Le détournement des fonds destinés au développement et les menaces contre l’action humanitaire
Eric DENÉCÉ & Tiphaine CARDOUX
Des fonds distribués sans aucun contrôle
Les ONG sont de plus en plus confrontées au problème du contrôle de la destination de leurs dons. Le risque de détournement des fonds par les représentants locaux des organisations non gouvernementales et des organisations internationales ne cesse de s'accroître.
Ces malversations ne touchent pas directement le personnel humanitaire de l'organisation, mais elles portent préjudice à la nature neutre et désintéressée de l'action conduite et décrédibilisent l'organisation en charge d'un projet de développement ou d'une intervention d'urgence. Ces pratiques frauduleuses nuisent directement à la légitimité de l'action humanitaire.
Les détournements aux fins d'enrichissement personnel sont de plus en plus fréquents, notamment dans les pays où intervient l'ONU, où l'on voit éclore de nombreuses associations pour la défense des droits de l'homme. La plupart d'entre elles prétendent à des subventions des organisations internationales ou cherchent à bâtir des partenariats avec des ONG afin de financer leur développement.
La finalité humanitaire de ces associations n'est souvent qu'un prétexte. Beaucoup ne sont composées que d'une seule personne, qu'elles font vivre. Elles ne sont soumises à aucun contrôle de gestion, ce qui favorise le détournement de fonds originellement destinés à promouvoir les droits de l'homme ou à construire des écoles. Beaucoup d'autres sont fictives et ne servent qu'à des opérations d'instrumentalisation des fonds internationaux et d'intelligence économique au profit d'intérêts commerciaux.
Les malversations concernent également des structures caritatives se voyant transférer la gestion de fonds conséquents. Des opérations élaborées, mêlant corruption et marché noir de médicaments contrefaits, peuvent provoquer des pertes financières importantes pour le donateur ou le bailleur de fonds.
Malheureusement, les exemples abondent, qu'il s'agisse de détournements de fonds ou de dons en nature.
- En avril 2006, un militant congolais a été suspendu de ses fonctions de président de l'association Rencontre pour la paix et les droits de l'homme (RPDH) pour avoir détourné 3 millions de francs CFA (4 600 €) de financements accordés par l'ONG britannique Global Witness.
- Plusieurs cas de détournement de médicaments ont été détectés, notamment en Inde. Des bénéficiaires de l'aide qui réussissent à obtenir plusieurs boites d'un médicament (au lieu d'une boite) vont ensuite les revendre sous le manteau à un prix élevé, contribuant ainsi à la mise en place d'un véritable trafic.
Selon plusieurs responsables d'organisations internationales, beaucoup de donateurs ne suivent pas d'assez près les dépenses des organisations qu'ils financent et les équipes locales sont livrées à elles-mêmes. Le manque de formation des responsables opérationnels de la majorité des ONG en matière de gestion est criant.
Comment prévenir le risque de malversation financière ?
Face à ces dérives certaines ONG ont pris des mesures visant à éviter les fraudes, ou à les réparer.
- Une ONG britannique, Oxfam International, ayant détecté des irrégularités financières dans ses opérations en Indonésie (province d'Aceh) – suite au tsunami de décembre 2004 – a utilisé les services d'un cabinet d'audit et à recouvrer 20 000 des 22 000 dollars qu'elle avait versé pour des matériaux de construction qui n'avaient jamais été livrés. Depuis, cette ONG a embauché un responsable de la prévention des pertes afin de superviser sa campagne massive de 97 millions de dollars.
- En raison de l'impossibilité de contrôle de l'usage réel des fonds accordés suite au tsunami en Asie du Sud et du Sud-Est, les Nations Unies font auditer tous leurs programmes par PriceWaterhouse afin de prévenir toute dérive.
- Au Nigeria, la NAFDAC (Agence nationale pour l'administration et le contrôle de la nourriture et du médicament) a instauré un environnement réglementaire strict, en se mobilisant pour lutter contre les médicaments contrefaits par des campagnes médiatiques, en accentuant la surveillance des ports et par la mise en place de contrôles des activités et pratiques des entrepreneurs locaux.
- Au Royaume-Uni, le service anti-fraude, créé en 1998, a permis au National Health Service d'économiser d'importantes sommes d'argent en récupérant des fonds qui avaient été détournés.
Progressivement, ONG et organisations internationales commencent à se doter de normes internes de qualité et d'outils d'évaluation de leurs programmes, selon plusieurs modalités :
- elles élaborent collectivement des normes « qualité » (cf. projet Sphère Charte humanitaire et normes minimales pour les interventions en cas de catastrophes www.sphereproject.org) ;
- elles se regroupent pour proposer des démarches « qualité » (guide Synergie qualité www.coordinationsud.org) ;
- elles mettent en place des codes de conduite, à l'image du Comité International de la Croix Rouge (CICR).
Ainsi, en juin 2006, un groupe de 11 organisations non gouvernementales a signé une charte par laquelle elles s'engagent à respecter un code de déontologie et à instituer des contrats financiers stricts.
Mais la meilleure solution reste encore de se rendre sur place, là où sont utilisés les fonds ou revendus les produits. En effet, il est possible de tracer des médicaments distribués et de repérer ceux qui sont détournés, car ils sont souvent vendus sur les marchés ou contrefaits. C'est aussi une excellente méthode pour prévenir les graves risques de santé auxquels s'exposent les populations qui useront de ces faux remèdes.
Les nouvelles exigences des bailleurs de fonds
Ces démarches sont indispensables car les bailleurs de fonds sont de plus en plus exigeants quant à la transparence financière et sur la qualité et l'efficacité des programmes.
La Banque mondiale, grâce à son département d'enquêtes a traité plus de 2 000 cas supposés de vols, trucages d'offres, corruptions, complicité et coercition depuis 2001. Ces enquêtes ont entraîné des sanctions publiques contre 330 entreprises ou individus qui se sont vus interdire tout contrat futur financé par la Banque.
Enfin, la Convention des Nations Unies contre la corruption est entrée en vigueur le 14 décembre 2005. Elle est juridiquement contraignant pour les Etats et prévoit, par exemple, en cas de détournement, des mécanismes de recouvrement des fonds.
Les menaces sur le personnel des ONG
Parallèlement aux malversations sur les fonds ou les dons accordés, des menaces existent à l'encontre des représentants des organisations humanitaires.
Au Darfour (Soudan), en décembre 2006, de graves violences ont eu lieu à l'encontre d'expatriés responsables de projets humanitaires à Gereida : pillages des installations, destructions, viols, etc. Suite à ces attaques, toutes les ONG – à l'exception du CICR- ont évacué leurs équipes.
Au Soudan toujours, en janvier 2007, la police a effectué un raid dans le camp d'une ONG de Nyala et a arrêté plusieurs membres de l'organisation, ainsi que des personnes travaillant pour les Nations Unies et pour la Mission de l'Union Africaine au Soudan (MUAS). Dans une déclaration conjointe, les agences humanitaires des Nations Unies ont dénoncé « la violence inacceptable à l'encontre des travailleurs humanitaires au Darfour » en expliquant que l'insécurité était telle que l'accès aux populations n'était pratiquement plus possible ( Nations Unies, New York, 22 janvier 2007 ).
Au Sri Lanka, 17 membres de l'organisation française Action contre la faim (ACF) ont été tués en août 2006, dans leurs locaux de Muttur, au nord-est du pays. Malgré cet acte barbare, de nombreux articles de la presse locale ont critiqué les organisations humanitaires les accusant notamment d'être favorables aux Tigres Tamouls (LTTE) qui combattent pour un Etat séparé dans le nord et le nord-est du pays.Depuis lors, les travailleurs humanitaires sont confrontés à des campagnes de dénigrement par les autorités, à des intimidations et à la détérioration des conditions de sécurité. Les ONG suisses, très présentes au Sri Lanka, ont été contraint d'augmenter leurs mesures de sécurité, voire de quitter les zones les plus risquées.
Autre exemple mêlant malversation financière et violence, en Afghanistan. A Kaboul, en 2000-2001, le CICR avait mis en place un important programme de distribution alimentaire. La gestion de ce projet était en grande partie déléguée aux équipes locales, sans réel contrôle externe. Lorsqu'un travailleur humanitaire expatrié a finalement réalisé qu'une partie importante de la nourriture distribuée était collectée par des groupes plus ou moins mafieux, il a tenté d'assainir la situation en modifiant les règles du programme. Contre toute attente de nombreux bénéficiaires de l'aide, manipulés, se sont opposés à cette reprise en main. L'expatrié a alors reçu des menaces plus ou moins directes qui l'ont finalement contraint à quitter le pays.