L’armée turque engage les forces kurdes syriennes
Alain RODIER
Le 13 février 2016, la Turquie a mis une partie de ses menaces à exécution. Ayant désigné unilatéralement le Parti de l’union démocratique (PYD) kurde syrien comme un mouvement « terroriste » pour les liens qu’il entretiendrait avec le PKK, Ankara a commencé à bombarder des positions que les Unités de protection du peuple (YPG), le bras armé du PYD, venaient de conquérir dans le « corridor d’Azaz » au nord d’Alep[1]. La base aérienne de Mennagh, que le Front Al-Nosra venait d’abandonner aux forces kurdes après l’avoir occupé pendant deux ans, était plus particulièrement visée. Du temps de la présence du Front Al-Nosra – mouvement effectivement reconnu comme « terroriste » par les Nations Unies -, la Turquie s’était bien gardér de la moindre action belliqueuse à son égard. Ce pilonnage d’artillerie n’est pas un hasard car, cette base aérienne, une fois remise en état, pourrait éventuellement servir de plateforme de ravitaillement pour les forces kurdes du PYD grâce à la mise en place d’un pont aérien, option qui semble séduire les Russes. Il est évident que tant que les pistes sont sous la menace des tirs turcs, elles sont inutilisables !
Pour les Kurdes syriens et le pouvoir en place à Damas, il est très difficile de répondre à ces tirs délivrés depuis le territoire turc, pour deux raisons. La première est politique, car cela serait considéré comme une agression d’un pays membre de l’OTAN et cela pourrait alors provoquer un engagement de l’Alliance aux côtés d’Ankara, même si ce sont les Turcs qui ont ouvert le feu les premiers. La seconde est technique : si l’artillerie turque peut effectuer des tirs à longues distances (entre 20 et 30 kilomètres) grâce à ses obusiers de 155 mm Firtina ou M-52T, les Kurdes n’on aucune arme capable de fournir des feux de contrebatteries. La Turquie avait déjà effectué des tirs de semonces il y a quelques mois,, quand des forces du PYD avaient fait mine de traverser l’Euphrate vers l’est pour se diriger vers la ville de Jarabulus tenue par le groupe Etat islamique (GEI ou Daech).
Le régime turc ne veut pas que les Kurdes syriens s’emparent de la région frontalière qui s’étend de la région d’Afrin, à l’ouest, jusqu’à l’Euphrate, à l’est. En effet, cela constituerait une continuité territoriale avec les autres « cantons » déjà tenus par les Kurdes tout le long de la frontière turco-syrienne. Cela pourrait faciliter la création d’une zone autonome, voire pire, d’un « Etat » kurde, hypothèse qu’Ankara refuse d’envisager.
La communauté internationale attend maintenant ce que va faire Ankara dans les prochains jours. Un accord a été conclu avec Riyad pour déployer éventuellement des troupes au sol en Syrie pour « combattre Daech ». Déjà, des premiers chasseurs-bombardiers saoudiens seraient arrivés sur la base aérienne d’Inçirlik où sont stationnés des avions Américains qui interviennent quotidiennement en Syrie, dans la cadre de la coalition internationale dont font partie l’Arabie saoudite et la Turquie. Même si l’option terrestre semble actuellement relever plus du vœu pieux que de la réalité, la Turquie a les moyens militaires de déclencher une opération d’envergure depuis sa frontière pour « libérer » une « zone tampon » d’une trentaine de kilomètres de profondeur qui s’étendrait d’Azaz ,à l’ouest, à Jarabulus à l’est.
En effet, cette zone est placée sous le commandement de la 2e Armée (la Turquie en a trois), dont l’état major est situé à Malatya. Elle comprend le 6e corps d’armée, basé à Adana (à côté de la base aérienne d’Inçirlik) et le 7e corps d’armée de Diyarbakir. Ce dernier a plutôt en charge la lutte engagée contre le PKK dans le sud-est du pays, le long des frontières irakienne et iranienne, et à l’intérieur du pays jusqu’à la région du lac de Van. Ce sont donc les 5e et 20e brigades blindées et la 39e brigade mécanisée du 6e corps d’armée qui pourraient être engagées, en recevant des renforts de brigades commando et d’artillerie. Le total atteindrait entre 15 000 et 20 000 hommes, des centaines de chars de bataille M-60T et M-60 ATT, des transports de troupes FNSS ACV-15 et des MRAP, que la Turquie possède en nombre. A noter qu’il ne devrait pas y avoir de matériels allemands comme les chars Léopard 2A4 dont la Turquie possède 354 exemplaires. En effet, Berlin a toujours interdit l’emploi de ses matériels militaires livrés à la Turquie dans la lutte contre les séparatistes kurdes. Mais la 2e Armée n’en n’est donc pas dôtée. Bien sûr, l’opération terrestre serait appuyée par les chasseurs bombardiers et des voilures tournantes.
La participation saoudienne se limiterait sans doute à l’envoi de quelques forces spéciales, toute son armée étant actuellement monopolisée par la guerre menée au Yémen et à la protection de sa frontière avec l’Irak.
Plusieurs questions se posent :
– Erdogan est-il assez fou pour passer à l’action ?
– Quelles vont être les réactions des Russes et dans une moindre mesure de l’armée syrienne ?
– Quelle pourrait être la réaction de la communauté internationale ?
– Et la principale : ne serait-ce pas le début de la Troisième Guerre mondiale ?
[1] Cf. Note d’Actualité n°421, « Turquie. Le président Erdogan se fâche », février 2016, www.cf2r.org.