La nouvelle stratégie des taliban afghans
Depuis l’invasion du pays par les Soviétiques en 1979, les Afghans sont en proie à une instabilité chronique, tiraillés entre des taliban en majorité pachtounes qui réclament le retour à un gouvernement et à un émirat taliban, et des membres de Daech qui eux, en appellent à l’établissement d’un Etat islamique de la province du Khorasan. A cela s’ajoute une troisième force venant encore compliquer le paysage politique et ethnique du pays, à savoir l’héritage perse dont se réclament les Hazaras1 et les Qizilbash chiites, ainsi que les Tadjiks sunnites, qui parlent également le dari, une langue perse.2
En raison du partage définitif du territoire entre les empires iranien et moghol en 1649, la culture iranienne a toujours dominé dans l’ouest de l’Afghanistan, notamment à Hérat, ville dont la culture particulièrement riche a donné naissance à de très belles œuvres poétiques et littéraires et dans laquelle se trouvent de nombreuses tombes de saints, soufis et mystiques. Fer de lance du chiisme et du culte de l’imam – Ali dont le tombeau est sensé se trouver à Mazar-e-Sharif3 -, l’empire iranien, en adoptant le chiisme comme religion officielle de l’empire au XVIe siècle, a de fait conduit à une fracture religieuse majeure qui perdure encore aujourd’hui en Afghanistan.4 C’est ainsi qu’au regard des différences culturelles, linguistiques et ethniques qui existent entre les persanophones et les Pachtounes sunnites, ces derniers tendent à avoir plus d’affinités avec les Arabes importés par Al-Qaïda, les Ouzbeks du Mouvement islamique d’Ouzbékistan (MOI) ou les taliban. En effet, ces trois groupes partagent la même volonté d’ériger un pouvoir sunnite dénué de toute influence occidentale, iranienne ou russe, et de faire de la charia la base du droit islamique.
Des ex-taliban dans les rangs de Daesh
Contrairement aux taliban « historiques », essentiellement composés de Pachtounes de la tribu des Ghilzaï5 soucieux de stabiliser le pays suite au départ des Soviétiques en 1989, les « étudiants en théologie » actuels s’appuient sur divers mouvements islamistes tels les Ouzbeks et les Ouïghours, aujourd’hui rejoints par des éléments de Daech. Même si actuellement la stratégie américaine repose sur l’envoi de renforts destinés à anéantir Daech et à forcer les taliban à négocier, on constate que contrairement à leurs plans initiaux visant à affaiblir les taliban en vertu du principe de « diviser pour mieux régner », la mort de leurs chefs Omar et Mansour par frappes de drones en 2013 et 2016, a conduit de nombreux insurgés à se radicaliser.
Ceci explique qu’environ 10% d’entre eux aient rejoint les rangs de Daech dont les membres attendraient localement 1000 à 3 000 combattants.6 Contrairement à ce que l’on pourrait penser, il ne s’agit pas en majorité d’Irakiens ou de Syriens ; ce sont principalement des taliban qui ont décidé de changer d’affiliation pour des raisons idéologiques et parce que le choix du mollah Mansour comme successeur du mollah Omar ne faisait pas l’unanimité. Par conséquent, les taliban sécessionnistes – dont beaucoup sont de jeunes combattants afghans qui ne s’identifient pas à la vieille garde des dirigeants rebelles – tendent à opter pour le projet expansionniste de Daech dans le « Khorasan » ; territoire sensé regrouper en son sein Pakistan, Afghanistan, Asie centrale et Iran. Très présents dans le district de Khogyani et dans la province d’Helmand, ils semblent avoir suivi le modèle du mollah Abdul Rauf, un vétéran de la guerre contre les Soviétiques, très populaire parmi les taliban et dont le ralliement à Daech s’est fait suite à son incarcération à Guantanamo.
Pour ces ex-taliban, rallier Daech représente un intérêt majeur car en plus de se libérer de la tutelle de certains commandants, il permet à certains d’entre eux de revendiquer un territoire plus important ; permettant ainsi d’obtenir la mainmise sur le trafic de drogue dont les bénéfices sont estimés entre 100 à 400 millions de dollars par an. Un tel arrangement ne peut que satisfaire Daech puisque l’exploitation des champs pétrolifères de Syrie ne génère plus guère de ressources financières depuis que les Américains les bombardent, d’où l’implantation de combattants de l’Etat islamique dans le Nangarhar, notamment.
Par ailleurs, considérant que les chiites ont toujours été la cible des terroristes du fait qu’ils sont sensés pratiquer un islam « déviant » et être des agents de l’Iran, il n’est pas étonnant de constater que l’alliance entre taliban et Daech conduise à une hausse exponentielle des attaques anti-chiites, comme en témoigne l’attentat du 5 août dernier dans la ville de Sare-Pul située près de Mazar-e-Sharif, qui a fait 54 morts chiites et résulte d’une alliance entre l’ex chef taliban M. Ghazanfar et Daech.
Néanmoins on observe que la majorité des taliban ne souscrit pas à l’agenda de Daech car outre le souhait des membres de l’Etat islamique d’ériger une province du Khorasan et de faire des zones tribales un repli pour leurs combattants, il semble qu’ils veuillent également provoquer des tension intercommunautaires au sein même de la population afghane. En effet, en ciblant en priorité les Hazaras et en faisant des chiites un peuple hérétique, ils visent à attiser la haine des sunnites envers ces derniers afin de créer un chaos tel qu’une guerre civile éclaterait dans le pays, permettant ainsi aux membres de Daech de s’implanter plus largement encore dans la région. Mais, considérant que cette stratégie jusqu’au-boutiste va bien au-delà des objectifs des taliban – qui veulent en priorité renverser le gouvernement actuel, imposer la charia au sein d’un émirat islamique et chasser les derniers éléments occidentaux -, la compétition que se livrent les deux groupes terroristes est telle que désormais les taliban veillent à cibler en priorité les forces de sécurité afghanes, les Organisations non gouvernementales, ainsi que toute personne soupçonnée d’espionnage, et non les chiites par exemple.
Ainsi, bien que les taliban recrutent de plus en plus d’enfants soldats et que le nombre de victimes collatérales d’attaques suicide et d’engins explosifs improvisés augmente, les civils font davantage l’objet de campagnes de terreur orchestrées par les membres de Daech. Exemptes de toute notion relative au « droit de la guerre », leurs méthodes se distinguent de celles des taliban qui eux, respectent le Pachtounwali et veillent à instaurer une forme de justice dans les zones tribales. A cet égard, on remarque qu’en 2015, un groupe de Hazaras est allé jusqu’à leur demander protection face aux exactions commises par l’Etat islamique du Khorasan. Un tel revirement de situation pourrait donc laisser à penser que les valeurs de l’ancien code de conduite taliban appelé Layeha, soient à nouveau remises au goût du jour afin de remporter le cœur et les esprits des Afghans, qu’ils soient chiites ou bien sunnites.
Une stratégie pour gagner les coeurs et les esprits
Apparue en 2006, la première édition de ce qui pourrait être assimilé à un « Livre Blanc de la Défense talibane », constituait un précis de stratégie militaire destiné à anéantir l’ISAF ainsi que les troupes de l’opération Enduring Freedom. C’est à cette époque que les modes opératoires des taliban devinrent de plus en plus violents, ceux-ci n’hésitant pas à employer des méthodes originellement utilisées par Al-Qaïda et importées d’Irak, telles que harcèlement des forces afghanes, attentats-suicides, décapitations, extorsions de fonds, confection d’engins explosifs improvisés etc.
Mais, voyant que l’excès de violence du code de 2006 ne remportait pas l’adhésion des Afghans, ils en publièrent deux autres, l’un en 2009 et l’autre en 2010.7 L’un des points essentiels du dernier code est qu’outre les détails relatifs aux tactiques opérationnelles que les insurgés doivent respecter, s’ajoute l’esquisse d’un projet socio-politique en accord avec le pachtounwali ainsi qu’avec les lois islamiques du pays, ceci afin de légitimer leurs actions à travers un cadre normatif rigoureux et sensé être « juste ». Par conséquent, sont désormais prohibés les actes de cruauté extrême. Tenant de plus en plus des discours pro-chiites destinés à s’acheter une bonne conduite, les taliban n’hésitent donc plus à prévenir les civils avant une attaque et s’excusent en cas de dommages collatéraux. Même si tous les talibans ne respectent pas un tel code notamment en raison de leur illettrisme qui ne leur permet pas d’en étudier le contenu, la volonté de leur nouveau chef, Haibathulla Akhunzada, de créer une relation de confiance avec les populations locales, s’inscrit dans cette stratégie.
Un tel procédé peut paraître étonnant, mais aussi faut-il rappeler qu’avant l’introduction des Arabes par les services de renseignement pakistanais (ISI) dans les zones tribales, les étudiants en théologie avaient une certaine « déontologie », car même s’ils ciblaient les chiites, ils n’avaient pas recours aux attentat-suicide et n’étaient pas non plus favorables aux attentats de masse, aux décapitations et à la confection de ceintures explosives. S’il peut être accordé quelque crédit à la volonté des taliban de ne pas massacrer les chiites, le fait qu’ils aient été entrainés par l’ISI aux méthodes d’insurrection maoïste, peut néanmoins faire craindre qu’il s’agit là d’une simple opération de communication qui pourrait prendre fin une fois leur conquête du territoire achevée.
De fait, il est bien écrit dans le code Layeha que les taliban ont besoin de rallier le plus de gens à leur cause afin d’être ensuite à même de mener de vastes opérations de guérilla, ce qui fait écho aux méthodes insurrectionnelles des services de renseignement pakistanais. Déclinées en trois phases, elles consistent en premier lieu en l’infiltration de la population et des forces de sécurité ; puis en la consolidation des zones infiltrées pour y mener des actions de guérillas ; et enfin, au déclenchement de l’offensive finale. A cet égard, on observe que les services de sécurité afghans sont de plus en plus infiltrés par les taliban.
Pourtant, malgré cette menace, les gouvernements russe et iranien se sont récemment prononcés en faveur des « étudiants en théologie » afin d’assurer la stabilité en Asie centrale, car l’émergence de Daech dans la région leur fait craindre un scénario similaire à celui de la Syrie, de l’Irak ou de la Libye. Mais bien que les Etats-Unis soient également favorables à l’intégration des taliban dans le processus de négociations avec Kaboul, le fait que Russes et Iraniens soient en passe d’imposer leur propre agenda sur les questions sécuritaires en Asie centrale et au Moyen-Orient, semble être un facteur aggravant de la montée des tensions entre Washington – redevenu le grand allié de Riyad – l’Iran et la Russie.
- Massacrés par Abdur Rahman, le roi mis en place par les Anglais de 1880 à 1901, Les Hazaras sont des chiites habitant principalement le Hazarajat et parlant un dialecte appelé Hazaragi. D’origine mongole et pauvres, ils ont été réduits à l’esclavage jusqu’en 1919, date à laquelle le roi Habibullah les libéra, mais dans les faits les maintint dans leur état de servitude et ce, jusque dans les années 70. Méprisés par les athées marxistes tels que Taraki, ils ont ensuite été exterminés en masse par les taliban. ↩
- Ethnie la plus lettrée et appartenant au chiisme duodécimain, les Qizilbash vivent principalement à Kaboul, Hérat et Mazar-e-Sharif. Ils ont toujours été très actifs en politique jusqu’à ce qu’Abdul Rahman Khan massacre les chiites, les déporte et donne leurs terres aux Pachtounes. Persécutés, ils s’enfuirent ensuite au Pakistan où ils ont pu mener une vie normale et participer à la vie politique du pays. Ali Jinnah aurait fait partie de cette communauté, ainsi que la famille Bhutto. ↩
- Située dans la province de Balkh, Mazar-e-Sharif est une ville proche de l’Ouzbékistan et du Tadjikistan qui a toujours été un carrefour de civilisations forcement jalousé en raison de ses terres fertiles, ce qui explique que les Pachtounes issus des régions du sud se les soient appropriées. ↩
- La fragmentation sociale du pays va bien au-delà des questions religieuses car elle dépend également d’une division entre centres urbains « aisés » et zones rurales traditionalistes. Aux côtés des 40% d’afghans qui appartiennent à l’ethnie pachtoune (rurale et pro-taliban), l’on dénombre 30% de Tadjiks dont nombre de lettrés, de citadins et de membres du gouvernement, plus de 20% de chiites hazaras et 10% d’Ouzbeks. Aussi faut-il indiquer que les non-Pachtounes sont réputés pour être des gens mieux éduqués, mais le gouvernement leur a toujours refusé des emplois à leur hauteur, préférant favoriser les sunnites. ↩
- Les Ghilzais sont un des deux plus grands groupes de Pachtounes, avec la tribu Durrani qui elle, est plutôt sédentaire. Ils forment la tribu pachtoune la plus importante en Afghanistan, occupant la région au nord de Kandahar qui s’étend vers le mont Suleyman. Les Ghilzais sont concentrés dans une zone entre Ghazni et Kalat-i-Ghilzai à l’est sur le territoire du Pakistan occidental. Pendant la période de l’invasion soviétique de l’Afghanistan, de nombreux moudjahidines étaient majoritairement des Pachtounes Ghilzaï, comme Gulbuddin Hekmatyar. Le plus gros des troupes talibanes se composent également de Ghilzai ce qui les plaça à l’opposé de la scène politique par rapport à leurs cousins Durrani, qui sont représentés dans le gouvernement de Hamid Karzaï. ↩
- Des chiffres plus récents, associés au travail d’un des meilleurs spécialistes de l’Afghanistan contemporain, Antonio Giustozzi, et du Royal United Services Institute (RUSI), parlent de pas moins de 2 000 à 3 000 membres de Daech au Pakistan, et 7 000 à 8 500 en Afghanistan. Ces derniers chiffres associent les combattants et les forces pro-Al-Baghdadi qui ne sont pas directement sur le champ de bataille. ↩
- Commenté par le Taliban Ulema Council puis approuvé par le Conseil (choura) de Quetta, le code Layeha de 2006 avait été rédigé par des oulema, des écrivains et des poètes dans le cadre d’une Commission culturelle dirigée par Amir Khan Muttaqi, ancien ministre afghan de la Culture. ↩