Le yémen, nouvel épicentre d’al-qaida « canal historique » ?
Alain RODIER
La situation qui prévaut au Yémen est catastrophique. Le pays est globalement coupé en deux entre les forces de la coalition militaire emmenée par l’Arabie saoudite[1], qui soutient le pouvoir légal de Abd Rabbo Mansour Hadi, et les rebelles al-Houthis alliés aux partisans de l’ancien président Ali Abdallah Saleh, qui occupent l’ouest du pays. Mais les salafistes-djihadistes d’Al-Qaida dans la péninsule arabique (AQPA) et de Daesh (Etat Islamique/EI) se sont installés entre les deux belligérants, occupant des portions de territoire (provinces d’Hadramaout, d’Al-Jawf, d’Al-Bayda, d’Aden) qui sont devenues de véritables “zones grises“. Pour compliquer la donne, des partisans d’une partition Nord/Sud du Yémen sont présents dans la région d’Aden.
Les combats alternent avec des négociations menées en Suisse et différents cessez-le-feu qui ne sont généralement respectés que quelques heures. C’est dans ce contexte qu’Al-Qaida « canal historique » renforce ses positions, y compris à Aden, la capitale provisoire du gouvernement yéménite légal.
Une situation de terrain inextricable
Les rebelles tiennent tout l’ouest du pays qu’ils ont conquis début 2015 au départ de leur fief de Saada. Ils se sont emparés de la capitale Sanaa, puis de Taez, poussant jusqu’au détroit de Bab-el-Mandeb qui commande l’entrée de la mer Rouge. A noter que l’île stratégique d’Hanish, située à l’entrée nord du détroit, a été reconquise par la coalition arabe emmenée par Riyad, le 10 décembre. A l’été, cete coalition a repris l’offensive, s’emparant du sud-ouest du pays et en particulier d’Aden en juillet 2015. Le gouvernement légal du Premier ministre Khaled Bahah, qui était réfugié à Riyad depuis début 2015, y est revenu en septembre afin d’y établir sa « capitale provisoire », en attendant la reconquête espérée de Sanaa. Le 6 octobre, il est reparti en catastrophe en Arabie saoudite après que l’hôtel Al-Qasr dans lequel il résidait ait été visé par une attaque terroriste revendiquée par Daesh. Khaled Bahah a bien laissé en place des forces de police commandées par le général Mohamed Mussaed mais ce dernier avouait rencontrer les pires difficultés dans les négociations qu’il mène avec les milices de la « résistance populaire », un amalgame d’anciens militaires, de forces tribales, d’islamistes et de sécessionnistes sudistes dont le « Mouvement du Sud » (Al-Hirak), dirigé par l’ex vice-président du Yémen du Sud, Ali Salem Al-Beidh. Ce regroupement hétéroclite qui lutte contre les rebelles n’a jamais fait allégeance au pouvoir légitime du président Hadi. Le gouvernement est revenu s’installer à Aden le 15 novembre 2015. Fait symptomatique, le général Mussaed a été remplacé en décembre par Shalal Ali Shaye, qui appartient à au mouvement sudiste Al-Hirak.
La coalition qui s’est donné pour mission de « finir le travail » en chassant les rebelles de l’ouest du pays semble désormais piétiner malgré les bombardements intenses auxquels elle se livre. Selon l’ONU, ils auraient fait 6 000 tués, dont 50% de civils. Elle-même subit des pertes notables dont celles du colonel saoudien Abdullah Al-Sahyan et de l’emirati Sultan Al-Ketbi, tous deux tués début décembre 2015. Selon les Nations Unies, le Yémen connaît aujourd’hui un vrai désastre humanitaire. Preuve en est, les réfugiés n’hésitent plus à tenter de rejoindre la Somalie où pourtant, la guerre civile perdure également.
Les salafistes-djihadistes d’Al-Qaida « canal historique » – via sa branche AQPA – et de Daesh profitent de cette situation pour renforcer leurs positions.
Al-Qaida : un nouveau leader sort de la clandestinité
Au cours des années passées, AQPA a pris une importance sans précédent au sein d’Al-Qaida « canal historique ». Son émir, Nasir al-Wuhayshi a été désigné en 2013 comme « manager général », c’est-à-dire numéro deux de l’organisation et successeur éventuel du docteur Al-Zawahiri si celui-ci venait à disparaître. Wuhayshi a été tué par un drone américain le 12 juin 2015 et remplacé par Qasim Al-Raymi comme émir d’AQPA. Mais, pour l’instant, ce dernier ne semble pas avoir été promu « manager général » de la nébuleuse. Il est épaulé par Hamad Al-Tamimi et Ibrahim Ahmed Mahmoud Al-Qosi – alias le cheikh Khubayb Al-Sudani -, un ancien pensionnaire de Guantanamo renvoyé au Soudan en 2012.
Aujourd’hui à Aden, la bannière d’Al-Qaida « canal historique » flotte sur plusieurs bâtiments officiels ainsi que sur les installations portuaires. Cette ville est sillonnées d’hommes en armes encagoulés qui se revendiquent de la « résistance populaire » sans savoir à quelle faction ils appartiennent vraiment. Les rares forces gouvernementales étant impuissantes, une économie criminelle est en train de se mettre en place. Comme AQPA contrôle déjà le port d’Al-Mukallah, les différents trafics lui permettent de collecter d’importants fonds qui vienne financer la nébuleuse.
AQPA possède par ailleurs deux importants organismes de propagande : les magazines Sada al-Malahem (en arabe) et Inspire (en anglais). Un nouvel intervenant très surprenant est apparu dans la propagande d’AQPA à la mi-décembre 2015. Il s’agit de Abou Al-Hassan Al-Hashim – alias Ibrahim Abou Saleh. Très curieusement, cet activiste islamique de la première heure était très peu connu des services de renseignement. En effet, cet Egyptien aurait commencé à étudier la théologie au sein de la prestigieuse université Al-Azhar du Caire avant de rejoindre le Jihad islamique égyptien (JI) en 1979/80, alors dirigé par le docteur Ayman Al-Zawahiri. Il se serait rendu en Afghanistan en 1989 ou 1990 où il aurait rencontré de nombreux lieutenants d’Oussama Ben Laden aujourd’hui décédés. Il aurait ensuite reçu l’ordre d’aller au Yémen pour y répandre la foi islamique contre le communisme et le sécularisme. Après un bref retour en Afghanistan en 1992 ou 1993, il aurait été chargé de diriger la logistique d’Al-Qaida au Yémen. Il devait aussi engager des pourparlers avec les étudiants, les notables et les chefs de tribus. Il aurait participé à la fondation d’AQPA en 2009 et aurait été nommé membre de la choura – l’organe de commandement du mouvement – en charge de la sécurité.
Abou Al-Hassan Al-Hashimi
Il apparaît aujourd’hui, non seulement comme le porte-parole d’AQPA, mais plus largement comme celui d’Al-Qaida « canal historique ». Le retour sur le devant de la scène d’un activiste historique dont la discrétion lui a permis d’échapper aux radars des services de renseignement américains, peut être analysé comme un signe de faiblesse de la nébuleuse initiée par Oussama Ben Laden. A savoir que des « seconds couteaux » sont désormais promus à des postes de responsabilité car les ressources humaines commencent à faire défaut, soit en raison des pertes infligées, soit à cause du nombre de défections en direction de Daesh qui est de plus en plus attractif pour les djihadistes ayant soif de victoires à court ou moyen termes.
Il n’en reste pas moins qu’AQPA est traditionnellement le bras armé d’Al-Qaida « canal historique » pour les opérations extérieures. Tout le monde a en mémoire l’attaque contre Charlie Hebdo en janvier 2015 qui avait été préparée et revendiquée depuis le Yémen. Il faut aussi se rappeler que depuis les printemps arabes de 2011, une partie de l’état-major d’Al-Qaida « canal historique » aurait rejoint le Yémen jugé plus sûr que les zones tribales pakistanaises.
Par contre, ce qui est particulièrement inquiétant, c’est la stratégie résolument offensive évoquée par Abou Saleh. A savoir, il affirme que le djihad est une guerre menée contre les « croisés et les juifs », soulignant que les érudits de l’islam n’acceptent pas le silence qui règne sur l’occupation de la Palestine, de l’Arabie saoudite qui abrite les lieux saints et de l’Andalousie toujours « occupée » par les chrétiens. Pour lui, le combat sacré ne se terminera pas tant que la charia n’aura pas été établie sur l’ensemble du monde musulman. Il rappelle que l’objectif d’Al-Qaida « canal historique » est de rétablir le califat islamique qui a été dissout en 1924. Il fait référence à plusieurs « penseurs » dont le théologien Taqi Ad-Din Ahmad Ibn Taymiyyah (1263-1328), le chef de guerre afghan Yunis Khalis (1919-2006) et Jalaluddin Haqqani.
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Enfin, il reste le problème de Daesh qui est présent dans la région de Sanaa – via la wilaya Sanaa apparue en avril 2015 – et dans le sud où la wilaya Aden-Abiane aurait été à l’origine de l’assaut lancé sur l’hôtel Al-Qasr et de la mort de Jaafar Mohamad Saad, le gouverneur d’Aden, le 6 décembre 2015[2]. L’origine exacte de la wilaya Aden-Abyane est mystérieuse. Ce groupe fait preuve d’un professionnalisme que l’on rencontre surtout chez AQPA. Il s’agit peut-être d’une branche dissidente qui a décidé de faire cavalier seul.
En dehors de la situation chaotique qui prévaut dans la région, l’inquiétude provient du fait que les deux mouvements salafistes-djihadistes – Al-Qaida « canal historique » et Daesh qui partagent la même idéologie – sont en concurrence pour attirer l’attention sur leur combat. Cela peut se traduire par une « course à l’attentat » où le Yémen joue un rôle de « base de départ » important même si d’autres contrées comme la Libye peuvent également remplir cette fonction. C’est une question de « prestige » qui permet ensuite de se poser en seul et unique mouvement légitime défendant la cause des « musulmans opprimés ». A cette fin, les deux formations reprennent la stratégie prônée par un idéologue d’Al-Qaida « canal historique », Setmarian Nazar – alias abou Moussab al-Suri – dans son ouvrage L’Appel à la résistance islamique globale [3]. Il y a à craindre que des activistes utilisent des savoir-faire parus dans le dernier ouvrage mis en ligne le 18 octobre 2015 par Daesh Safety and Security Guidelines for Lone Wolf Mujahideen. Il s’agit d’une mise à jour d’un manuel d’Al-Qaida intitulé Terror Industry publié une première fois en 2010. Tous deux découlent des théories d’Al-Suri [4].
[1] Arabie saoudite, Emirat arabes unis (EAU), Egypte, Soudan, Jordanie, Qatar, Bahreïn, Koweït et Maroc. Le Pakistan sollicité a refusé de s’associer directement à l’opération.
[2] Il a été remplacé par Aydarus Al-Zudaidi. Ce dernier est un partisan d’Al-Hirak qui ne reconnaît pas officiellement le gouvernement légal (des tractations sont toutefois en cours).
[3] Première version sortie en 2000.
[4] L’originalité des dernières consignes réside dans deux points. Primo, se fondre dans le paysage où ils opèrent en bannissant tout signe distinctif propre à l’islam (et même ne pas hésiter à arborer des crucifix). Secundo, survivre pour mener plusieurs actions à la suite.