Le mystère des rapports entre Al-Qaïda et l’Iran éclaircis
Alain RODIER
Une récente étude indépendante américaine[1] consacrée aux relations entre Al-Qaïda et l’Iran éclaire enfin un mystère vieux de 2001. En effet, lorsque la coalition internationale a envahi l’Afghanistan (2002) qui refusait de livrer Ben Laden, accusé d’être le responsable des attentats du 11 septembre, de nombreux activistes d’Al-Qaïda et leurs familles ont trouvé refuge en Iran. Depuis, il a toujours été très difficile de savoir quelles était la nature des relations entretenues entre Téhéran et Al-Qaïda.
Cette “zone d’ombre“ a d’ailleurs permis, depuis des années, à l’administration américiane d’accuser l’Iran d’être complice de l’organisation terroriste responsable de milliers de victimes. Cela a surtout servi d’argument au président Donald Trump pour justifier les sanctions prises à l’encontre de Téhéran, avant même le retrait, en 2018, des États-Unis de l’accord JCPOA (Joint Comprehensive Plan of Action) portant sur l’arrêt du programme nucléaire iranien, signé en 2015.
La chercheuse Nelly Lahoud, qui appartient au Think Tank New America (Washington),a eu accès à l’ensemble des documentsrécupérés par les forces spéciales américaines à Abbottabad, en mai 2011, lors de leur raid pour éliminer Ben Laden. Outre les documents rendus publics par le Combatting Terrorsim Center de West Point,elle a pu avoir accès aux documents communiqués par le Director of National Intelligenceentre 2015 à 2017, puis par la CIA en 2017.
Au cours de son étude minutieuse, deux documents lui ont paru particulièrement passionnants :
– une lettre de 19 pages écrite par un haut dirigeant d’Al-Qaïda en janvier 2007, détaillant les appels de Téhéran en 2004 demandant de cesser les attaques anti-chiites en Irak ;
– et un « journal » de 220 pages, vraisemblablement écrit Miriampar Ben Laden[2] comme, mais vraisemblablement par sa fille Miriam. Il couvre la période allant de mars à mai 2001, soit juste avant qu’Ussama Ben Laden ne tombe sous les balles des Seals, les commandos de l’ US NAvy.
De ses lectures approfondies, Nelly Lahoud tire la conclusion qu’il n’existe « aucune preuve de coopération […] pour planifier ou exécuter des attaques terroristes » entre Al-Qaida et Téhéran.
Pour elle, il convient de distinguer trois périodes différentes en ce qui concerne les relations de l’Iran et la nébuleuse terroriste :
– La première est très courte et s’étend que de décembre 2001 à début 2002. L’Iran a accueilli sur son sol des centaines de djihadistes fuyant les forces de la coalition, entrant dans le pays soit avec un visa, soit le plus souvent illégalement. Téhéran a alors coopéré avec Riyad pour que ces activistes rejoignent leurs pays d’origine (Arabie saoudite ou Koweït). Les autorités iraniennes demandaient à ces réfugiés particuliers de rester discrets et de ne pas communiquer entre eux. Néanmoins, les djihadistes se sont affranchis de cette interdiction en nouant des contacts téléphoniques avec des activistes tchétchènes et d’autres nationalités. De plus, certains ont quitté la région de Zahédan, où ils avaient été regroupés, pour parcourir le pays à leur guise.
– La seconde est également brève et s’étend de début 2002 à mars 2003. Sans doute ulcérées par l’attitude indisciplinée des djihadistes d’Al-Qaïda, les autorités iraniennes ont commencé les arrêter pour les renvoyer manu militari à l’étranger. Il est à noter qu’à l’époque, les Iraniens rencontraient régulièrement des émissaires américains à Genève[3] pour échanger des informations sur différents sujets, dont l’un était Al-Qaida et ses membres.
– La troisième débute avec l’invasion de l’Irak par les Américains en 2003. Les activistes encore présents en Iran, dont une partie de la famille de Ben Laden, sont assignés à résidence. Téhéran a alors proposé à Washington d’échanger des membres d’Al-Qaïda contre des responsables des Moudjahiddines du peuple (MEK) installés en Irak, ce que Washington refusa. Une telle opération eut été inconcevable humainement car les extradés auraient été exécutés à leur retour ; de plus, les Américains pensaient déjà que le MEK leur serait un jour d’une grande utilité contre le régime des mollahs.
Tout cela ne veut doncpas dire que l’Iran coopérait avec Al-Qaida. Un document d’Abbottabad parle d’ailleurs du « régime déviationniste iranien » qui reflète la croyance des sunnites radicaux selon laquelle les chiites ne sont pas de « vrais musulmans » car ils ne respectent pas les “vraies valeurs“ de l’islam.
Néanmoins, il semble avéré qu’un échange de communications existait bien selon le vieil adage : « quand on ne peut vaincre un ennemi, on est bien obligé de composer avec lui ». Ainsi, en juillet 2004, les Iraniens ont fait demander à Ben Laden d’intervenir auprès des activistes qui lui étaient affiliés pour que les attaques contres les mosquées chiites en Irak cessent. Il leur a été répondu qu’en échange, ils devaient relâcher les membres de la famille de Ben Laden. Satisfaction n’a pas été donnée et les attaques se sont intensifiées contre les chiites, non seulement en Irak mais aussi au Pakistan. Cette libération est tout de même survenue beaucoup plus tard, en 2010, lorsque l’épouse de Ben Laden, Umm Hamza, son fils Hamza et sa famille ont été échangés contre l’attaché commercial iranien enlevé en 2008 au Pakistan.
Le “journal“ cité plus avant évoque la fascination de Ben Laden pour les révolutions arabes et ses interrogations sur la manière d’accompagner le mouvement. Là, les références à l’Iran se font rares en dehors de l’inquiétude que Ben Laden entretient à propos d’une possible mobilisation des populations chiites en Arabie saoudite et au Bahreïn car, pour lui, Téhéran a fondamentalement une politique révolutionnaire mondiale et pourrait profiter des désordres déclenchés par ces évènements. L’auteur cite aussi une lettre très connue de Ben Laden adressée à sa femme Umm lorsqu’elle est libérée en 2010. Il lui demande de ne rien ramener d’Iran avec elle y compris les livres et les habits car, tout objet même de la « taille d’une pilule », pourrait être piégés par ses geôliers.
*
Pour justifier l’invasion de l’Irak de 2003, en plus du développement d’un programme d’armes de destruction massives, Washington avait prétendu que Saddam Hussein soutenait Al-Qaida. Ces deux assertions se sont avérées fausses par la suite. À l’époque, les services de renseignement français ne s’y étaient pas trompés et avaient averti le président Chirac qui avait pris la bonne décision : ne pas suivre Washington dans une aventure militaire dont les raisons étaient plus qu’obscures et dont les suites se sont révélées catastrophique. En réaction, la France a alors subi les foudres de Washington.
Les Américains avancent aujourd’hui les mêmes arguments pour durcir leur politique contre l’Iran. Si le programme balistique et les doutes sur l’arrêt du programme nucléaire de Téhéran soulèvent effectivement de nombreuses questions, mettre en avant des liens de coopération entre les Iraniens et Al-Qaida semble être, au minimum, exagéré.
[1] Iran and Al-Qaïda : the View from Abottabad, September 2018, https://www.newamerica.org/international-security/events/iran-and-al-qaida-view-abottabad/
[2] Et non par son père, comme cela a été cru initialement.
[3] Cette ville a toujours été privilégiée pour les tractations secrètes entre Washington et Téhéran. C’est là que des émissaires secrets américains ont négocié l’Irangatequi consistait à fournir des pièces de rechange à l’armée iranienne par l’intermédiaire de l’État hébreu. Une partie des paiements effectués servaient à financer les Contras nicaraguayens.