La poursuite du double jeu pakistanais
Alain RODIER
Depuis les attentats du 11 septembre 2001, le pouvoir pakistanais participe officiellement à la « guerre contre le terrorisme », aux côtés des Américains. Mais en réalité, le président Pervez Musharraf est obligé de jouer un double jeu afin de se maintenir au pouvoir. C'est pour cette raison que des opérations militaires sont parfois lancées contre des sites « abritant des terroristes d'Al-Qaida », tanis que d'un autre côté, des accords discrets sont conclus avec des représentants des Taliban pakistanais qui sont épaulés par des combattants internationalistes. Des accords de paix ont déjà été conclus pour l'ensemble du Waziristan et il est possible que cela se passe de la même manière dans la région tribale du Bajaur. Ces zones frontalières de l'Afghanistan constituent de fait des refuges sûrs pour les Taliban et leurs alliés d'Al-Qaida.
Derniers développements sur le terrain
Le 8 novembre, un kamikaze se fait exploser à Dargai, à 100 kilomètres au nord de Peshawar dans la zone tribale de Bajaur, au sein du plus grand centre d'entraînement de l'armée de terre pakistanaise. Alors que les unités se préparent à aller à l'exercice, un individu se précipite vers l'une d'entre elles et se fait exploser au milieu de 200 militaires. L'explosion provoque la mort de 42 recrues et en blesse 20 autres. C'est à ce jour l'attentat le plus meurtrier déclenché contre l'armée pakistanaise par des radicaux islamistes.
Cette action est une réponse d'islamistes radicaux pakistanais au raid aérien qui a été lancé le 30 octobre, à 05 h 00 du matin, contre l'école coranique (madrasa) de Chenagai, située à proximité de la ville de Khar, un village se trouvant également dans la zone tribale de Bajaur. Trois ou quatre hélicoptères ont tiré des roquettes contre cette madrasa faisant au moins 80 victimes. Cette opération a ensuite entraîné des manifestations anti-gouvernementales et anti-américaines monstres dans l'ensemble du Pakistan. Les autorités pakistanaises soutiennent que cette madrasa, qui était dirigée par Maulana Liaqatullah, un activiste recherché tué lors du raid, apportait aide et assistance à des militants d'Al-Qaida.
Deux jours auparavant, environ 3 000 personnes s'étaient réunies près de Khar afin d'exprimer leur soutien à Oussama Ben Laden et au mollah Omar, le chef des taliban afghans.
La région de Bajaur est la plus septentrionale des zones tribales. Montagneuse et difficile d'accès, elle est frontalière avec la province afghane de Kunar, soupçonnée abriter de nombreux Taliban ainsi que des activistes d'Al-Qaida. Le 13 janvier 2006, un drone de la CIA y avait déjà effectué un raid dans le village de Damadola, les Américains pensant y avoir localisé Ayman Al-Zawahiri, le numéro deux d'Al-Qaida. En fait, il ne figurait pas sur la liste des 18 personnes tuées lors de cette opération1.
La ville de Dargai, où s'est déroulé l'attentat-suicide du 8 novembre, est le bastion du mouvement extrémiste Tehreek-e-Nafaz-e-Shariat-e-Mohammadi (TNSM, Mouvement pour l'application de la charia selon Mahomet), créé en 19892, en lutte contre le pouvoir central depuis 2002. Son chef, Faqir Mohammad, vit dans la clandestinité depuis mai 2005. Il lui est notamment reproché d'avoir accueilli des activistes ayant participé à des tentatives d'attentat contre le président Musharraf et d'avoir eu des contacts directs avec Ayman Al-Zawahiri. Faqir Mohammad aurait convié à dîner le numéro deux d'Al-Qaida dans le village de Damadola, bombardé par le drone de la CIA, le 13 janvier 2006. Après le raid dirigé contre la madrasa de Chenagai, il avait juré de venger les victimes et plus particulièrement la mort de Maulana Liaqatullah, considéré comme l'un de ses principaux adjoints. De plus, Faqir Mohammed aurait lui-même échappé de peu à ce raid car il aurait quitté la madrasa à peine 30 minutes avant le déclenchement du bombardement.
Le double jeu du président Musharraf
Le gouvernement, via des responsables locaux, devait signer un accord de paix avec les chefs de tribus de la région de Bajaur3. Cet accord est similaire à celui conclu à Miranshah, le 5 septembre 2006, avec le conseil consultatif des Taliban du Waziristan–Nord. Tous les membres de ce conseil font partie de la tribu Utmanzai, mais sont considérés comme des Taliban pakistanais. Faqir Mohammad et son adjoint, Maulana Liaqatullah, devaient participer aux négociations. D'ailleurs, en signe de bonne volonté, neuf proches de Faqir Mohammad – pourtant suspectés d'entretenir des liens avec les Taliban afghans et Al-Qaida – avaient été relâchés au cours de la semaine précédant le raid du 30 octobre. Malgré ce raid et l'attentat suicide du 8 novembre, il est possible que cet accord soit tout de même entériné, les deux parties ayant plus à y gagner qu'à y perdre.
Les Taliban pakistanais du Bajaur souhaitent, comme leurs homologues du Waziristan Nord et Sud4, obtenir l'amnistie pour leurs membres ainsi que pour les combattants étrangers contre la promesse qu'ils ne mèneront pas d'opérations sur le territoire afghan ni contre les représentants du pouvoir de Karachi, les journalistes, les chefs de tribus, etc. Ils sont néanmoins autorisés à se rendre en Afghanistan pour des raisons « commerciales ou familiales ». Ils s'engagent à ne plus détenir d'armement lourd, mais ils peuvent garder leurs armes légères de type fusils d'assaut. En échange, les forces de sécurité pakistanaises se retirent dans quelques garnisons et s'engagent à ne plus s'en prendre à eux. Le maintien de l'ordre sera du ressort de milices locales, forcément inféodées aux Taliban ! Le gouvernement a aussi promis de rembourser les pertes matérielles occasionnées lors des différents combats et à rendre les armes légères saisies. L'accord qui vient d'être signé permettra également de dégager des troupes de ces régions tribales pour les redéployer au Balouchistan, province pakistanaise en proie à une fièvre indépendantiste. Il semble même que les services spéciaux pakistanais (Inter-Services Intelligence, ISI) considèrent que la loi islamique (charia) prônée par les Taliban est la meilleure arme psychologique pour s'opposer efficacement à cette rébellion. Cela rappelle étrangement 1996, époque ou l'ISI avait soutenu les Taliban afghans parce qu'ils étaient les seuls jugés aptes à établir un gouvernement stable en Afghanistan.
Le président Musharraf souhaite que les attentats dirigés contre sa personne et fomentés dans les zones tribales – particulièrement dans celle du Bajaur – cessent. En effet, début octobre, il a été la cible de trois tentative d'attaque à la roquette au mess militaire de Rawalpindi, au palais présidentiel d'Islamabad et au Centre civique de cette même ville où il devait tenir un discours. L'organisateur de ces attentats, fils d'un Brigadier général, a reconnu après son arrestation, le 24 octobre, qu'il avait effectué plusieurs séjours dans la province de Bajaur afin d'y recevoir une entraînement au maniement des explosifs auprès du TNSM. C'est vraisemblablement cette raison qui a provoqué le raid du 30 octobre, Musharraf voulant également démontrer par cette opération qu'il maintenait tout de même une certaine pression sur les radicaux islamiques malgré les négociations en cours et les accords déjà conclus avec une partie d'entre eux.
En juillet 2006, les forces de sécurité avaient déjoué un autre complot qui devait s'en prendre au président lors de la cérémonie de clôture d'un festival ayant lieu près de Chitral, au nord du Pakistan. Les commanditaires de cette opération n'ont pas été formellement identifiés. Les attentats du 14 et 25 décembre 2003 auxquels Musharraf avait échappé de justesse avaient également leur origine dans la province de Bajaur. En effet, Abou Faraj Farj al-Libby, l'organisateur de ces actions terroristes – il a été arrêté le 2 mai 2005 – avait été l'hôte personnel de Faqir Mohammed.
Enfin, des intérêts économiques sont également à l'origine de cet accord. Les communications avec la Chine passent à proximité de la province de Bajaur. C'est pourquoi il est indispensable que la région retrouve un certain calme, même au prix d'une application stricte de la charia sous l'égide de Taliban pakistanais.
Il n'est pas exclu, enfin, qu'Islamabad souhaite secrètement le rétablissement des taliban à Kaboul. En effet, selon leur opinion, la situation dans ce pays est inextricable et seul le retour aux affaires des Taliban, considérés comme les représentants d'un « mouvement populaire », peut ramener un semblant d'ordre. Indéniablement, la violence y est en accroissement constant (4 000 tués en 2006 comparés aux 1 000 victimes de 2005) et la nouvelle administration est fortement soupçonnée de corruption. D'autre part, la production d'opium – qui profite aussi bien aux chefs de guerre qu'aux insurgés – a augmenté de plus de 60% en 2006, 28 des 34 provinces afghanes étant désormais touchées. L'Afghanistan a donc le triste privilège d'être toujours le premier producteur mondial d'opium.
Reste à convaincre l'Occident et le président Hamid Karzai, auquel Musharraf a rendu visite les 6 et 7 septembre 2006, pour lui expliquer les termes des accords signés la veille avec les Taliban pakistanais du Waziristan-Nord et lui conseiller de faire de même avec ses propres Taliban.
Ces accords conclus avec les Taliban pakistanais de l'ensemble du Waziristan et peut-être bientôt avec ceux du Bajaur, sont considérés par de nombreux observateurs comme une capitulation pure et simple d'Islamabad. En effet, il est important de souligner que les Taliban pakistanais et afghans ont fait officiellement allégeance au mollah Omar. De plus, ils ne reconnaissent pas la « ligne Durand » comme une frontière légale. Il est donc probable que les combats vont s'intensifier contre les troupes gouvernementales afghanes et contre celles de l'OTAN, particulièrement dans les provinces qui bordent la frontière pakistanaise : Helmand, Nangarhar, Kandahar, Khost, Kunar, Paktia et Paktika.. Le mollah Dadullah qui commande les insurgés dans le Sud de l'Afghanistan 5, se félicite d'avoir ainsi trouvé un havre de paix sur ses arrières et de ne plus à avoir à combattre que sur un seul front. Ces régions qui ne sont plus contrôlées par les forces pakistanaises serviront sans aucun doute de zones de repli et d'entraînement pour les nouvelles recrues qui iront mener la guerre sainte de l'autre côté de la frontière.
L'attitude du président Musharraf a évolué avec le temps. Peu à peu, il s'est aliéné les soutiens qu'il pouvait avoir au sein de son pays. Il estime aujourd'hui que la plus grande menace pour son régime se trouve au Balouchistan. Il doit également éviter de froisser les Pachtounes qui occupent de nombreux postes clefs au sein des forces de sécurité, en particulier au sein des forces armées. Il se méfie particulièrement de l'administration afghane actuelle. Son seul recours consiste donc à préserver les Taliban qui, pour lui, joueront un rôle majeur dans la région dans l'avenir. Dans un premier temps, la conséquence réside dans le fait que les forces de l'OTAN déployées en Afghanistan ont du souci à se faire car la pression va être de plus en plus forte. Musharraf n'y trouvera peut-être pas son compte. Si les Taliban vont d'abord lui laisser un répit, de manière à consacrer toute leur énergie à la lutte engagée en Afghanistan, il n'est pas dit qu'ils ne se retournent pas contre lui plus tard. Ils ne lui pardonnent pas sa coopération initiale avec les Etats-Unis et peuvent espérer établir un régime islamiste au Pakistan. Le résultat de la guerre contre le terrorisme serait alors d'avoir réalisé une talibanisation de deux Etats dont l'un détient l'arme nucléaire ! Ce scénario peut paraître catastrophique, mais si rien n'est fait rapidement, il peut se révéler exact.
- 1Cependant, deux responsables importants d'Al-Qaida avaient bien été tués : Abdul Rehman al-Misri al-Maghribi et Abou Obaidah al-Misri, le chef des opérations d'Al-Qaida dans la province afghane du Kunar.
- 2Son fondateur Sufu Mohammad a été arrêté alors qu'il revenait d'Afghanistan où il avait participé aux combats contre la coalition aux côtés des Taliban
- 3Les plus importantes sont les Tarkani et les Uttman Khel. Une alliance des partis islamiques locaux appelée Muttahida Majlis-e-Amal (MMA) est représentée à l'Assemblée Nationale et au Sénat.
- 4Des accords avaient été signés en 2005 avec des représentants de cette dernière région, dont Mehsud Baitullah, un « vétéran » de Guantanamo.
- 5Ils sont estimés à 12 000, dont 500 volontaires à l'attentat-suicide.