La mort d’Aboubakr Al-Baghdadi, une fausse bonne nouvelle pour l’Afrique
Laurence AÏDA AMMOUR
L’attaque menée le 1er novembre contre la base des Forces armées maliennes (FAMA) d’Indelimane a coûté la vie à 54 soldats. Elle a été revendiquée par l’organisation Etat islamique au Grand Sahara (EIGS), une branche de l’État Islamique (EI), dirigée par Adnane Abou Walid al-Sahraoui[1]. Cette tuerie a été perpétrée une semaine après l’annonce de la mort du leader de l’EI, Aboubakr al-Baghdadi, comme pour signifier que l’organisation reste puissante et opérationnelle.
Ce que nous dit cette attaque meurtrière, c’est que si l’EI a été décapitée, l’organisation n’est pas morte. L’attaque contre les FAMA démontre que l’EI poursuit et intensifie ses activités en Afrique.
L’expérience a déjà montré à quel point les organisations djihadistes font preuve d’une incroyable résilience et qu’elles sont capables de se relever d’un tel évènement. Cette victoire militaire ponctuelle n’est pas une victoire idéologique.
N’oublions pas ce qui s’est passé à partir de 2011.
Cette année-là, les soulèvements populaires nord-africains ont littéralement pris de cours Al-Qaïda central puisqu’ils démontraient que le changement pouvait se faire en son absence.
L’année suivante, l’organisation subit de lourdes pertes en Asie avec l’élimination de Ben Laden en mai à Abottabad, de Abou Hafz Al-Shahri en septembre au Waziristan, de Badar Masour chef d’Al-Qaïda au Pakistan en février, de Tariq Al-Dahab au Yémen le même mois et de Abou Yahia Al-Libi, numéro deux d’AL-Qaïda, en juin au Waziristan.
Al-Qaïda a alors eu besoin d’une visibilité nouvelle pour survivre et pour conserver sa pertinence.
A l’époque, de nombreux analystes prévoyaient l’affaiblissement des groupes extrémistes violents en Afrique du Nord et au Sahel. C’était sans compter sur l’opportunité qu’a représenté la multiplication des foyers d’instabilité qui a suivi ces soulèvements et la propagation de cette instabilité à des territoires qui ne furent pas directement concernés par ces soulèvements.
L’organisation a eu tôt fait de profiter de ce contexte pour devenir partie intégrante des bouleversements en cours. Un tournant décisif pour al-Qaïda qui a su exploiter la désertion massive de ses militants en Asie pour les acheminer vers l’Afrique.
A commencer par la Libye.
L’intervention étrangère en Libye en 2011 a littéralement fait éclater ce pays en une multitude d’entités armées, entraîné des conflits communautaires transnationaux, et conduit à une violence chronique qui s’est propagée bien au-delà des frontières libyennes. Le démantèlement puis la destruction de l’État a permis l’accès aux arsenaux d’armes qui se sont disséminées dans toute la région saharo-sahélienne.
Al-Qaïda central n’a pas tardé à opérer un rebasculement stratégique de certains de ses réseaux au Maghreb et au Sahel. Le transfert vers la Libye de figures importantes atteste la volonté d’exploiter les atouts qu’offraient cette partie de l’Afrique, et à terme l’Afrique de l’Ouest.
Ce faisant, l’organisation a amorcé une extension continentale du djihadisme : la galaxie terroriste s’est étendue vers l’Est et l’Ouest de l’Afrique, à travers certaines connexions consistant essentiellement en une collaboration opérationnelle, un partage de l’entraînement et des tactiques, grâce, entre autres, aux relations personnelles forgées entre anciens d’Afghanistan.
Un scénario analogue se reproduit en 2014, lorsque l’EI s’implante en Libye pour compenser son affaiblissement relatif en Irak et en Syrie. Puis elle tente d’élargir son territoire à partir de Syrte et d’accaparer les sites pétroliers de la côte méditerranéenne et de l’intérieur, mais échoue après plusieurs tentatives, face aux milices locales[2].
Pour l’EI, la Libye était un morceau de choix. Abu Al-Mughirah Al-Qahtani, le délégué de Daech en Libye avait clairement insisté sur l’importance de ce pays: « La Libye est cruciale car elle est en Afrique et située non loin des rives de l’Europe du Sud. De plus, elle possède de nombreuses ressources (pétrole et gaz). Elle s’ouvre sur le désert africain qui couvre plusieurs pays. Et la ville de Syrte est devenue pour nous non seulement la porte d’entrée vers l’Europe, mais aussi vers le Maghreb et l’Afrique subsaharienne. » Ses principales sources de financement provenaient du trafic de migrants, d’armes, de drogues et de certaines marchandises comme les cigarettes.
L’implantation en Libye devait permettre de « réduire la pression sur le pays du califat, en Al-Cham (Syrie) et en Irak », cœur de Daech, mais aussi de tirer profit de la « situation géographique stratégique » du pays, qui « s’ouvre sur la mer, sur le désert, des montagnes, et six Etats : l’Egypte, le Soudan, le Tchad, le Niger, l’Algérie et la Tunisie ».
La Libye était donc à la fois un pôle de substitution à la pression sur l’EI dans son aire d’origine, mais aussi un pôle de développement, avec une côte « qui peut être atteinte même avec un bateau rudimentaire », permettant l’exploitation du trafic d’êtres humains, sans parler des ressources pétrolières et des stocks d’armes. Tout ceci constituant, au final, « une plate-forme de lancement sans égale pour attaquer les Etats européens ».
La perte de Mossoul et de Raqqa en 2017, ont certes marqué la fin du califat, mais pas celle de l’EI qui avait anticipé son effondrement en Syrie et en Irak et avait aussitôt misé sur l’Afrique.
C’est pourquoi l’organisation se concentre depuis lors sur ses branches régionales africaines implantées de longue date (au Sinaï, au Sahel, en Somalie et dans le bassin du lac Tchad et au Nigeria dans le sillage de Boko Haram). L’organisation a déjà fortement gagné en puissance en Afrique de l’Ouest où des combattants frappent également au Bénin.[3] Elle a entrepris de s’établir sur de nouveaux territoires en investissant l’Afrique de l’Est (Kenya, Tanzanie), le Mozambique et la République Démocratique du Congo.
L’expansion de l’EI vers Afrique centrale en particulier est maintenant un objectif stratégique affiché comme en témoigne l’enregistrement diffusé le 31 octobre (soit quelques jours après la mort d’Al-Baghdadi), par le nouveau porte-parole de l’EI qui mentionne expressément cette partie du continent.[4]
Avant l’opération américaine contre Al-Baghdadi, l’ONU indiquait déjà que, « malgré ses pertes territoriales en Syrie, Daech aspire toujours à une aura internationale. Capitalisant sur ses affiliés, il a inspiré des attaques et a maintenu ses revenus à quelque 300 millions de dollars. Il faut aussi se préoccuper, des défis posés par les combattants terroristes étrangers de retour dans leur pays d’origine ou relocalisés ailleurs. Leur nombre oscille entre 24 000 et 30 000 sur les 40 000 que l’on comptabilisait alors. Les États doivent également s’attaquer à la menace posée par les « voyageurs frustrés », dont le nombre est difficile à estimer.»[5]
L’internationalisation qui s’était opérée dans un sens, avec la mise en place et/ou l’activation de filières de combattants vers les fronts djihadistes hors zone, en particulier en Syrie, se poursuit actuellement en sens inverse avec le retour de djihadistes du Moyen-Orient vers l’Afrique. Cette logique transnationale a ainsi créé une connectivité entre ces deux régions du monde.
Afrique et Proche-Orient sont toujours en jonction à travers les flux de djihadistes et les filières organisées pour leur transfert d’un territoire à l’autre. Une forme de mondialisation en réseaux des adeptes du djihad reliant désormais ces deux espaces géographiques et politiques que sont les mondes arabe et africain, au nom d’un projet global d’instauration d’un califat.
Non seulement l’EI survivra à la mort de son leader, mais elle montera en puissance en Afrique, un continent qui offre de multiples opportunités et souffre de vulnérabilités chroniques, où les Etats sont inaptes à contrôler leurs territoires, quand ils ne produisent pas eux-mêmes de l’illégal.
L’EI sait instrumentaliser les conflits locaux et tirer parti de situations de fragmentation et d’instabilité pour recruter et établir ses bases à partir desquelles elle opère son expansion.
Il y a fort à parier que les attaques des filiales de l’EI vont aller croissant et que le transfert de combattants de Syrie vers le vaste continent africain lui permettra d’élargir son rayon d’action, de renforcer son influence et de faire des émules tant au niveau local que régional.
[1]L’EIGS a prêté allégeance à l’EI en mai 2015 qui ne l’a reconnu qu’en octobre 2016. L’EIGS est implanté depuis 2016 dans la zone dite «des trois frontières» (Mali-Niger-Burkina Faso), correspondant à la région du Liptako-Gourma où les attaques djihadistes sont les plus nombreuses.
[2]L’EI a perdu son fief de Syrte fin 2016, mais s’est replié dans le sud de la Libye.
[3]Les mouvements qui ont fait allégeance à Daech sont présents localement dans quarante pays.
[4]Madjid Zerrouky, « L’EI joue une partie de son avenir loin de ses terres », Le Monde, 4 novembre 2019.
[5]Conseil de Sécurité, CS/13931, 27 août 2019, « Le Conseil de sécurité tenu au fait du pouvoir de nuisance d’un Daech, certes affaibli, et des défis posés par les combattants terroristes étrangers. Menaces contre la paix et la sécurité internationales résultant d’actes de terrorisme », S/2019/612.