – le groupe anglo-néerlandais était l’actionnaire majoritaire (55%), associé à des partenaires russes et japonais. L’accord de partage de production a été considéré par la partie russe comme peu avantageux. Il avait été signé au milieu des années 1990 au moment d’une très grave crise économique et constitue le deuxième projet d’investissement avec la participation de partenaires occidentaux dans le domaine d’hydrocarbures, après la fusion de BP avec le pétrolier russe TNK.
Or, aujourd’hui, les sociétés nationales russes ne veulent plus partager les profits des projets juteux. Une campagne a été lancée à l’automne dernier par le ministère des Ressources naturelles russe, qui a accusé le pétrolier anglo-néerlandais de ne pas respecter l’environnement dans la zone d’exploitation. La partie russe a également souhaité suspendre la construction du gazoduc reliant l’île de Sakhaline au Japon, sous prétexte que ce pipe-line pourrait présenter un danger pour le monde marin dans une région de haute sismicité. Finalement, Royal Dutch Shell a perdu la licence d’exploitation qui lui avait été accordée par le ministère des Ressources naturelles il y a quelques années. En même temps, on lui a fait payer des amendes, s’élevant à plusieurs dizaines de milliards de dollars, pour la pollution de l’environnement causée après le début de l’exploration du site. Gazprom a proposé alors de racheter une grande partie des actions de l’anglo-néerlandais en devenant par conséquent l’actionnaire majoritaire de « Sakhaline 2 ». Après quelques tentatives de résistance et une intervention du gouvernement britannique, Royal Dutch Shell à cédé, en se contentant du statut d’actionnaire minoritaire. Les accusations du ministère ont été immédiatement abandonnées.
La plupart des observateurs considèrent que cette affaire de l’utilisation est la première utilisation en Russie de « l’arme environnementale » pour évincer ou affaiblir un partenaire indésirable. Il est vrai que le ministère des Ressources naturelles a suspendu les licences d’exploitation de plusieurs groupes russes tels Lukoil, mais il n’est jamais allé jusqu’à la suspension d’un projet aussi important que « Sakhaline 2 » pour lequel le montant d’investissements devrait s’élever à plus de 20 milliards de dollars.
Un autre cas d’éviction d’un concurrent occidental est celui de BP qui, en association avec le russe TNK, devait exploitait un grand gisement gazier « Kovykta » en Sibérie orientale (région d’Irkoutsk), en vue de construire un gazoduc pour exporter ce gaz en Chine. Après avoir mis en cause le tracé de l’itinéraire pour des raisons écologiques, TNK-BP s’est vu également refuser l’accès au gazoduc de Gazprom. Le ministère des Ressources naturelles a accusé alors le groupe de ne pas respecter les engagements sur le volume de production devant être atteint en 2007 et a envisagé de suspendre sa licence d’exploitation pour la transférer à Gazprom. Dans ce cas, « l’arme environnementale » – considérations écologiques sur le tracé du futur gazoduc qui semblait être trop proche du Baïkal – a été associée à la pression que le consortium russe a exercée sur son concurrent en tant que transporteur unique de gaz, privant TNK-BP de l’accès à ses gazoducs.
Affaire Nord-Stream
Le gazoduc sous-marin Nord Stream doit relier la Russie à l’Allemagne, via la mer Baltique, pour éviter les pays baltes et la Pologne, considérés comme trop conflictuels et peu fiables en tant que transitaires pour le gaz russe à destination de l’Europe occidentale. Evidemment, ces pays se sont opposés à ce projet en évoquant, entre autres, des considérations écologiques. Ils ont été rejoints par la Suède -très susceptible en la matière – mais aussi par la Finlande, qui reste assez dépendante de la Russie. Cette « offensive écologique » réunit ainsi plusieurs pays membres de l’UE et n’est pas directement dirigée contre la Russie, peu soucieuse en réalité des questions environnementales, mais contre l’Allemagne où la société civile est très susceptible à la problématique écologiste et où les Verts restent très influents en tant que force politique.
Pour le moment, le front anti-Nord Stream, réunissant des riverains assez hétérogènes de la mer Baltique, pèse peu dans le rapport de forces avec l’Allemagne, dépendante de longue date du gaz russe et engagée économiquement au sein de Gazprom3. Cependant, le projet Nord-Stream risque de se retrouver à terme au centre de rivalités infra-européennes, mais aussi Est-Ouest, et les considérations écologiques associées à une forte mobilisation de la société civile dans les pays riverains constitueront un obstacle de taille que les opérateurs de ce projet refusent de voir pour le moment.
Conclusion
Les relations russo-occidentales sont aujourd’hui globalement très différentes de celles de la Guerre froide. Les considérations idéologiques ont laissé la place à des rivalités essentiellement économiques qui prennent parfois la forme d’affrontements brutaux avec l’utilisation de l’arme énergétique (guerres du gaz), mais aussi, plus récemment, de l’arme environnementale : c’est là un phénomène relativement nouveau pour la Russie.
- 1 Docteur en géopolitique, enseignant-chercheur à l’OCRE-EDC (Observatoire centre de recherches en entrepreneuriat – Ecole des dirigeants et créateurs d’entreprise), spécialiste du monde russe et auteur de Géopolitiques continentales (Armand Colin, 2006), Les révolutions de velours (Armand Colin, 2006) et Géopolitique du Caucase (Armand Colin, 2005).
- 2 « Gazo-dépendance » de l’UE à l’égard de son principal fournisseur – plus de 30% de ses importations en provenance de la Russie.
- 3 Les Allemands Deutsche UFG filiale de Deutsche Bank et E.ON Ruhrgas détiennent respectivement 3% et 6,43% des actions du consortium russe.