La communauté internationale et ses principes au défi de l’Azerbaïdjan
Laurent LEYLEKIAN
Les derniers développements en cours au Sud-Caucase constituent une nouvelle démonstration de l’écart croissant entre les principes affichés par la communauté internationale et leur médiocre mise en œuvre. Ilham Aliev qui préside d’une main de fer aux destinées de l’Azerbaïdjan semble avoir fait sienne la phrase apocryphe « Macht geht über Recht » (la force prime sur le droit) qu’on prêtait à Bismarck, pour se soucier comme d’une guigne du Droit international.
Depuis le 12 décembre dernier en effet, l’Azerbaïdjan conduit un blocus territorial complet de la zone encore libre du Haut-Karabagh et de ses 120 000 habitants arméniens, assorti de sabotages des infrastructures d’adduction énergétique (gaz, électricité). Ce blocus qui contrevient tant aux engagements que l’Azerbaïdjan avait lui-même pris lors de l’accord tripartite de cessez-le-feu qu’à tous les principes du Droit international provoque évidemment une grave crise humanitaire dont les effets sont chaque mois plus critiques. Le Centre d’information de la République d’Artsakh[1] (« Haut-Karabagh »), qui fait chaque jour état de la situation dans le pays, rapporte que le CICR et les forces russes de maintien de la paix n’ont pu acheminer que 3 700 tonnes de vivres et denrées alimentaires dans le pays au lieu des 41 000 tonnes nécessaires à la vie normale de ses habitants. Le rationnement qui touchait initialement le riz, le sarrasin, les pâtes, le sucre et d’huile s’est étendu à d’autres denrées et il y a long feu que les fruits et légumes sont désormais un luxe en Artsakh. Le blocus interdit également à près de 4 000 Artsakhiotes de retourner chez eux et l’absence d’électricité qui en découle y empêche aussi toute intervention chirurgicale. Enfin, l’économie complète du pays est à l’arrêt et notamment le programme de construction immobilière qui devait permettre de reloger les dizaines de milliers de réfugiés qui ont fui les territoires maintenant occupés par l’Azerbaïdjan et les crimes de masse qui ont accompagné cette occupation.
Pour parvenir à ses fins, l’extermination des Arméniens d’Artsakh, il semble donc que l’Azerbaïdjan choisisse désormais de recourir à une tactique moins coûteuse qu’une agression militaire mais tout aussi efficace : le morcèlement des territoires arméniens en autant de bantoustans littéralement invivables par manque de ressources élémentaires en eau et en nourriture. Si tout l’Artsakh est désormais coupé de l’Arménie, certains de ses villages, réduits à des parcelles de dimension cantonale, sont eux-mêmes coupés du reste de l’Artsakh.
Face à cette violation indubitable des droits fondamentaux de toute une population, l’Arménie voisine défaite par la guerre de 2020 a néanmoins saisi la Cour Internationale de Justice, soit la plus haute juridiction à même de trancher les différends interétatiques et dont les arrêts sont généralement suivis d’effet. Las, si, le 22 février, l’instance de La Haye a effectivement rendue une ordonnance intimant « la République d’Azerbaïdjan de […] prendre toutes les mesures dont elle dispose afin d’assurer la circulation sans entrave des personnes, des véhicules et des marchandises le long du corridor de Latchine dans les deux sens », elle s’est montrée suffisamment veule pour ne pas voir la main directe du régime de Bakou dans les menées des prétendus activistes menant le blocus (pourtant secondés par l’armée azérie elle-même) et pour considérer que « l’Arménie ne lui a pas fourni suffisamment d’éléments de preuve attestant que l’Azerbaïdjan perturbe l’approvisionnement des habitants du Haut-Karabakh en gaz naturel et autres biens » !
Il faut croire que cette victoire diplomatique en demi-teinte de l’Arménie – car c’en est quand même une – n’a pas eu la valeur dissuasive qu’on aurait pu en attendre puisqu’elle n’a pas du tout fait vaciller le régime de Bakou dans ses visées criminelles. Ni cette ordonnance, ni du reste les innombrables prises de position politiques, y compris celles d’acteurs de premier plan, qui demandent toutes le rétablissement d’un régime de libre circulation entre l’Arménie et l’Artsakh et qui vont même parfois plus loin.
Ainsi, le 15 mars dernier, c’est le Parlement européen qui a à nouveau adopté à la majorité écrasante de 510 voix pour, 66 abstentions et 10 contre une résolution d’une rare vigueur qui « condamne fermement la dernière agression militaire de grande envergure menée par l’Azerbaïdjan en septembre 2022 contre des cibles multiples sur le territoire souverain de l’Arménie, qui constitue une violation grave de la déclaration de cessez-le-feu de novembre […] ». Outre de nombreux autres points, cette résolution invite même « le Conseil à imposer des sanctions ciblées aux responsables du gouvernement azerbaïdjanais si l’ordonnance de la CIJ du 22 février 2023 n’est pas immédiatement mise en œuvre ».
Plus étonnant, le 3 mars, c’est le chancelier allemand Olaf Scholz lui-même qui a asséné lors d’un déplacement en Arménie que « le statu quo ne peut pas perdurer, une solution viable à long terme doit être trouvée rapidement au profit de ceux qui sont sur le terrain » pour affirmer qu’il était nécessaire « de parvenir à une conclusion pacifique du point de vue de l’intégrité territoriale de l’Arménie et de l’Azerbaïdjan, ainsi que de l’autodétermination des citoyens du Haut-Karabagh. Tous ces principes sont égaux ». Il est en effet surprenant (et peut-être rassérénant) qu’un chef de gouvernement occidental – et pas des moindres – rappelle que le principe d’autodétermination jouit du même statut que celui de l’intégrité territoriale au regard du Droit international, les États reconnus ayant généralement la tendance conservatrice à conforter celui de ces deux principes qui fondent leur propre assise territoriale.
La vérité reste cependant que les différents pays occidentaux, totalement alignés sur Washington depuis le début de la guerre en Ukraine, ne voient aucune raison d’intervenir en faveur de l’Arménie et encore moins de l’Artsakh, dès lors que leur intervention ne sert pas l’objectif de fragilisation de la Russie. Quant à la Russie elle-même, elle semble de moins en moins vouloir ou pouvoir être en capacité de défendre son « allié » arménien. C’est sans doute tout le sens de la réaction de Marina Zakharova au propos de Nikol Pachinyan qui, ce 16 mars, accusait la Russie de faillir à sa mission de garant de la sécurité de l’Artsakh. Se moquant ouvertement du Premier ministre arménien, la porte-parole du Ministère russe des Affaires étrangères a précisé les vues de son pays selon lesquelles, désormais, la Russie ne serait plus garante de la sécurité du Haut-Karabagh mais une simple force d’interposition entre deux parties face auxquelles elle adopterait une position de stricte neutralité. Du reste, madame Zakharova a refusé de dire ce que ferait son pays en cas de nouvelle agression directe de l’Artsakh par l’Azerbaïdjan. Une évolution significative du refroidissement des relations arméno-russes
Le fond de l’affaire réside dans les divergences croissantes entre la politique libérale et de plus en plus pro-occidentale de l’Arménie et les fondamentaux autoritaires de la Russie. Celle-ci se trouve désormais bien plus d’atomes crochus avec le despote de Bakou. Le Kremlin n’a pas digéré l’affront par lequel l’Arménie a refusé la tenue sur son territoire d’exercices militaires de l’Organisation du Traité de Sécurité Collective (OTSC) dirigée par Moscou. Pour sa part, l’Arménie avance à juste titre que l’OTSC a refusé d’intervenir lors des attaques de l’Azerbaïdjan sur son propre territoire en septembre 2022, Pachinian allant jusqu’à dégainer que « ce n’est pas l’Arménie qui a quitté l’OTSC mais l’OTSC qui a quitté l’Arménie ». ». Moscou a aussi très mal pris l’annonce faite dès décembre 2022 par l’Arménie de sa volonté de ratifier le statut de Rome de la Cour Pénale Internationale (CPI). Dans l’esprit des dirigeants arméniens, cette perspective de ratification vise bien évidemment à faire éventuellement condamner l’Azerbaïdjan et ses crimes passés au Haut-Karabagh, voire à se prémunir également de ses potentiels crimes futurs en Arménie. Mais il faut dire que la réaffirmation retentissante de cette intention fin mars, c’est-à-dire quelques jours après l’inculpation de Vladimir Poutine par ladite CPI, ne peut que troubler le dirigeant russe qui courrait le risque, en fait assez théorique, d’une arrestation lors de ses prochains déplacements en Arménie « amie ». Si Erevan confirme que c’est bien l’Azerbaïdjan et non la Russie que vise cette ratification, si elle parle de « coïncidence malheureuse », l’Arménie ne peut arguer d’une telle coïncidence pour justifier le vote inédit qu’elle a accordé ce 26 avril en faveur de la résolution de l’Assemblée générale des Nations unies reconnaissant la Russie comme agresseur de l’Ukraine. Lors de votes similaires récents, l’Arménie s’était parfois abstenue mais c’est bien la première que le gouvernement Pachinyan désavoue explicitement Moscou alors même que l’Azerbaïdjan s’en est prudemment abstenu.
Il faut dire que l’Arménie, prise entre le marteau turc et l’enclume russe, et dépourvue du soutien occidental, est contrainte de jouer d’habileté, voire d’ambiguïté, pour assurer sa propre survie face aux menaces existentielles qui pèsent sur le pays. Ainsi, Nikol Pachinyan a affirmé le 18 avril dernier que l’Arménie reconnaissait désormais l’intégrité territoriale de l’Azerbaïdjan pour appeler à une reconnaissance réciproque de l’intégrité territoriale de l’Arménie par l’Azerbaïdjan et à l’instauration par Bakou d’un dialogue direct avec Stepanakert afin de garantir les droits et la sécurité des populations arméniennes de l’Artsakh. Cette position contient aussi implicitement la demande que l’Azerbaïdjan évacue les quelques 150km2 de territoire arménien qu’il occupe militairement.
Ces ouvertures conditionnelles d’Erevan gênent Bakou qui considère résolue la question politique de l’Artsakh et pour qui il ne saurait y avoir ni population arménienne, ni droits spécifiques et encore moins un quelconque dialogue. Politiquement acculé par l’Arménie, le dictateur de Bakou a choisi comme à son habitude de répondre par la force via un ultimatum assorti, ce 23 avril, d’un parachèvement du blocus de l’Artsakh : Les forces armées azerbaïdjanaises ont pris le contrôle du côté ouest du couloir de Latchine, au niveau du pont d’Hakari, là où elles assuraient déjà un blocus du côté est, au niveau de la ville occupée de Chouchi. Cette prise de contrôle contrevenant à nouveau aux dispositions de l’accord de cessez-le-feu s’est effectuée « pacifiquement », c’est-à-dire sans que les forces russes ayant mandat sur le contrôle exclusif de cette route ne s’y opposent, attestant ainsi de la collusion croissante entre Moscou et Bakou.
Les marges de manœuvre de l’Arménie apparaissent donc de plus en plus étroites dans cette situation qui illustre bien la duplicité occidentale et ses « doubles standards[2] » récemment dénoncés par Amnesty International. Ce que cette duplicité met en péril, c’est d’abord la vie des quelques 120 000 Artsakhiotes désormais condamnés à mourir de faim dans l’indifférence générale mais aussi la crédibilité de l’Occident dans la sincérité des « valeurs » qu’il professe : En tournée dans le Caucase, la Ministre française des Affaires Etrangères, vient par exemple d’inviter son homologue azerbaïdjanais à Paris. Une invitation qui contraste avec le comportement inflexible de la France vis-à-vis de la Russie et qui ne peut être perçue par les Arméniens que comme une récompense au crime quand, quelques jours plus tôt à l’occasion des commémorations du génocide des Arméniens, l’ambassadrice d’Arménie en France appelait au contraire Paris et les Européens à suppléer les forces russes. Un appel qui part sans doute du constat maintenant bien établi que la Russie est au minimum défaillante dans sa mission de maintien de la paix mais dont la mise en œuvre impliquerait que les Européens prennent en Artsakh leur responsabilité – comme ils le font en Ukraine – face à une Russie et à un Azerbaïdjan hostiles et complices l’un de l’autre.
On le voit donc, le cas arménien – mais ce n’est pas le seul – pourrait faire hésiter bon nombre de pays sur les avantages comparés des régimes autoritaires et des démocraties. Quand à Ilham Aliev, il pourra toujours se référer à cet autre propos – cette fois véridique – de Bismarck selon qui « ce n’est pas par les discours et les votes à la majorité que les grandes questions de notre temps seront décidées mais par le fer et le sang ». Il ne sera démenti ni à Moscou ni à Ankara et, semble-t-il, pas plus à Paris, Bruxelles ou Washington.
[1] https://us21.campaign-archive.com/home/?u=7c9400cc7e1e8b896a1baf783&id=ebebe984ed
[2] https://www.amnesty.org/en/documents/pol10/5670/2023/en/