La candidature d’Erdogan à la présidence turque
Alain RODIER
La laïcité de l’Etat
L’éventualité de la candidature de l’actuel Premier ministre Erdogan issu du mouvement islamique modéré AKP (Parti pour la justice et le développement) à la présidence de la République1 a provoqué une vague d’indignation au sein d’une partie de la population turque bien qu’elle n’ait en fin de compte pas eu lieu, ce dernier ayant préféré désigner Abdullah Gül2, Même le président Ahmet Necdet Sezer actuellement en exercice, a déclaré que la république turque faisait face à une « menace sans précédent ». Le général Büyükanit, chef d’état-major des armées et ,en tant que tel, gardien de l’orthodoxie kémaliste, a affirmé pour sa part que le prochain président devrait être fidèle aux valeurs de la République turque dont celle de la laïcité « dans la pratique et non pas seulement dans les paroles ».
Même si le poste est surtout honorifique en Turquie, le président qui vit à Cankaya, sur les hauteurs sud d’Ankara, peut toutefois bloquer certaines initiatives gouvernementales. Il nomme des hauts fonctionnaires et surtout, il est le chef suprême des armées ! A ce titre, il est le « gardien du dogme » hérité de Mustafa Kemal Atatürk. En conséquence, pour la majorité du peuple turc, ce poste ne peut être occupé que par un homme politique qui se tient au dessus des partis et surtout, qui respecte les volontés du père fondateur de la Turquie moderne : Atatürk. Or, le premier principe que ce dernier a imposé est la laïcité de l’Etat, chose que ne peut évidemment pas incarner Erdogan, militant islamique de longue date qui n’a pas toujours été « modéré ». C’est ce qu’ont voulu dire les quelques 500 000 manifestants (plus d’un million selon les organisateurs) réunis à Ankara au mausolée Atatürk le samedi 14 avril 2007. Cette manifestation serait la plus importante en nombre de participants que la Turquie n’aurait jamais connu ! Faut-il voir là un réveil de la majorité silencieuse ?
Il faut se rappeler qu’il y a quatre ans, l’AKP est arrivé au pouvoir, non parce qu’il proposait des réformes souhaitées par la population, mais parce qu’il paraissait être le seul parti « honnête » du pays. En effet, une grande partie de la classe politique classique était impliquée par des affaires de corruption ou de liens avec les Organisations criminelles transnationales (OCT) turco-kurdes très actives dans le pays et à l’étranger. Pour mémoire, les mafias turco-kurdes qui comptent parmi les plus redoutables de la planète, tiennent la « route des Balkans »3 par où transitent la drogue en provenance d’Afghanistan, de Syrie et du Liban, des êtres humains, des contrefaçons et nombre d’autres produits à forte valeur ajoutée. Plus qu’un vote d’adhésion, il s’agissait d’un vote de rejet vis-à-vis de l’ensemble de la classe politique.
Le peuple, dans sa grande majorité, reste attaché à l’héritage d’Atatürk à un point que ne peuvent même pas imaginer les Occidentaux. C’est ainsi que le portrait d’Atatürk trône fièrement (et sans aucune obligation ou pression extérieure) au sein de nombreuses échoppes à Ankara, à Istanbul et même en Anatolie profonde.
De plus, malgré la politique intérieure relativement modérée menée par l’AKP, de nombreux observateurs soupçonnent ce parti d’être beaucoup plus extrémiste qu’il n’y parait. Ses responsables, Erdogan en tête, savent pertinemment que tout dérapage serait immédiatement sanctionné par l’armée garante de l’orthodoxie kémaliste4. Son action a donc consisté à infiltrer de plus en plus les rouages de la société turque, en particulier le monde économique, universitaire et les instances policières. Par ailleurs, il tente par tous les moyens de diminuer peu à peu l’influence de l’armée, pas dans un souci de démocratisation comme le souhaite benoîtement l’Europe, mais de manière à asseoir plus fermement son assise au sein du monde politique.
Il faut cependant admettre que l’AKP reste populaire dans les milieux pauvres grâce à ses actions sociales qui ne sont pas non plus si désintéressées qu’il n’y parait. Les élections législatives auront lieu, sauf incident, en novembre et comme à l’habitude, des convois de cars iront chercher en masse les électeurs des gecekondu (bidonvilles) des grandes villes afin qu’ils puissent voter… pour l’AKP, primes à l’appui. Aucune enquête sérieuse n’est d’ailleurs venue expliquer d’où venaient les financements de ce parti islamique. D’aucuns supposent que l’Arabie saoudite n’est pas loin !
L’existence de quelques groupuscules extrémistes, qui se sont livrés à des actes de terrorisme comme celui du 18 avril 20075, permet à l’AKP de rejeter ces « pulsions » sur les « nationalistes » et de se présenter comme « modéré ». Si, du temps de la splendeur de l’URSS, de nombreux nationalistes ont été manœuvrés par le KGB et ses séides (cf. l’attentat dirigé contre le pape Jean-Paul II), il semble qu’aujourd’hui les islamistes radicaux ont pris la relève. Ce n’est pas un hasard si un des mouvements nationalistes les plus anti-indépendance du Kurdistan se soit baptisé dans les années 90 le « Hezbollah turc », groupe qui n’a d’ailleurs rien à voir avec son homonyme libanais. Ses fidèles s’apparentent souvent à de véritables escadrons de la mort et ont été un temps soupçonnés d’avoir été manipulés par les services spéciaux turcs.
L’indépendance de pensée des Turcs
Le peuple turc possède une grande indépendance de pensée couplée à un nationalisme exacerbé. Il n’est pas prêt à recevoir de leçon de morale de quiconque et surtout pas de la vieille Europe. Ces gouvernants usent de cette constante pour mener une habile politique étrangère dont le pays tire les profits économiques. Quand les Américains mégotent leur aide ou leur assistance, Ankara se tourne vers l’Europe. Quand cette dernière se fait rétive à l’admission en son sein de ce pays peuplé de 99% de musulmans, elle se retourne vers les pays arabes et turcomans. En effet, Ankara s’est bien rendu compte que si la Turquie avait besoin de l’étranger pour vivre, l’étranger avait encore plus besoin d’elle en raison de sa situation géostratégique irremplaçable. La Turquie est le seul pays musulman à soutenir officiellement Israël, en échange de services rendus par l’Etat hébreu. Au sein de l’Organisation de la conférence islamique (OCI), dont elle est un mebre actif, Ankara est l’un des seuls pays, avec l’Arabie saoudite, à être en mesure de contrebalancer sérieusement l’influence de l’Iran-.
Peuple fier, accueillant pour les étrangers, généralement tolérant mais extrêmement dur en affaires, il ne badine pas avec quelques principes de base. Il considère que la Turquie moderne établie en 1923, ne doit en aucun cas être remodelée. En particulier, jamais il n’acceptera un Kurdistan autonome (jusque dans les années 90, les Kurdes étaient appelés les « Turcs des montagnes »). Il rejette toutes les revendications territoriales qui peuvent être le fait des Arméniens, des Grecs ou des Syriens.
Par contre, il n’a aucune volonté expansionniste. Même la question chypriote pourrait être réglée si la partie grecque faisait preuve d’un peu plus de bonne volonté (ce que Nicosie n’a absolument pas l’intention de faire se sentant soutenu par l’Union Européenne). Une preuve de cette volonté de non-ingérence se trouve au sein de l’Asie turcophone. A la chute de l’URSS, Ankara avait beaucoup misé sur ces pays qui s’ouvraient à son influence. Les Turcs ont été fort surpris de constater que, quelques années après l’effondrement du rideau de fer, les pays turcophones préféraient se tourner vers Moscou que vers Ankara. Ils en ont très rapidement fait leur deuil considérant que c’était le choix de ces populations et qu’il n’y avait rien à y redire. La Turquie se contente donc d’être qu’une tête de pont économique en direction de ces Etats et ne fait rien pour augmenter son influence politique à leur égard. Il faut toujours se rappeler d’une citation de Mustafa Kemal Atatürk : « la paix à l’intérieur, la paix dans le monde ». Il semble que cela reste le souhait intangible du peuple turc.
La sempiternelle question de l’admission éventuelle de la Turquie dans l’Europe se pose. La grande majorité des Européens n’y est pas favorable mais, au risque de surprendre certains observateurs, les différents dirigeants turcs qui se sont succédés depuis des années n’ont jamais vraiment souhaité adhérer à l’Union. En effet, les responsables politiques ont constamment joué l’Europe contre les Etats-Unis afin d’obtenir plus de subsides de Washington considéré comme plus « solvable » que Bruxelles. Le gouvernement d’Erdogan ne voit qu’un intérêt dans cette adhésion (ne pas oublier que les islamistes réfléchissent à long terme) : l’amoindrissement de l’influence de l’armée qui est la seule institution turque capable de s’opposer à la puissante organisation souterraine mise en place par les fondamentalistes musulmans.
En fin de compte, ce pays fort de 79 millions d’âmes n’est pas demandeur. Il fait du « business » avec le monde entier mais uniquement dans son propre intérêt6. Ankara sait admirablement jouer des oppositions qui peuvent surgir entre ses différents interlocuteurs pour en tirer le meilleur profit. Il est donc très probable que dans l’avenir, la Turquie restera un pays à part mais indispensable voire incontournable. C’est un rôle qui convient à merveille à cette puissance régionale.
- 1 L’élection aura lieu en mai 2007 au Parlement. Le président n’est élu que pour un mandat unique de sept ans.
- 2 Actuel ministre des Affaires étrangères turc. Il appartient également à l’AKP.
- 3 Bien que très concurrencée par la « route de la Soie » tenue elle par les OCT des ex-pays de l’Est.
- 4 Le rôle de l’armée turque est vilipendé au sein de l’Union Européenne. Et pourtant, cette institution est actuellement la seule garante que la Turquie ne plongera pas un jour dans le fondamentalisme musulman.
- 5 Trois protestants (un Allemand et deux Turcs) après avoir été ligotés et horriblement torturés ont été égorgés à Malatya dans les locaux de la maison d’édition chrétienne Zirve qui diffusait la Bible en turc. Cinq jeunes interpellés par la police logeaient dans une auberge gérée par une fondation islamique.
- 6 Il convient de saluer ici l’action des commerciaux étrangers (et tout particulièrement français qui travaillent dans des conditions extrêmement difficiles n’étant en rien aidés par les politiques) qui s’escriment à obtenir des marchés en Turquie. Sur place, leur tâche est loin d’être aisée en raison d’une administration pléthorique et tatillonne. Il faut se souvenir que le mot « bakchich » est d’origine turque !