La Turquie à la veille d’un coup d’Etat
Alain RODIER
Fethullah Gülen et son adversaire, le Premier ministre Erdoğan
Le gouvernement du Parti de la prospérité turque (AKP) est à la croisée des chemins. Impliqué à des degrés divers par des scandales de corruption liant des membres de familles de certains ministres, la suspicion s'est étendue à l'ensemble du gouvernement, lequel avait toujours fait de l'honnêteté son cheval de bataille. Si une partie de ces scandales serait d'origine privée, ne mettant en cause que des fils de ministres – dont celui du premier d'entre eux – agissant dans le cadre de leur intérêts individuels propres, il semble toutefois que le gouvernement turc ait lui trempé dans le contournement de l'embargo décrété par l'ONU à l'égard de son grand voisin iranien. A savoir que des tractations financières auraient eu lieu entre des établissements bancaires turcs et iraniens – en particulier en or – en échange de fourniture de gaz naturel. Il semble que le gouvernement turc ait appliqué l'adage fort connu dans le pays selon lequeli : « lorsque l'on ne peut faire la guerre à un adversaire, on est bien obligé de négocier », parfois selon des voies que la morale réprouve. En l'état actuel des enquêtes que le gouvernement tente par tous les moyens d'entraver, il est difficile de savoir où s'arrêtent les intérêts privés et où démarre la politique secrète étatique.
Les réactions violentes du Premier ministre
Aujourd'hui, le Premier ministre Recep Tayyip Erdoğan semble avoir choisi la voie de la fuite en avant pour tenter de sortir son équipe d'une crise sans équivalent depuis l'arrivée au pouvoir de l'AKP en 2001. Il accuse pêle-mêle l'étranger (en allant jusqu'à menacer d'expulsion certains ambassadeurs dont celui des Etats-Unis), l'armée, les juges, la police, l'opposition, les journalistes, etc. A l'entendre, il s'agit d'un « abject complot » ourdi par des « forces obscures » pour l'abattre. Il promet qu'il « cassera le bras » de ceux qui en sont à l'origine. Plus grave encore, il en appelle au peuple qui lui a apporté ses suffrages en 2007 et 2011 pour le protéger. Il fait même référence à Adnan Menderes, qui fut Premier ministre de 1950 à 1960 avant d'être pendu en 1961, suite à un coup d'Etat militaire. La junte lui reprochait déjà son autoritarisme. Objectivement, Erdoğan semble appeler à un soulèvement populaire qui pourrait conduire à une guerre civile.
En fait, Erdoğan sait bien que la situation actuelle est due à l'opposition de la confrérie Gülen – ou mouvement Hizmet (« service ») -, un mouvement islamique « modéré[1] » qui l'a aidé à parvenir au pouvoir et à mater l'armée, soupçonnée de vouloir renverser l'AKP pour crime de « lèse atatürkisme ». En effet, cette importante société que certains observateurs assimilent à une secte, est présente dans tous les rouages de l'administration turque depuis plus de 20 ans, et plus particulièrement au sein de la justice et de la police. Elle ne supporte plus les dérives dictatoriales d'Erdoğan qui, grisé par les succès personnels qu'il a remporté depuis 1994, lorsqu'il a été élu maire d'Istanbul grâce à un programme social et anti-corruption, se rêve désormais en président de la République turque investi de tous les pouvoirs. Un de ses modèles préféré serait le président russe Vladimir Poutine. En chaque homme sommeille un petit dictateur. Erdoğan lui, il s'est réveillé[2].
L'avenir très incertain d'Erdoğan et de l'AKP
Il ne serait pas surprenant que, demain, le Premier ministre turc soit arrêté et déféré devant la justice de son pays pour divers chefs d'inculpation. En effet, pour sauver l'AKP, parti islamique qu'il a crée en 2001 au sortir d'une incarcération pour « incitation à la haine[3] », les responsables de ce parti se sont bien rendus compte que leur figure emblématique et historique commençait à devenir trop encombrante. Les partis d'opposition[4], de la gauche à l'extrême droite, ne sont absolument pas en mesure d'apporter actuellement une alternative fiable tant ils sont divisés et, eux-mêmes marqués par les stigmates de la corruption, maladie endémique turque. Toutefois, il n'empêche qu'à terme, le pouvoir pourrait échapper aux islamistes « modérés » turcs de l'AKP, surtout si les manifestations populaires du style de celles qui ont suivi l'affaire du parc Gezi à Istanbul, au cours de l'été 2013, se renouvellent sur l'ensemble du territoire. Les élections municipales sont en effet prévues en mars, puis les présidentielles quelques mois plus tard. Erdoğan pourrait toutefois tenter de proposer des élections législatives anticipées pour tenter de conforter le soutien populaire dont il pense toujours bénéficier.
Pour l'AKP, il y a urgence à « faire le ménage » en interne de manière à présenter un nouveau visage lavé de tout soupçon de corruption afin de se présenter aux prochaines élections avec des hommes « neufs ». Si coup d'Etat il y avait en Turquie, il serait donc géré en « interne », les autres courants politiques étant bien incapables de mener une telle opération avec succès.
L'armée a d'ailleurs rapidement pris ses distances. Elle s'est dite étrangère à toutes les manœuvres politiciennes qui ont lieu à l'heure actuelle. Il faut reconnaître qu'un conseiller d'Erdoğan a eu l'impudence de prétendre que l'état-major général était mêlé à l'affaire. Il est donc fort possible que les généraux resteront « neutres » en cas de coup de force. Cela ne veut pas dire qu'ils ne se réjouiront pas en secret des malheurs qui pourraient arriver à celui qui a été le bourreau de l'institution militaire turque, laquelle se considère comme la gardienne de l'héritage du père de la Turquie moderne et laïque, Mustafa Kemal Atatürk. La fin du communiqué officiel de l'état-major général est tout de même intéressant à décrypter : « mais elles (les forces armées) suivront attentivement et de près l'enquête en cours ». Quant aux services secrets turcs (Milli Istihbarat Teskilati/MIT), quand on connaît leur efficacité, il est difficile de croire qu'ils n'étaient pas au courant du volet iranien « or contre gaz ». Peut-être étaient-ils même « acteurs », toute opération clandestine menée par l'Etat turc relevant de leur responsabilité. Aussi, ils peuvent donc difficilement se retourner contre le Premier ministre car, s'il tombe, la direction du MIT accompagnera sa chute.
Qui peut renverser Erdoğan ?
C'est là où réside la surprise : qui pourrait mener à bien un coup d'Etat en Turquie ? La réponse est simple : la police et l'institution judiciaire. Ces deux administrations qui sont pénétrées par les islamistes depuis plus de vingt ans et en particulier par le mouvement Gülen. Aujourd'hui, elles se sentent rejetées par l'homme qu'elles ont aidé à accéder puis à rester au pouvoir. L'objectif premier qui leur avait été fixé consistait à neutraliser l'armée. Leur mission a été couronnée de succès dans le cadre de l'affaire Ergenekon qui, sous de faux prétextes dignes de la période stalinienne, a envoyé sous les verrous des centaines de militaires, mais aussi de nombreux journalistes[5], députés et avocats. A noter que pour écarter ce « danger militaire », l'Union européenne a été partie prenante. En effet, la volonté affichée d'Erdoğan de faire entrer son pays au sein de l'UE lui a permis de juguler toute tentative de révolte des généraux qui savaient bien que toute initiative putschiste de leur part serait mise à l'index par la très moralisatrice Europe. En réalité, en dehors d'une certaine élite intellectuelle et du monde des affaires, les Turcs n'ont jamais vraiment été européanistes. Washington aurait certainement fait de même pour des raisons idéologiques, mais avec plus de prudence, comme aujourd'hui en Egypte .
Mais, une fois leur mission accomplie, la police et la justice ont trouvé de sérieuses raisons d'en vouloir personnellement à Erdoğan. En effet, depuis le déclenchement des scandales de corruption qui agitent les plus hautes sphères du gouvernement, ce sont près de 120 dirigeants de la police qui ont été renvoyés ou mutés. De même, des magistrats ont été dessaisis et l'administration judiciaire a été directement menacée à travers sa plus haute instance : le Conseil supérieur des juges et des procureurs (Hakimler ver Savcilar Yüksek Kurulu/HSYK,). L'objectif d'Erdoğan est simple : bloquer les enquêtes qui pourraient lui nuire en entravant l'action de la police et de la justice et en se débarrassant des collaborateurs directement ou indirectement impliqués, d'où le remaniement ministériel qui a eu lieu fin décembre. En parallèle, de nombreux journalistes, dont le rédacteur en chef de la télévision publique TNT, ont eu quelques « ennuis ». Erdoğan utlise logiquement tous les moyens dont il dispose.
L'évolution de la position de la fondation Gülen
Il ne faut toutefois pas se faire d'illusions : Erdoğan a été influencé, conseillé et appuyé pour parvenir démocratiquement au pouvoir par les islamistes par la fondation Gülen. Cette dernière n'aurait d'ailleurs rien trouvé à reprocher à son poulain – qui est tout sauf un « homme de paille » – si, emporté par son enthousiasme, il n'avait pris ces dernières années des initiatives personnelles jugées comme contre-productives voire néfastes.
La première a été l'arrêt des relations bilatérales avec Israël. Fethullah Gülen reste pragmatique et se rend bien compte que pour peser au Proche-Orient, il convient d'entretenir des alliances solides. Il sait parfaitement qu'aucun pays arabe ne conclura une telle alliance avec Ankara car le douloureux passé « colonialiste » de l'Empire ottoman a laissé, de part et d'autre, des fractures indélébiles. En clair, aucun arabe – du dirigeant au simple citoyen – ne fait confiance aux Turcs, et réciproquement.
Puis est venu le soutien inconditionnel d'Ankara à la rébellion syrienne sous l'influence directe des Frères musulmans. Gülen ne leur est pas hostile, loin s'en faut, mais il a vu d'un très mauvais œil leur influence croître auprès du cercle rapproché d'Erdoğan, au détriment de sa propre confrérie. La nature a horreur du vide et de la concurrence trop directe. De plus, la résilience du régime syrien a surpris les instances dirigeantes turques qui pensaient que l'affaire serait réglée en quelques mois, tout comme les puissances occidentales[6]. Les résultats de ce soutien se sont alors révélés calamiteux : attentats en Turquie, augmentation des trafics criminels, perte du rôle espéré de leader de la Turquie dans le monde musulman, etc. Gülen a vite compris qu'il fallait changer son fusil d'épaule mais ses adjonctions à plus de modération lancées au pouvoir en place à Ankara sont restées lettre morte.
Enfin, la volonté d'ouverture manifestée par Erdoğan vis-à-vis du PKK, certainement liée à la situation nouvelle provoquée par l'émergence d'un Kurdistan syrien prêt à s'allier avec son homologue irakien, a fortement irrité Gülen. On peut être islamiste « modéré » tout en restant un profond patriote. D'ailleurs, ce sentiment patriotique turc est très mal appréhendé en Europe où la notion même de nationalisme est entachée de tous les péchés par la morale internationaliste qui prévaut dans de nombreux cercles d'influence. Qualifier la Turquie d'« homme malade de l'Europe », de « pont entre l'Occident et l'Orient », d'Etat « génocidaire », ne permet pas de comprendre le levier fondamental que représente le patriotisme turc. Si ce facteur majeur n'est pas pris en compte, il est impossible d'appréhender la manière dont raisonnent les Turcs. En résumé, ils sont fiers de leur histoire, ils en assument l'héritage sans s'encombrer de repentance et ne voient que l'intérêt de leur pays avant de se soucier de celui de ses voisins. On peut le regretter, mais c'est un fait incontournable. Même les islamistes turcs n'échappent pas à la règle !
Si la police et la justice sont des entités assez puissantes pour appréhender Erdoğan, ces deux institutions vont devoir réfélchir à des solutions pour gérer la période d'intérim qui devrait obligatoirement suivre jusqu'à la tenue de nouvelles élections. En toute logique, ces dernières devraient être remportée par l'AKP « rénové » – pour ne pas dire « purifié ». Un nom émerge régulièrement : celui du Président de la république, dont le rôle officiel actuel n'est que symbolique : Abdullah Gül. C'est une personnalité incontestée aussi bien à l'intérieur qu'à l'extérieur, puisqu'il fut Premier ministre de 2002 à 2003, avant Erdoğan, ministre des Affaires étrangères jusqu'en 2007, année où il fut élu Président de la république par le parlement. Membre fondateur de l'AKP, compagnon de route d'Erdoğan mais, selon la rumeur, en froid avec ce dernier depuis des années – et encore plus depuis les manifestations de l'été 2013 -, il lui reprocherait son intransigeance, voire son sectarisme. Il convient cependant de se souvenir que Gül est un islamiste et que, si révolution il y a, ce sera une révolution de palais destinée à apaiser les tensions intérieures et extérieures dues à la personnalisation excessive du pouvoir d'Erdoğan. Les gagnants seront… les islamistes de l'AKP, avec en éminence grise la confrérie Gülen !
- [1] Fethullah Gülen qui vit en exil volontaire en Pennsylvanie aux Etats-Unis, prône un islam revisité par la modernité. Il dit être pour la croyance en la science, pour le dialogue entre les religions et même avec les athées et pour la démocratie. Il condamne le terrorisme en ces termes : « tout musulman ne peut être terroriste et tout terroriste ne peut pas être un bon musulman ». Il a développé plus de 1 000 écoles de par le monde dont l'enseignement est apprécié, et pas seulement par des musulmans.
- [2] Fait qui a vite été passé sous silence, Erdoğan a obtenu le 1e décembre 2010 le prix Kadhafi des Droits de l'Homme. Cela ne l'a pas empêché de se retourner contre le leader libyen en 2011.
- [3] Il avait cité un poème de Ziya Gölkap dont les paroles sont révélatrices de l'état d'esprit réel de l'homme qui est Premier ministre sans discontinuer depuis 2003 : « les minarets seront nos baïonnettes, les coupoles nos casques, les mosquées seront nos casernes et les croyants nos soldats ». Après son incarcération, il s'était montré beaucoup plus prudent dans ses déclarations, ce qui ne veut pas dire qu'il ait changé d'avis.
- [4] Le plus important est le Parti républicain du peuple (CHP) qui revendique l'héritage laïque d'Atatürk.
- [5] En 2002, soit juste avant l'arrivée d'Erdoğan au pouvoir, 13 journalistes étaient incarcérés en Turquie. En 2012, plus de 80 seraient sous les verrous.
- [6] Il semble que les conseillers n'ont pas lu ou pas cru les publications du CF2R faîtes à ce sujet tout au début de la guerre civile.