La guerre secrète de l’Arabie saoudite au Moyen-Orient
Alain RODIER
L'Arabie saoudite semble s'être définitivement faite à l'idée que les Etats-Unis étaient en train d'effectuer un grand virage dans leur politique moyen-orientale. En effet, les Américains ont désormais décidé de porter leur effort sur l'Extrême-Orient car ils pensent que c'est là que se jouera leur sécurité dans l'avenir. En effet, les Etats-Unis ne se sentent plus liés économiquement à la région car ils sont sur le point d'obtenir leur indépendance énergétique totale, en particulier grâce à l'exploitation du gaz de schiste.
Par contre, leur préoccupation principale dans la région reste toujours la sécurité d'Israël. Pour cela, ils souhaitent apaiser les conflits en respectant le vieux principe assurant qu'il convient de « diviser pour régner ». Ils souhaitent désormais qu'un certain équilibre s'établisse entre les chiites et les sunnites et Washington esquisse donc un rapprochement, certes encore prudent, avec l'Iran.
Pour les Etats-Unis, quand il n'est pas possible de faire la guerre à un pays, il convient de négocier. Il commence à être loin le temps où ils souhaitaient intervenir militairement en Iran, non qu'ils ne le peuvent pas, mais parce qu'ils ne le veulent plus. Cela est le résultat des expériences désastreuses de l'Irak (en cours) et de l'Afghanistan (à venir). Le choix de se tourner vers l'Extrême-Orient où commence à pointer le « danger chinois » diminue d'autant les moyens militaires disponibles. Ces derniers ont aussi commencé à sérieusement décroître, crise économique oblige. De plus, si l'Iran semble encore être à leur portée sur le plan purement tactique, les répercussions d'une telle guerre seraient totalement imprévisibles. Les Etats-Unis ont parfaitement compris que le problème ne réside pas dans le fait de gagner une guerre mais de gérer la suite dans la durée. Ils sont également conscients qu'un équilibre stratégique va s'installer de fait entre Israël, l'Iran et les pays sunnites. Pour cela, ils continueront à approvisionner l'Etat hébreu en armements sophistiqués qui devraient lui permettre de toujours garder une longueur d'avance, mais pas trop pour que Tel-Aviv ne soit pas tenté de lancer une action offensive unilatérale qui entraînerait inévitablement les Etats-Unis dans le conflit. A titre d'exemple, les Etats-Unis se gardent de livrer des bombes Massive Ordnance Penetrator (MOP) de 15 tonnes à Israël qui seraient particulièrement efficaces contre les installations enterrées. Par contre, Washington assure Israël de son parapluie nucléaire, mais il est vrai que dans ce domaine, comme du temps du général de Gaulle, il vaut mieux compter sur soi-même[1].
L'Arabie saoudite en première ligne
Dans ces circonstances, l'Arabie saoudite se retrouve en première ligne dans l'affrontement qui oppose aujourd'hui les mondes sunnite et chiite. De plus, la famille Saoud se sent directement menacée car elle sent que l'appui de Washington pourrait bien lui faire défaut le moment venu. Les exemples des lâchages des présidents Moubarak en Egypte et Ben Ali en Tunisie sont passés par là.
Si la minorité chiite saoudienne ne présente pas une menace bien grave pour le palais, il n'en pas de même pour le Bahreïn voisin ou le pouvoir sunnite est directement contesté par la majorité chiite. C'est pour cette raison que Riyad soutient la famille Al-Khalifa, n'hésitant pas à lui apporter son aide militaire pour réprimer toute velléité de révolte comme ce fut le cas en 2011.
Toutefois, l'ennemi juré de l'Arabie saoudite reste l'Iran. Un temps, de grands espoirs ont été placés dans la guerre civile syrienne qui devait mettre à bas le régime alaouite en place à Damas. L'enlisement du conflit, la non-intervention des Occidentaux et le soutien indéfectible apporté à Bachar el-Assad par Moscou, Pékin, Téhéran et le Hezbollah libanais sont venus à bout de ces espérances. Le but de cette guerre par procuration consistait à affaiblir le camp chiite en privant Téhéran de sa courroie de transmission vers le Hezbollah libanais. Si l'objectif avait été atteint, cela aurait affaibli d'autant l'influence que pouvait avoir l'Iran dans la région. Au contraire, un axe stratégique s'est même constitué entre Téhéran et Bagdad où un pouvoir chiite s'est installé et cette menace est très mal ressentie à Riyad.
Seul point favorable qui réjouit les Saoud, c'est que le Grand ayatollah Ali al-Sistani, l'autorité spirituelle des chiites irakiens, à appelé de ses vœux, le 15 novembre 2013, la chute du Premier ministre Nouri al-Maliki et du président Assad dans le but d'« apaiser les tensions sectaires » au Proche-Orient. A noter que Moktada al-Sadr, qui est aujourd'hui fidèle à Sistani, bénéficie de l'appui de milices héritières de l'armée du Mehdi. Ce revirement s'explique par l'opposition morale qui anime le Grand ayatollah à la guerre civile, et ce depuis 2007.
La guerre secrète de Riyad
Si depuis le début de la guerre civile en Syrie, les services secrets saoudiens Al Mukhabarat Al A'amah (GIP) ont apporté leur aide financière et en armements à différents groupes de l'opposition armée, il semble qu'ils soient désormais passés à la vitesse supérieure. Deux missions leurs ont été données : renverser le régime de Bachar el-Assad et affaiblir les mouvements liés directement à Al-Qaida, particulièrement le Front Al-Nousra qui en est la représentation officielle depuis que le docteur Al-Zawahiri en a décidé ainsi au détriment de l'Etat Islamique d'Irak et du Levant (EIIL) à la fin de l'été 2013.
Le GIP aurait délégué à son homologue pakistanais (ISI) la responsabilité d'entraîner de 5 000 à 10 000 combattants, le financement restant à sa charge. Le but serait de monter une « armée de l'Islam » rebelle de 40 000 à 50 000 hommes. Elle serait commandée par Zahran Alloush, le chef salafiste du mouvement Jaish al-Islam (ex Liwa al-Islam) actif dans la région de Damas. Son père, le cheikh Abdullah Mohammed Alloush, est un religieux qui vit en Arabie saoudite après être sorti des geôles syriennes. Selon une source saoudienne, la seule manière de convaincre Assad de se retirer est de le menacer avec une force militaire assez puissante et crédible. Le but n'est pas de gagner la guerre mais de monter une force cohérente qui soit capable de coordonner ses actions dans le pays.
Parallèlement à la décision de Riyad, un « Front islamique » a été créé le 22 novembre 2013, regroupant le Jaish al-Islam, l'Ahrar al-Sham, le Suqour al-Sham, le Liwa al-Tawhid, le Liwa al-Haqq, le Ansar al-Saham et le front islamique kurde. Sa présidence a été confiée Ahmed Issa al-Sheikh, le chef du Suqour al-Sham et du Front syrien de libération, mais le responsable militaire en serait Zahran Alloush. Il est difficile de croire que les services saoudiens ne sont pas également partie prenante dans cette affaire. Bien que l'objectif de cette coalition soit de s'opposer à l'EIIL et au Front Al-Nousra, ces derniers grignotant peu à peu du terrain, pas que sur les forces loyalistes mais aussi sur les autres membres de l'opposition armée, ses buts semblent bien similaires : renverser le régime en place à Damas et le remplacer par un Etat islamique appliquant strictement la charia. Zahran Alloush essaye également d'attirer des combattants étrangers en ouvrant un « bureau de recrutement des émigrants » ainsi que via le net. En fait, de nombreux responsables appartenant à ces mouvements ont rejeté la Coalition nationale syrienne (CNS) soutenue par l'Occident. Il est légitime de se demander si, à terme, l'opposition structurée au président Assad ne sera plus constituée que d'islamistes radicaux affiliés ou non à Al-Qaida.
Beaucoup de questions se posent également concernant les attaques dont font l'objet les intérêts iraniens à l'étranger. En particulier, le double attentat à la bombe dirigé comme l'ambassade iranienne à Beyrouth, le 19 novembre 2013, a été revendiquée par les Brigades Abdullah Azzam[2], un mouvement sunnite libanais proche d'Al-Qaida. Si Riyad n'est pas soupçonné d'être impliqué directement dans cette affaire, des interrogations sur le financement des mouvements activistes sunnites au Liban se font jour. En effet, les Brigades Abdullah Azzam et le Fatah al-Islam sont nécessairement soutenus par des fonds étrangers. Or, le fait que ces deux mouvements (ainsi que d'autres) s'en prennent désormais directement au Hezbollah, aux Iraniens et plus généralement aux populations chiites en Irak et au Pakistan[3] ne peut qu'aller dans le sens des intérêts de l'Arabie saoudite qui est réputée pour ses financements occultes.
La décision de monter une force d'opposition syrienne indépendamment des Etats-Unis est le dernier signe de la brouille qui existe aujourd'hui entre les deux anciens alliés. Il faut dire que le prince Bandar Bin Sultan, le chef du GIP, n'avait pas été prévenu de l'annulation de la frappe américaine qui était attendue avec impatience par les insurgés. Il en avait été particulièrement choqué. Cela dit, en plus de l'ISI pakistanais, le GIP entretient toujours de nombreuses relations avec la CIA, le MI-6, les services turcs et jordaniens. Cela devrait lui servir dans l'avenir.
- [1] Israël serait en train de mettre en place une force de dissuasion avec une composante maritime qui lui permettra, à terme, d'avoir un sous-marin armé de missiles à têtes nucléaires en permanence à la mer (deux en cas de crise), des missiles de croisière embarqués sous aéronefs et l'on parle même d'un site de missiles enterrés type « plateau d'Albion ». Selon les estimations, Israël détiendrait entre 80 et 400 armes nucléaires.
- [2] L'Iran connaît désormais un « retour du bâton », comme le régime syrien qui a vu les djihadistes internationalistes combattant en Irak se retourner contre lui. En effet, les responsables qui ont formé les Brigades al-Azzam ont été accueillis un temps en Iran. Ce fut le cas d'un de leurs premiers leaders, Saleh al Qarawi, qui est donné pour mort.
- [3] Des attaques aveugles contre les populations chiites en Irak ont lieu presque tous les jours. Chaque mois, les morts se comptent par centaines mais les medias occidentaux en parlent peu.