La situation en Somalie au début 2007
Alain RODIER
Fin décembre 2006, à la grande surprise des médias occidentaux, les forces du Gouvernement fédéral provisoire (GFT) somalien ont repris l’initiative militaire en obligeant les troupes de l’Union des tribunaux islamiques (UTI) conduites par les cheikhs Sharif Sheikh Ahmed Hassan, Dahir Aweys et Mohamed Ibrahim Bilal à effectuer un « repli stratégique » – en fait, une débandade – vers le port de Kismayo1, situé à 500 kilomètres au sud de Mogadiscio. Avant d’évacuer cette ville le 1 e janvier 2007 pour rejoindre la brousse, les chefs islamiques ont appelé la population à passer à une phase de guérilla contre les envahisseurs éthiopiens. Pour sa part, la capitale avait été conquise sans combats par les forces loyalistes le 27 et le 28 décembre.
L’intervention de l’Ethiopie
En fait, la raison de ce retournement rapide de situation est due à l’action massive des forces nationales de défense éthiopiennes (Ethiopian National Defense Forces, ENDF) qui ont surclassé en armements et en organisation les bandes armées des tribunaux islamiques.
Si les communiqués de presse font état de « la victoire des forces loyalistes appuyées par l’armée éthiopienne », c’est plutôt l’inverse qui est vrai : les forces éthiopiennes ont défait les troupes des tribunaux islamiques avec le soutien du Gouvernement gédéral provisoire somalien qui ne disposait que de 6 000 combattants mal équipés et mal commandés. Ce soutien politique était cependant vital pour Addis-Abeba car c’est à la demande officielle du gouvernement somalien reconnu internationalement que les forces armées éthiopiennes ont pu mener à bien leur offensive. Leur intervention est donc politiquement justifiée, ce qui explique l’embarras dans lequel s’est retrouvée l’ONU, incapable d’adopter de résolution sur ce sujet.
L’armée éthiopienne a engagé environ 20 000 hommes2 équipés de chars de bataille (T-62, T-54/55), de transports de troupes blindés (BTR-60, BTR-152, BRDM- 2, M 113 et BMP 1) appuyés par une artillerie puissante (M 1974 et M 10P). Ces troupes ont bénéficié de l’appui tactique d’une douzaine d’aéronefs MiG-23BN, 6 Su-22/25, 25 MiG-21 et d’hélicoptères armés Mi-24. La logistique aérienne a été assurée par des hélicoptères de transport Mi-17. L’approvisionnement des troupes au sol s’est fait principalement via l’aérodrome de la ville de Wajid située à proximité de Baidoa.
L’engagement massif des forces éthiopiennes, qui était en préparation depuis plusieurs semaines, n’a été rendu possible que par une aide américaine discrète mais efficace. Utilisant Djibouti comme base arrière, les Américains ont fourni des renseignements opérationnels – photos aériennes et interceptions – électromagnétiques – ainsi qu’un soutien logistique aux forces somaliennes. A titre d’exemple, les soldats du gouvernement fédéral provisoire qui sont entrés dans Mogadiscio étaient habillés d’uniformes flambant neufs. Ce n’est certainement pas l’Ethiopie qui a pu ainsi les équiper. Une rumeur fait aussi état de l’intervention d’hélicoptères Apache durant les opérations. Or, les forces éthiopiennes ne semblent pas être dotées de ce type de matériel. De plus, les côtes somaliennes sont surveillées depuis des années par plusieurs bâtiments de la Ve Flotte américaine qui avaient la double mission de renseigner et d’empêcher l’arrivée de renforts par la voie maritime. Avec l’évolution de la situation, cette mission consiste désormais à empêcher la fuite par voie maritime des responsables des Tribunaux islamiques et de combattants étrangers. Enfin, la campagne militaire des forces éthiopiennes a été un modèle du genre sur le plan tactique. Il n’est pas impossible que l’état-major éthiopien ait bénéficié des « conseils avisés » d’officiers américains.
Cependant, ce n’est pas la première fois que les forces somaliennes remportent des succès militaires contre les islamistes somaliens. Ainsi, en 1996, le mouvement Al-Itihad Al-Islamiya (AIAI – Unité de l’Islam), créé en 1992-93 avec l’appui d’Oussama Ben Laden, avait été défait lors d’une vaste opération militaire qui s’était déroulée de part et d’autre de la frontière séparant les deux Etats. Cela n’avait pas empêché la Somalie de tomber ensuite dans l’anarchie la plus complète.
La réaction des forces islamiques
« La messe n’est pas encore dite ». L’exemple irakien sert de modèle aux activistes des Tribunaux islamiques. Dans un premier temps, ils se sont fondus dans la foule en dissimulant une partie de leurs armes. La majorité d’entre eux se sont enfuis dans la brousse où certains ont trouvé refuge au sein de leurs clans d’origine. Les responsables du mouvement auraient rejoint la région de Buur Gaabo, à la frontière somalo-kenyane. D’autres, gagnés par la panique, ont tenté de rejoindre le Yémen par la mer. Plusieurs embarcations ont coulé et le nombre des disparus se compterait par centaines. La Marine yéménite aurait même tiré sur plusieurs embarcations en invoquant une situation de « légitime défense ». Les Tribunaux islamiques vont se réorganiser afin de reprendre le combat, surtout si le gouvernement fédéral transitoire somalien ne parvient pas à imposer sa volonté aux différents chefs de guerre.
Ensuite, des djihadistes internationalistes étrangers vont tenter de rejoindre la Somalie, d’autant que le 27 décembre, Al-Qaida en Irak a appelé tous les musulmans à soutenir leurs « frères islamistes somaliens en envoyant de l’argent, des armes et des hommes ». Déjà, le 30 juin 2006, Oussama Ben Laden avait demandé, dans un enregistrement audio, d’ouvrir un nouveau front en Somalie dans la guerre contre les Etats-Unis. Ce n’est que le 9 octobre que le Conseil des tribunaux islamiques avait officiellement déclaré le djihad contre l’Ethiopie. Yousouf Mohamed Siad – alias Yousouf Indha’adde – un des principaux chefs militaires des Tribunaux islamistes, avait alors invité les musulmans du monde entier à rejoindre la guerre sainte contre les « Croisés ». En effet, pour les extrémistes islamiques, il s’agit bien là d’une guerre frontale contre la chrétienté. A terme, ils pourraient être suivi par une grande partie de la population qui, nationalisme aidant, considère l’action militaire éthiopienne comme une pure et simple invasion par un pays infidèle. Ce prétexte va être certainement repris par les leaders d’Al-Qaida pour tenter d’ouvrir un nouveau djihad dans la Corne de l’Afrique.
La suite des opérations
Le temps est compté car l’armée éthiopienne ne va pas pouvoir rester très longtemps en Somalie, du fait de la pression internationale qui est en train de croître sur le gouvernement de Meles Zenawi. Ce dernier reconnaît d’ailleurs qu’Addis-Abeba n’a pas l’intention de s’embourber n’y d’imposer un gouvernement à la Somalie.
Pour leur part, les forces gouvernementales n’ont pas la possibilité de prendre le relais d’une manière efficace. En conséquence, le GFT a entamé le dialogue avec les chefs de clans juste après la prise de Mogadiscio. L’objectif est de garder le contrôle de la capitale en s’appuyant sur ces différents clans – en particulier le Habar Gidir – et sous-clans. Le Premier ministre, Ali Mohamed Gedi, leur a aussi demandé de livrer les combattants internationalistes et plus particulièrement le Comoro-kenyan Fazul Abdullah Mohamed, le Kenyan Saleh Ali Saleh Nabhan et le Soudanais Tareq Abdallah – alias Abou Taha al-Sudani – tous trois soupçonnés d’appartenir à Al-Qaida. Ces individus recherchés par Washington pour leur rôle dans les attentats dirigés contre les ambassades américaines en Afrique de l’Est, en 1998, seraient protégés par le sous-clan Ayr.
Dans les semaines à venir, il est possible que la guerre civile reprenne, orchestrée par les différents chefs de guerre qui voudront reconquérir leurs territoires : Mohammed Furuh dont la milice s’est déjà emparée des installations portuaires de Mogadiscio ; Mohamed Dheere, ancien gouverneur de Jowhar, Hussein Aidid ; l’actuel vice-Premier ministre ; Bashir Raghe ; etc. Nul doute que les islamistes profiteront alors de la détérioration de la situation sécuritaire pour essayer de reprendre l’initiative.
Au nord, les provinces « indépendantes » du Puntland (présidé par Adde Muse) et le Somaliland (présidé par Dahir Rivale Kahin) devraient parvenir à maintenir leur autonomie.
Les voisins de la Somalie restent particulièrement vigilants. L’objectif d’Addis-Abeba est cependant momentanément atteint : sécuriser sa frontière et porter un coup d’arrêt aux tentatives des islamistes somaliens de soutenir l’opposition oromo et celle des séparatistes de l’Ogaden.
Pour sa part, l’Erythrée n’a pas les moyens de se lancer dans un conflit classique. Elle ne peut qu’envoyer des volontaires (estimés à 2 000) combattre aux côtés des forces islamiques et, surtout, apporter son soutien aux mouvements d’opposition armés présents en Ethiopie.
Le Kenya devrait rester officiellement neutre, mais en fait, Nairobi sécurise actuellement sa frontière avec la Somalie et tente de gérer l’afflux de réfugiés. Mwai Kibaki, le président kenyan, qui est à la tête de l’Intergovermental Authority on Development (IGAD)3, a proposé la tenue rapide d’une réunion interétatique pour discuter de la situation somalienne. En décembre, il avait vainement proposé aux responsables de l’UTI une réunion secrète qui devait se tenir à Nairobi.
La situation devrait évoluer dans les semaines qui suivent mais le risque d’un retour à l’anarchie est grand si la communauté internationale ne prend pas ses responsabilités. Or, elle a été fortement échaudée en 1992-94, lors des précédentes opérations ONUSOME I & II, suivies de Restore Hope. Le souhait des dirigeants occidentaux est qu’une force panafricaine prenne le relais. Dans ce cadre, le Conseil de sécurité de l’ONU a décidé au début décembre le déploiement de 8 000 hommes (force dont la composition reste à définir) pour appuyer le GFT. Mais l’exemple de la crise du Darfour au Soudan n’est pas non plus particulièrement convaincant.
- 1Ce port était un bastion d’islamistes particulièrement radicaux appelés les « Shebab » (jeunes) dont Adan Ayro, Hassan Turki, Moktar Robow alias Abou Mansour, Ibrahim Haji Jamma al-Afghani, Ahmed Abdi Gadani, etc.
- 2Sur les 150 000 qu’elle compte actuellement.
- 3L’IGAD rassemble les pays est africains : le Kenya, le Soudan, l’Ouganda, l’Ethiopie, l’Erythrée, Djibouti et la Somalie.