Le « Regime Change », grande spécialité américaine
Giuseppe GAGLIANO
Durant le conflit entre l’Iran et l’Irak dans les années 80, la Syrie de Hafez al-Assad, père de l’actuel président Bachar al-Assad, occupait une position de grande importance stratégique, avec des implications significatives pour les intérêts américains dans la région. Un document secret de la CIA daté du 14 septembre 1983 décrivait la Syrie comme une menace pour les États-Unis, en raison de son soutien à divers groupes terroristes et de son occupation au Liban, allant à l’encontre des intérêts américains et d’alliés comme Israël. La fermeture de l’oléoduc irako-syrien avait également endommagé l’économie de l’Irak, risquant d’étendre encore le conflit avec l’Iran.
La CIA envisagea alors diverses stratégies pour exercer une pression sur Assad, y compris la possibilité d’une menace militaire coordonnée par l’Irak, Israël et la Turquie, pays limitrophes de la Syrie. Ankara, en particulier, avait des raisons de mécontentement envers Damas à cause du soutien qu’Assad avait fourni aux militants kurdes et arméniens, une situation considérée comme un acte hostile par la Turquie.
Dans un autre document, daté du 30 juillet 1986 et provenant du Foreign Subversion and Instability Center de la CIA, intitulé Syria : Scenarios of Dramatic Political Change, différentes hypothèses pour évincer Assad du pouvoir étaient analysées. La CIA prévoyait qu’une réponse disproportionnée du gouvernement syrien à des protestations mineures pourrait déclencher des troubles à grande échelle, pouvant aboutir à une guerre civile. Cette perspective prenait en compte l’équilibre ethnique et confessionnel fragile en Syrie. Un gouvernement sunnite au pouvoir aurait pu réduire l’influence soviétique dans la région, étant donné le soutien de l’URSS au régime d’Assad dominé par les Alaouites.
Le document de 1986 mettait également en garde contre les risques d’un gouvernement faible à Damas qui pourrait faire du pays un pivot pour le terrorisme. Les intérêts américains étaient clairs : un gouvernement sunnite pro-occidental pourrait faire diminuer la tension avec Israël et être plus ouvert à l’aide et aux investissements de l’Occident. Cependant, la préoccupation existait qu’un pouvoir sunnite puisse tomber sous le contrôle de fondamentalistes, qui auraient pu établir une république islamique hostile à Israël et soutenir le terrorisme ; cette préoccupation reste pertinente encore aujourd’hui.
Les tentatives de déstabilisation américaine en Syrie ont été largement illustrées par les WikiLeaks, qui ont montré comment, dès 2006, à travers des communications secrètes de l’ambassade américaine à Damas, les vulnérabilités du gouvernement syrien avaient étéidentifiées et étudiées. Ces points faibles incluaient les préoccupations des sunnites concernant l’ingérence iranienne, la situation des Kurdes et la présence d’extrémistes considérant la Syrie comme un refuge sûr.
Le document 06DAMASCUS5399_a du 13 décembre 2006 soulignait que, malgré la stabilité économique du pays et une opposition interne peu solide, il existait des opportunités afin d’exploiter la situation interne de la Syrie. En particulier, était souligné le danger de l’expansion de l’influence iranienne, à la fois à travers l’attraction des chiites et par la conversion des sunnites économiquement plus faibles, effectuée par le biais d’activités telles que la construction de mosquées et d’activités commerciales.
Un e-mail d’Hillary Clinton, daté du 31 décembre 2012 – en pleine guerre civile syrienne –, définissait clairement l’objectif des États-Unis : renverser Bachar al-Assad pour accroître la sécurité d’Israël face à la menace nucléaire iranienne et pourrait réduire l’influence régionale de Téhéran.
*
Cuba a également été la cible de nombreux processus de déstabilisation. L’un d’entre eux mérite d’être examiné en particulier.
En 2009, les États-Unis ont tenté d’ébranler les fondations du gouvernement cubain à travers une initiative assez inhabituelle et ingénieuse : la création d’un réseau social. Cette opération a été mise en œuvre par l’United States Agency for International Development (USAID) avec la naissance de ZunZuneo, une plateforme numérique ciblant la jeunesse cubaine. Le projet prévoyait l’acquisition clandestine d’informations personnelles d’un demi-million de citoyens cubains ciblés par cette action subversive.
Afin de masquer les intentions américaines derrière cette manoeuvre, ZunZuneo fonctionnait initialement comme un service de messagerie avec des contenus superficiels et de divertissement, tels que des actualités sportives et des prévisions météorologiques. Derrière cette façade, l’objectif était de créer un canal pour véhiculer des contenus dissidents et fomenter des protestations.
Le financement de l’opération était dissimulé via des comptes à l’étranger et la création de deux sociétés fictives, l’une en Espagne et l’autre aux Îles Caïmans. De plus, des fonds initialement prévus pour des projets humanitaires au Pakistan furent détournés, contournant ainsi les lois américaines exigeant une notification au Congrès pour les opérations secrètes.
La « façade » commerciale de ZunZuneo était renforcée par des campagnes promotionnelles et de fausses publicités destinées à lui conférer de la crédibilité et d’attirer l’attention des jeunes Cubains, qui s’inscrivèrent en nombre, attirés par la nouveauté du service numérique. L’adhésion massive au réseau social n’a pas tardé à susciter des interrogations et des préoccupations au sein du gouvernement cubain, qui a lancé une enquête et s’est mis à surveiller les contenus partagés sur la plateforme.
En coulisses, les données des utilisateurs étaient collectées et analysées par les organisateurs du réseau social, qui classaient les inscrits dans différentes catégories selon l’âge, le sexe et l’attitude envers le régime, sans qu’ils en soient conscients ou aient donné leur consentement.
Malgré le succès initial – 40 000 inscrits –, la méfiance croissante du gouvernement cubain à l’égard de ZunZuneo a conduit à sa fermeture en septembre 2012, mettant fin à ce qui avait été l’une des tentatives les plus audacieuses et controversées des États-Unis d’influencer le climat politique à l’intérieur de Cuba.
*
Quelles conclusions tirer de ces deux exemples de tentatives de Regime Change entreprises par Washington ?
Selon l’analyse de l’historien brésilien Luiz Alberto Moniz Bandeira, la politique étrangère des États-Unis se concentre sur le maintien et l’expansion de leur sphère d’influence globale, en utilisant diverses méthodes pour s’assurer qu’aucun pays ne représente une menace pour leurs intérêts. Ce processus est mis en œuvre indépendamment du contexte politique ou géographique du pays concerné.
La stratégie américaine de « correction » est particulièrement incisive envers les gouvernements perçus comme rebelles ou qui s’écartent de la ligne imposée par la Maison Blanche. Bandeira soutient que l’impératif américain de superposer ses propres postulats aux intérêts étrangers s’intensifie lorsque la domination des États-Unis semble en déclin plutôt qu’en croissance, car dans ces circonstances, le besoin de réaffirmer leur pouvoir est ressenti de manière plus nécessaire.
Pour réduire au silence leurs adversaires ou éliminer les obstacles politiques, les États-Unis font appel à leurs services spéciaux, à des organisations non gouvernementales et à des fondations privées. Ces acteurs et leurs méthodes (guerre psychologique, guerre de l’information, etc.) sont chargés de déstabiliser les gouvernements opposants, en exploitant leurs tensions internes et en cherchant à diriger les troubles comme s’ils étaient spontanés et non influencés de l’extérieur, afin d’éviter la résistance qui suit habituellement la perception d’une ingérence étrangère. Ceci a été éloquemment illustré dans de nombreuses études, pas seulement dans la réflexion d’Éric Denécé, mais aussi dans celle de Christian Harbulot et de son École de guerre économique (EGE).
Le renversement d’un gouvernement, idéalement à travers un processus qui semble être issu de la volonté populaire et des principes démocratiques plutôt que par un coup d’État, représente le but ultime. Dans cette perspective, un régime qui s’effondre sous la pression d’un mouvement populaire apparemment « spontané » est perçu comme un succès de la politique américaine.
Pour influencer l’opinion publique et promouvoir l’action civile contre les gouvernements ciblés, les États-Unis utilisent largement les médias, Internet et les réseaux sociaux. À travers ces canaux, ils peuvent manipuler les perceptions et orienter la dissidence, – parfois en canalisant le désir de vengeance ou simplement l’envie d’améliorer les conditions de vie – pour stimuler les protestations contre le gouvernement à renverser.
La « défi politique », terme officiellement adopté par les États-Unis, implique l’orchestration de campagnes pour affaiblir et finalement désagréger les bases de pouvoir des pays adverses. Cette stratégie, inspirée des théories du politologue Gene Sharp et d’un colonel de la Joint Military Attaché School, implique une planification méticuleuse et une mobilisation populaire pour saper de l’intérieur les gouvernements non alignés sur les intérêts américains. Selon Moniz, donc, dans divers endroits du monde, ces mécanismes pourraient être actuellement à l’oeuvre illustrant l’implication des États-Unis dans les processus de déstabilisation.