La criminalité organisée transnationale
Alain RODIER
Les organisations criminelles transnationales (OCT)
La criminalité organisée transnationale, qui s'est prodigieusement développée ces vingt dernières années, représente désormais la menace principale pour les sociétés démocratiques du XXIe siècle. En effet, son influence potentielle, valorisée par une puissance financière colossale, lui permet d'influer notablement sur la vie économique des Etats, quand elle ne tente pas tout simplement d'en prendre le contrôle, même de manière indirecte. Elle bénéficie à plein de l'ouverture des frontières qui a suivi l'effondrement du bloc communiste en profitant notamment du fait que si la libre circulation des biens – surtout monétaires – et des personnes, est désormais de mise. Les systèmes policiers et judiciaires ont, pour leur part, d'énormes difficultés à unifier leurs actions. Généralement, elle se garde bien d'apparaître au grand jour, laissant la « une » des médias à la menace terroriste, au conflits irakien et afghan, etc. Cette clandestinité lui permet de prospérer à l'abri des regards indiscrets qu'elle tente par tous les moyens, d'éviter[1].
Beaucoup d'observateurs peu attentifs parlent de « disparition des mafias[2] », de la fin des « derniers parrains » … Il faut se convaincre que c'est exactement l'inverse qui est en train de se produire. Selon Europol, actuellement, ce sont 4 000 organisations criminelles fortes de 40 000 membres qui sont présentes en Europe occidentale !
Les maîtres mots de la criminalité organisée sont : « innovation, diversification et flexibilité » avec le souci d'un rendement maximal pour un minimum de risques. Pour cela, elle profite à fond de la mondialisation et des progrès technologiques[3], notamment dans le domaine de l'informatique (et du web).
La définition du groupe « drogue et criminalité organisée » de l'Union Européenne est la suivante : « Une organisation est considérée comme relevant de la criminalité organisée internationale si elle remplit six des onze critères suivants :
- une collaboration entre plus de deux personnes (condition obligatoire),
- des tâches spécifiques étant attribuées à chacune d'entre elles,
- sur une période assez longue ou indéterminée,
- avec une forme de discipline et de contrôle,
- suspectée d'avoir commis des infractions pénales graves (condition obligatoire),
- agissant au niveau international,
- recourant à la violence ou à d'autres moyens d'intimidation,
- utilisant des structures commerciales ou de type commercial,
- se livrant au blanchiment de l'argent,
- exerçant une influence sur les milieux politiques, les médias, l'administration publique, le pouvoir judiciaire ou l'économie,
- agissant pour le profit et/ou le pouvoir (condition obligatoire) ».
Les domaines d'activité du crime international
Les activités de la criminalité organisée sont extrêmement variées. En effet, tout ce qui peut générer du profit illégalement est bon à prendre. La liste qui va suivre est donc incomplète, l'imagination et l'initiative faisant partie des apanages des nouveaux hors-la-loi d'envergure internationale.
Le trafic de drogue
Bien qu'aujourd'hui très concurrencé, le trafic de drogue est toujours la première des activités délictueuses de la criminalité organisée. Ainsi, selon les Nations unies, l'économie de la drogue qui est l'activité criminelle la plus lucrative[4], représente environ 8 % du commerce mondial soit plus de 600 milliards de dollars en 2007 contre 300 milliards de dollars en 1993. Toutefois, ces chiffres sont à prendre avec précaution, certains experts les jugeant surévalués. Toujours selon l'ONU, uniquement 15 % de l'héroïne et un tiers de la cocaïne produit dans le monde sont interceptés par les forces de sécurité.
Ces activités ne sont pas prêtes de s'éteindre si l'on considère que le nombre des consommateurs augmente d'environ 10% par an. Le type de drogue peut changer, selon un effet de « mode » et l'apparition de nouvelles facilités d'approvisionnement. Selon les mêmes sources, près de 220 millions de personnes – dont cinq millions de Russes – utilisent régulièrement une drogue. De plus, les pays qui étaient traditionnellement des « zones de transit » sont devenus également des « zones de consommation » (ex-Europe de l'Est, Turquie, Pakistan, Brésil, etc.).
Les autres activités
Les autres activités criminelles ont une importance globalement équivalente à celle de la drogue. Elles comprennent :
- le trafic d'armes (de toute nature) ;
- le trafic des êtres humains[5] ;
- le trafic de matières radiologiques, nucléaires[6], bactériologiques et chimiques (NRBC) ;
- le trafic d'espèces protégées (animaux vivants ou produits d'espèces en voie de disparition : ivoire, peaux) et de matières premières rares (pierres et métaux précieux, bois exotiques, etc) ;
- la production et le trafic de contrefaçons : la fausse monnaie, le matériel électronique et ses dérivés, les pièces de rechange pour l'industrie automobile et aéronautique, les produits de luxe[7], les médicaments, etc. En dix ans, la contrefaçon est passée au niveau industriel, utilisant les mêmes filières que celles de la drogue et des armes ;
- la contrebande de cigarettes – d'origine ou contrefaites- et d'alcool (souvent également contrefait) qui est en pleine expansion depuis que de nombreux Etats taxent lourdement ces produits pour des raisons de santé publique ;
- le trafic d'œuvres d'art ;
- le recel de produits provenant de vols commis avec ou sans violences [8] ;
- le racket[9], souvent lié à des prêts usuraires ;
- le piratage informatique[10] ;
- le retraitement des déchets, en particulier ceux qui sont toxiques et dangereux pour l'environnement (on parle alors d'« écomafia »).
Le développement d'Internet constitue un atout particulièrement bien exploité par le crime organisé (la « cybercriminalité »). En élargissant le nombre des clients potentiels, la toile facilite la prostitution – particulièrement infantile -, la vente d'épouses via de soi-disant agences matrimoniales – généralement basées dans les ex-pays de l'Est ou en Asie -, la contrebande de biens volés ou interdits à l'exportation, les arnaques en tous genres, etc. Certaines banques On Line participent largement au blanchiment d'argent.
L'importance de l'économie criminelle
La mondialisation a poussé le crime organisé à se transformer en adoptant progressivement une approche économique de ses activités, ce qui tend à expliquer le développement important des affaires de délinquance économique et financière.
L'économie criminelle dans son ensemble représente à peu près 15 % de l'économie mondiale. Selon le Fonds monétaire international (FMI), elle générerait entre 500 et 1 500 milliards de dollars par an. Cependant il est prudent de signaler que cet argent ne provient pas uniquement de la criminalité organisée mais également de fraudes fiscales et d'escroqueries diverses et variées, faits d'individus ou de groupes isolés.
La circulation et le blanchiment de telles sommes provoquent de véritables catastrophes financières. La hausse vertigineuse des cours du pétrole n'est pas qu'à reprocher aux pays producteurs et aux spéculateurs institutionnels. L'économie criminelle ressemble à sa consœur légale avec ses clients, vendeurs, grossistes, détaillants, intermédiaires, exportateurs, importateurs et distributeurs…
Les organisations criminelles s'adaptent parfaitement à la mondialisation et à la libre circulation des biens et des personnes. Elles savent utiliser la permissivité des sociétés occidentales, notamment dans les domaines de la consommation de drogue et de la liberté sexuelle. A titre d'exemple, en Norvège où la prostitution est parfaitement légale, l'implication du crime organisé y est désormais très importante favorisant en cela le trafic d'êtres humains.
Elles savent également habilement mêler activités illicites et légales et investissent massivement sur les marchés financiers. En effet, de nombreux profits criminels ont été réinvestis dans des activités tout à fait légales. Ces nouvelles entreprises sont inattaquables, hormis la manière dont elles sont apparues. Elles sont gérées, soit par des criminels patentés, soit, beaucoup plus fréquemment, par des hommes d'affaires ayant effectué les meilleures études mais que l'appât du gain a dévoyé. Il est alors très difficile de les confondre car ils se gardent de commettre quoique ce soit d'illégal. Les secteurs de prédilection sont de trois sortes :
- les entreprises de bâtiment, l'immobilier et le béton ;
- le traitement des ordures et des déchets ;
- l'industrie du spectacle et du tourisme : cinéma, musique, jeux, casinos, hôtels, restaurants, etc.
Lorsqu'une entreprise est aux mains de la pègre, elle présente alors trois avantages considérables sur ses homologues légales
- le découragement de toute concurrence par l'emploi de la menace ;
- une main d'œuvre à bas prix sans aucun risque de conflit social ;
- des fonds importants disponibles rapidement.
Enfin, la criminalité organisée entretient des liens avec l'économie légale qui peut être considérée comme « non mafieuse ». L'« entrepreneur criminel » est obligé d'entretenir des liens avec des banquiers, financiers, juristes, fiscalistes, économistes, publicitaires, afin de blanchir ses profits acquis illégalement. Cet entrisme est plus ou moins important selon le pays et la lutte qui y est menée par les autorités contre la « criminalité en col blanc ». Actuellement, le développement exponentiel de la Chine laisse penser que le monde chinois des affaires est étroitement mêlé aux triades (de très importantes et très anciennes sociétés secrètes dont certaines sont considérées comme présentant un caractère mafieux). Cela perturbe peu le pouvoir communiste de Pékin, dans la mesure ou ces triades sont considérées comme « patriotiques ». L'Albanie dont la moitié de l'économie dépend du crime organisé, a reçu un blanc-seing de la communauté européenne car, quand on ne peut lutter contre un phénomène trop important, on est bien obligé de composer avec… Avec l'accord de Bruxelles, les univers mafieux et politiques cogèrent les ressources publiques. La proximité des deux mondes est ici flagrante, mais que peut-on réellement faire pour s'y opposer ?
Le blanchiment[11] de l'argent constitue le problème principal du monde criminel. Les méthodes utilisées sont de plus en plus complexes, les financiers criminels (souvent issus de prestigieuses universités) faisant preuve d'une imagination débordante. Ils disposent notamment de paradis fiscaux dont l'existence est combattue avec plus ou moins de vigueur par les autorités mondiales[12]. En 2007, les pays désignés par la Financial Action Task Force (FATF) comme « blanchisseurs d'argent sale » sont les suivants : les îles Cook (des îles du Pacifique sud peuplées de 21 000 habitants), le Guatemala, l'Indonésie, le Myanmar, Nauru (une île du Pacifique Sud de 21 km2 peuplée de 12 500 habitants mais qui abrite 400 banques offshore ayant permis de nombreuses « transactions financières à la criminalité russe, aux triades chinoises et aux yakusa japonais »), le Nigeria et les Philippines.
Portrait du criminel membre d'une OCT
Le membre d'une OCT, ainsi que le mafieux, présente quelques caractéristiques étonnantes qui peuvent surprendre, tant le public est habitué à voir des personnages hauts en couleurs. Cette désinformation provient en grande partie de l'image que montre l'industrie cinématographique lorsqu'elle met en scène les Bad Guys (« mauvais garçons »).
Le membre d'une OCT est discret. Il fuit toute publicité qui pourrait lui être faite par la presse car, alors, sa fin est proche. En effet, les juges et l'Etat ne peuvent se permettre de laisser apparaître au grand jour ce type d'individu qui est la preuve même de leur incurie. Le criminel de « haute volée » cultive donc l'humilité, la réserve et la modestie. Il sait que le vrai pouvoir n'avance que s'il est voilé et secret. En conséquence, il joue en coulisse et non sur le devant de la scène. Il parle peu, se montre peu, minimise son pouvoir. Il se méfie de tout ce qui peut être tapageur et excessif. Généralement, il méprise au plus haut point les voyous traditionnels et il juge que les démonstrations bruyantes du pouvoir sont réservées à des parvenus du crime. Cette réticence à afficher sa puissance, sa richesse relève d'un élémentaire réflexe de prudence. Rien de moralisateur dans cette attitude mais la certitude que l'ostentation rend plus vulnérable. Le gangster de cinéma qui est généralement un fanfaron, un extraverti qui aime le luxe, la belle vie, les voitures, les femmes, est en fait un mégalomane : il constitue le parfait contre-exemple du mafieux. Cependant, certains se sont laissés prendre à ce jeu, ce qui, à terme, a conduit à leur perte. Le meilleur exemple est celui d'Al Capone (1920-1930) qui a fini par être arrêté pour fraude fiscale avant de décéder de la syphilis. Il a mis en danger la famille de Chicago et ses successeurs seront beaucoup plus discrets. Lucky Luciano puis John Gotti (1980-1990) connaîtront un sort identique pour les mêmes raisons. Les yakusa sont beaucoup discrets que ce que l'on peu voir dans les films policiers.
L'apparence du criminel international a désormais tendance à ressembler à celle du businessman normal en costume-cravate. Mais en aucun cas, les hors-la-loi ne se transforment en hommes d'affaires honorables. Ils font toujours preuve, quand le besoin s'en fait sentir et généralement pour l'exemple, d'une cruauté et d'une sauvagerie extrêmes : meurtres, viols, tortures, enlèvements, chantage et violences de toutes sortes. Cette violence n'est jamais gratuite. Elle doit par contre être « exemplaire » et dissuader (ou convaincre) qu'il est inutile et très dangereux de s'en prendre au crime organisé.
Le criminel est particulièrement rusé et cruel. Une cruauté qui est un retour à l'instinct de survie animal qui le pousse à grimper dans l'échelle sociale de son organisation en usant de la confrontation comme mode d'action. En un mot, c'est un prédateur. Cependant, cette violence est contrôlée et canalisée par la rigidité toute militaire des OCT.
Le monde politique et judiciaire : un objectif pour la criminalité organisée
Les rapports ambigus entre les politiques et les OCT
Historiquement, c'est dans les années 1900, avec la révolution industrielle survenue au Japon et aux Etats-Unis, que les premières criminalités organisées ont pénétré le monde politique via le syndicalisme naissant. L'établissement de la prohibition donna un réel élan à ces relations troubles, l'homme politique américain de l'époque étant peu regardant sur les activités réelles de ces organisations. Le crime organisé a alors commencé à utiliser la corruption comme un moyen d'action prioritaire.
Aujourd'hui, selon l'organisation Transparency International, les pays qui sont le plus sujets à ce phénomène sont ordre décroissant d'importance (l'étude porte sur 158 pays) : le Tchad, le Bangladesh, Haïti, la Birmanie, le Turkménistan, la Côte d'Ivoire, la Guinée équatoriale, le Nigeria, la Colombie, la Bolivie puis la Russie. Toujours selon la même organisation, dans 113 pays sur les 158 pays étudiés : « la corruption envahit tous les aspects de la vie publique ».
La décentralisation multiplie les centres de décisions locaux qui sont, en raison de leur taille moindre, plus facilement accessibles à une influence mafieuse. Le crime organisé sait aussi très bien profiter des périodes de grandes mutations sociales pour se glisser dans le monde fermé des notables, s'infiltrer dans les espaces créés par la désorganisation engendrée par les troubles structurels qui règnent alors ; l'exemple albanais de 1997 est révélateur de cet état de fait.
En effet, la puissance financière du crime organisé lui permet de corrompre des personnes appartenant aux couches intermédiaires du monde politique (objectif prioritaire car considéré par les organisations criminelles comme le plus efficace) et de l'administration. Ainsi, 30 % des profits seraient entièrement dévolus à cette tâche. Elle peut également faciliter par ses réseaux relationnels et ses moyens financiers, la carrière d'un ambitieux qui, en contrepartie, une fois parvenu à des postes de responsabilité, lui accorde la liberté de se livrer en toute impunité à ses activités délictueuses. L'anti-communisme viscéral des mafias italiennes a largement été exploité par le monde occidental lors de la Guerre froide, au même titre que tous les « mouvements de libération » l'ont été par le Bloc de l'Est à la même époque. Cet anti-communisme s'appuyait sur l'éthique des mafias qui s'organise autour d'une conception mystique du monde, le culte du pouvoir et de la tradition, le mépris des étrangers, pour ne pas dire le racisme.
Dans certains cas, la criminalité organisée peut influencer directement nombre d'électeurs. Par exemple, les mafias italiennes peuvent dicter leurs consignes à 10 à 15 % des électeurs inscrits alors que le succès d'une élection se joue souvent sur 1 ou 2 % des votants. En Bolivie, l'arrivée au pouvoir au début 2006 d'Evo Morales, digne représentant des « cocaleros », est un exemple criant de cette réalité. Un autre exemple pittoresque est celui du démocrate d'Oscar Goodman, élu en juin 1999 maire de Las Vegas avec 64 % des suffrages. Dans tous les Etats-Unis, Oscar Goodman est connu comme l'avocat de la Cosa Nostra, la mafia italo-américaine. Il a particulièrement défendu Anthony Spilotro accusé de 25 meurtres et de centaines de délits divers, jusqu'à son assassinat en avril 1986 popularisé par le film Casino. Escar Goodman n'aime pas le FBI, le comparant parfois à la Gestapo !
Mais en général, la criminalité organisée ne souhaite pas obtenir le pouvoir politique. Elle soutient les administrations en place dans la mesure où celles-ci sont inefficaces dans son domaine de prédilection qui est celui de la « protection »[13]. En effet, la pègre peut se comparer à une sorte de sangsue qui a besoin d'un corps étranger (l'Etat) pour vivre et prospérer, mais qui ne peut se développer seule.
Le chef criminel tente presque toujours de devenir pour la population au milieu de laquelle il évolue : « l'autorité supérieure, le parrain, l'ami sur lequel l'on peut compter, le protecteur, le médiateur, le conseiller, le juge qui pallie l'incurie de l'Etat ». L'exemple de Pablo Escobar, le chef du cartel de Medellin en Colombie (aujourd'hui disparu) est extrêmement révélateur. Il a développé dans sa zone d'activité, de nombreuses actions sociales, palliant en cela l'incurie de l'Etat. Malgré les nombreux crimes de sang qu'il a commis ou fait commettre, il est resté populaire auprès des populations les plus défavorisées. Plus récemment, le vide politique au Kosovo a profité à l'UCK, qui, sous couvert d'une lutte de libération nationale, servait que de paravent à la criminalité albanaise. L'OTAN aurait ainsi facilité la création d'une « petite Colombie » au sein de l'Europe. Actuellement, des questions se posent sur les cas d'Evo Morales et d'Hugo Chavez, président du Venezuela. En son temps (1993-1990), Manuel Noriega, le chef des forces de défense du Panama et collaborateur de la CIA, a également été un trafiquant notoire. Il a écopé de 40 années d'emprisonnement aux Etats-Unis en 1992.
Le crime organisé joue en quelque sorte, un rôle social en assimilant une partie des laissés pour compte qui lui fournissent sa matière première : les « exécutants ». A noter qu'aujourd'hui, une adhésion à un groupe criminel constitue souvent pour un individu situé en bas de l'échelle sociale, la seule opportunité qui lui permet de s'élever dans la société. En période incertaine, le crime organisé se comporte comme la « soupape de sécurité » d'une société en pleine mutation. A ce titre, les experts mettent souvent en parallèle ce qui se passe en ex-URSS et la période de la prohibition aux Etats-Unis. Certains espèrent que la majorité des grands caïds russes suivra l'exemple du père du président J.-F. Kennedy qui, de l'état de mafieux, est passé à celui d'homme d'affaires honnête et respectable…
La pénétration des institutions judiciaires
Si l'on met souvent en avant les magistrats courageux qui parfois y laissent leur vie (Giovanni Falcone et Paolo Borsellino en Italie), l'on parle moins des « ripoux » ou plus simplement, de ceux qui agissent par complaisance familiale, relationnelle ou tout simplement par intérêt personnel ou financier. Certains ont surtout peur pour leur vie et celle de leurs familles, de nombreux hommes de loi (et leurs proches) payant de leur vie leur probité, particulièrement en Amérique latine.
Dans les années 1990, tous les magistrats en poste en Sicile étaient Siciliens d'origine, ce qui tend à expliquer les très nombreuses relaxes et libérations anticipées observées. Ainsi, les personnes condamnées pour l'assassinat du juge Falcone ont aujourd'hui presque toutes recouvré la liberté. L'institution judiciaire des ex-pays du bloc de l'Est paraît bien gangrenée lorsque l'on dénombre les truands qui échappent aux foudres de la loi et qui profitent de la mauvaise volonté évidente des pouvoirs politiques en place à coopérer avec les justices occidentales[14]. En Occident, suite aux succès grandissants des forces de l'ordre – dus il est vrai, plus à l'augmentation des activités criminelles qu'à l'accroissement de l'efficacité policière et judiciaire – certains avocats ont trouvé dans la criminalité organisée, qui consacre environ 10 % de ses dépenses aux frais de justice, un vrai filon juteux.
Les « zones grises », des territoires non gouvernés
Une grande inquiétude est née avec l'apparition de ce que l'on appelle les « zones grises », c'est-à-dire des métropoles, des régions, voire des pays, où des groupes opèrent dans le domaine criminel avec une couverture politique ou idéologique. Ces zones présentent le risque majeur d'être entièrement mises sous la coupe du crime organisé. C'est le cas de la Colombie (où les mouvements révolutionnaires qui se livrent au trafic de drogue tiennent un quart du pays), du Brésil, du Mexique, de la Thaïlande, du sud des Philippines, des îles indonésiennes, des zones rurales du Myanmar (ex-Birmanie) et du Cambodge où les autorités sont impuissantes face à la criminalité organisée, quand elles ne sont pas complices. Il en est de même pour la Herceg-Bosna, zone sous contrôle croate, dont la capitale Mostar-Ouest est considérée actuellement comme une des capitales du crime en Europe. En République Srpska et au Monténégro, les autorités participent directement à différents trafics dont le plus connu est celui des cigarettes, en liaison avec des mafieux italiens. En Albanie, les groupes criminels sont mieux armés et beaucoup plus riches que les forces de sécurité. Les mafias albanaises ont pris pied au Kosovo, en partie grâce à la complicité involontaire de l'Occident. Les autres régions particulièrement réputées sont la Transnistrie, république autoproclamée située entre la Moldavie et L'Ukraine, certaines îles des Caraïbes (comme celle d'Aruba considérée comme totalement aux mains de la mafia sicilienne) ; du Nigeria ; de la ville tristement célèbre de Karachi où des quartiers entiers échappent totalement à l'autorité de l'Etat, etc. Un cas inquiétant est représenté par la Corée du Nord. Ce pays, confronté à de graves difficultés politiques et économiques semble actuellement se tourner vers le trafic de drogue pour obtenir des devises indispensables à la survie de son régime.
Déjà en 2000, un rapport remis au président Clinton affirmait : « en 2010, le monde assistera peut-être à l'émergence d'Etats criminels. Leur insertion dans la communauté internationale minera la finance et le commerce mondiaux, et réduira à néant les efforts de coopération internationale en matière de lutte contre la criminalité ».
Evolution actuelle de la criminalité organisée transnationale
L'évolution actuelle du monde crée des difficultés aux structures très hiérarchisées, lourdes et rigides comme celles de la mafia sicilienne, des cartels de Medellin ou de Cali ou des familles américaines de la Cosa Nostra qui, en conséquence, ont subi d'importants revers ces dernières années et qui peinent quelque peu sur les marchés financiers. Les pègres russes, asiatiques, la ‘Ndrangheta calabraise, la Sacra Corona Unita des Pouilles et la Camorra napolitaine, moins centralisées et plus souples, s'adaptent plus facilement à la nouvelle donne.
L'émergence des nouvelles criminalités (qui existaient auparavant mais qui voyaient leurs actions limitées par les régimes policiers en vigueur au-delà du rideau de fer) est le fait majeur des vingt dernières années, avec en particulier les alliances qu'elles ont su conclure avec leurs homologues occidentales ou asiatiques. En effet, deux événements majeurs ont largement profité au développement du crime organisé : le 9 novembre 1989, le jour de la chute du mur de Berlin et le 11 septembre 2001 : les attentats d'Al-Qaida aux Etats-Unis.
Le premier événement a amené la disparition des Etats répressifs et la disparition des frontières hermétiques. Le deuxième événement a provoqué la réorientation des moyens des services de sécurité occidentaux sur le terrorisme et a ainsi donné une liberté d'action plus importante aux criminels[15]. A titre d'exemple, les moyens de détection dans les ports et aéroports américains ont été réglés pour détecter des explosifs, des matières radioactives, mais ont laissé de côté la drogue !
Ainsi, les guérillas du tiers-monde (notamment sud-américaines) n'étant plus épaulées par leurs protecteurs d'antan depuis l'effondrement du communisme, doivent trouver de nouvelles ressources. L'économie de la drogue répond de manière satisfaisante à cette attente et est développée par les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC), par les successeurs de Sentier lumineux du Pérou et par bien d'autres mouvements politiques de libération nationale[16].
En conséquence, la résolution 1373 du 28 septembre 2001 du conseil de sécurité des Nations Unies stipule que « le conseil note avec inquiétude la relation étroite entre le terrorisme international et le crime organisé transnational … ».
Cependant, des différences existent bel et bien entre les deux phénomènes. En effet, les buts ne sont pas les mêmes : le crime organisé recherche le profit, les groupes terroristes des changements dans la société. La coopération est donc ponctuelle et éphémère. Les exemples les plus connus sont le trafic d'opium à partir d'Afghanistan et du Pakistan et celui des pierres précieuses originaires du Sierra Leone. Les islamistes fournissent la matière première, et les réseaux de la criminalité organisée la transformation, l'acheminement et la distribution. Dans l'autre sens, le crime organisé achète des armes, explosifs, moyens de transmissions et informatique et les revend aux terroristes. Il est même possible qu'ils négocient des armes NRBC.
La criminalité organisée transnationale constitue à l'évidence un des principaux fléaux qui menacent l'humanité au XXIe siècle, d'autant que les hommes politiques répondent la plupart du temps à cette menace par des discours fort énergiques, sans toutefois ne rien sacrifier à leurs intérêts économiques et géostratégiques. A titre d'exemple, le combat engagé par les Etats-Unis en Amérique latine contre le trafic de drogue dissimule en fait une nouvelle forme d'interventionnisme dans cette région du monde.
La seule contre-mesure efficace réside dans une coopération internationale sur les plans politique, judiciaire et policier, et ce, sans arrières pensées, ce qui est actuellement, loin d'être le cas. Cependant, une Convention des Nations unies contre la criminalité transnationale organisée est entrée en vigueur le 29 septembre 2003. Elle peut laisser espérer une prise de conscience de plus en plus grande du problème au niveau international.
- [1] Selon une règle éditée par le mafieux Meyer Lansky, il convient à l'organisation de se retirer de la rue, les activités de terrain étant dévolues à la « petite criminalité » locale : distribution de la drogue, gestion des prostituées, etc. En cas de coup de filet, seule cette petite criminalité sera inquiétée, les manipulateurs restant dans l'ombre.
- [2] Mot pris au sens large du terme. Les mafias sont des organisations criminelles transnationales (OCT) mais les OCT ne sont pas forcément des mafias. Ces dernières se distinguent en particulier par l'adoption d'un « code d'honneur » et des règles particulières qui leur sont propres.
- [3] Par exemple, la police colombienne a découvert des plants de coca génétiquement modifiés. Ils ont un rendement huit fois supérieur et résistent aux herbicides déversés par les aéronefs des forces de sécurité !
- [4] Qui comprend : la culture du pavot, du chanvre indien, de la coca, la fabrication d'héroïne et d'amphétamine ainsi que la commercialisation de l'ensemble de ces produits.
- [5] Il comprend : la prostitution (activité qui tend à devenir aussi rémunératrice et qui est moins risquée que le trafic de drogue), la vente d'épouses, le commerce des enfants (en vue d'adoption, d'exploitation, de prostitution, d'utilisation comme dealers ou comme « hommes » de main), l'esclavage (particulièrement d'Ethiopiens, de Philippins, de Sri-Lankais), l'immigration clandestine (secteur qui a cru de 400 % en dix ans. Les immigrés clandestins servant parfois de passeurs de stupéfiants, les routes de l'immigration clandestine sont les mêmes que celles de la drogue), les enlèvements contre rançon, et plus horrible encore, le trafic d'organes humains (reins, cœurs, cornées, testicules, ovaires et sang- vendus sur Internet comme des marchandises ordinaires…). Selon l'ONU, deux millions de personnes par an seraient l'objet de ce trafic.
- [6] Selon l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA), plus de 1 000 cas de trafics avérés de matières nucléaires ou radioactives ont été révélés entre 1993 et 2008.
- [7] 1/3 des cigarettes, 1/4 des produits numériques (DVD, logiciels, jeux vidéo, etc.), 15% des jouets, sont des contrefaçons. Le premier fournisseur de ces produits est la République populaire de Chine.
- [8] La piraterie maritime, très en vogue à la fin du siècle dernier, reste active dans le détroit de Malacca entre la Malaisie et l'Indonésie, au Bangladesh, en Inde, au Nigeria, en Equateur, sur la côte nord-est de l'Amérique Latine, autour du golfe de Guinée, au large de la Somalie et en mer Rouge. Le trafic de voitures de luxe volées en Europe occidentale et destinées aux ex-pays de l'Est et du Moyen Orient est toujours très florissant.
- [9] Les entreprises ne dénoncent généralement pas ce type de menace, le rapport coût/efficacité ne plaidant pas en faveur de cette stratégie.
- [10] Un groupe dit « Warez » est accusé de fournir 95 % des logiciels circulant sur la toile à l'heure actuelle.
- [11] L'origine du mot provient des réseaux de blanchisseries développés par Al Capone pour y recycler l'argent gagné illégalement.
- [12] Un exemple significatif : les Seychelles où tout individu, même recherché internationalement (à l'exception des crimes de sang, du trafic de drogue ou des délits commis aux Seychelles même) peut s'installer dans la mesure où il dépose dix millions de dollars sur une banque locale.
- [13] Un exemple marquant est celui du sommet de l'Organisation mondiale du commerce (OMC) qui s'est tenu en décembre 2005 à Hong-Kong. En effet, les services secrets chinois ont sous-traité une partie de la sécurité de cette manifestation à la triade la plus importante de la ville : la Sun Yee On. Or, l'OMC a pour mission (entre autres) de combattre les effets du crime organisé, notamment dans le domaine de la contrefaçon ! Il est possible qu'il en soit de même pour les Jeux olympiques de 2008.
- [14] Un système de justice privée parallèle s'est d'ailleurs mis en place au profit des particuliers pour suppléer aux manquements de l'institution. Ce système est dirigé par des groupes à caractère mafieux qui ne tiennent pas à ce que l'insécurité se développe. Ainsi, au Japon, des yakusa assurent le maintien de l'ordre dans certaines villes ou cités importantes. En effet, les groupes criminels importants et structurés n'ont aucun intérêt à voir se développer ce que l'on appelle des zones de « non droit » ; cela nuit à leurs activités par une « concurrence sauvage » jugée déloyale.
- [15] Après les attentats du 11 septembre, le FBI se réorganise en fonctions des ordres politiques qui lui sont donnés. Ainsi, la lutte contre la criminalité organisée passe au 6e rang de ses priorités ! Ainsi, entre 2002 et 2004, 674 agents de terrain ont été transférés de la lutte contre le crime organisé au contre-terrorisme !
- [16] Les différentes guérillas se financent également en prenant des otages qu'elles libèrent contre le versement de rançons et en utilisant les méthodes de la pègre classique : vols, attaques à main armée, racket …