Kirghizistan : le crime organisé maitre du jeu ?
Alain RODIER
Suite aux résultats du référendum du 27 juin 2010, une nouvelle constitution devrait voir le jour au Kirghizistan, retirant au président une partie des pouvoirs dont il était investi et les transférant sur le parlement. Cette décision a pour objectif de ne plus placer dans les mains d'un seul homme la totalité de la puissance étatique, ce qui lui permet de l'utiliser à des fins plus personnelles que pour le bien commun du peuple. Il fait souligner que Kurmanbek Bakiev, le président déchu – hébergé depuis le 15 avril 2010 par « son ami », le président biélorusse Alexander Lukashenko – a abondamment utilisé durant son mandat les pouvoirs liés à sa charge pour faire fructifier ses affaires et celles de sa famille. Son départ précipité serait dû, entre autres, aux luttes sourdes que se livrent différents clans criminels dans la région. Il convient également de ne pas ignorer la lutte d'influence que se livrent Washington et Moscou dans cette région hautement stratégique située au cœur de l'Asie centrale.
Le Kirghizistan sur la route de l'héroïne
Géographiquement, le Kirghizistan se trouve situé sur la route de l'héroïne qui emprunte l'ancien itinéraire de la légendaire « route de la soie ». A partir du Kirghizistan, l'héroïne, qui provient du pavot cultivé en Afghanistan, rejoint principalement deux destinations : la Russie au nord et l'Europe à l'ouest. Une partie est alors expédiée vers les Etats-Unis, en échange de cocaïne. Ce sont les mafias italo-américaines qui se chargent de se transfert. Une des principales routes de pénétration passe par de la ville tadjik de Khorog, sur la frontière afghane, puis, en passant par la ville de Garm (Tadjikistan), elle rejoint la localité d'Och. De là, elle rejoint soit le Kazakhstan soit l'Ouzbékistan en empruntant la vallée de Fergana. Ces itinéraires montagneux et difficiles, surtout en hiver, sont parcourus en permanence par des camions lourdement chargés de légumes et de fruits, qui sont souvent utilisés pour camoufler de grandes quantités de drogue. La corruption endémique des autorités locales permet à ces véhicules de franchir tous les contrôles sans encombre. Vingt tonnes d'héroïne, de l'opium et d'autres substances illicites (en moindre quantité) transiteraient annuellement par le Kirghizistan.
Les régions d'Osh, de Jalal-Abad et de Batken, situées au sud-ouest du pays, servent de zones relais pour les trafiquants qui y stockent une partie de leur « marchandise ».
Les rapports ambigus du président Bakiev et du crime organisé
Le président Kurmanbek Bakiev a accédé au pouvoir le 24 mars 2005, à la faveur du renversement du président Askar Akayev par la « Révolution des Tulipes », orchestrée par des organisations non gouvernementales occidentales, des groupes mafieux et peut-être l'appui de certains services secrets désireux de battre en brèche l'influence de Moscou dans la région (la CIA ?). Pendant son mandat, le président Bakiev aurait eu la peau de nombreux grands caïds du milieu local, tels que Bayaman Erkinbaev et Rysbek Akmatbaev, ce dernier était pourtant considéré comme un de ses alliés, peut-être un peu trop visible. Ces succès auraient été louables[1] si sa famille – en particulier son frère aîné Zhanybek (nommé fort à propos à la tête des services secrets) et son frère cadet Akmat – n'avait pris le relais des criminels arrêtés
D'autre part, Bakieva pris la décision fort controversée de dissoudre l'Agence nationale de lutte contre la drogue. Cet organisme, qui avait été créé par son prédécesseur en 2003, s'était montré relativement efficace avant son arrivée au pouvoir. Ce véritable cadeau fait aux trafiquants ne semble pas relever du hasard. En effet, des tueurs professionnels kirghizes s'en sont alors pris aux membres de l'opposition et aux journalistes jugés non favorables au régime. Certains observateurs y ont vu un « renvoi d'ascenseur ».
Maxim Bakiev, le fils du president, est lui-même impliqué dans de sombres affaires de malversations ayant des rapports avec la base militaire américaine installée sur l'aéroport international de Manas qui ravitaille en partie le corps expéditionnaire américain en Afghanistan. De plus, il a pour ami Eugène Gourevitch, un citoyen américain qui sert de conseiller financier occulte à la famille Bakiev. Or, ce Gourevitch est recherché par la justice italienne pour ses liens avec des groupes mafieux italiens ! En outre, Maxim fait lui-même l'objet d'une fiche de recherche d'Interpol. Il faut dire qu'il serait en affaire avec quelques citoyens russes, exilés en Europe de l'Ouest, suspectés d'activités délictueuses mais bien protégés par leur fortune et une horde d'avocats spécialisés.
En fait, c'est l'ensemble du clan Bakiev qui aurait pris le contrôle de l'économie du pays en privatisant à son profit les seules sociétés en état de fonctionner correctement. De plus, il se serait livré à de véritables escroqueries à l'égard des Américains – qui ont vu le « loyer » payé pour la base de Manas tripler en cinq ans – et des Russes, qui avaient consenti des aides financières qui paraissent avoir été dévoyées. La Russie aurait d'ailleurs accordé ces aides en échange de départ des Américains de Manas car la présence de cette base militaire est considérée comme une véritable provocation par Moscou.
Le coup d'Etat de 2010
Le coup d'Etat qui a débuté le 6 avril à Talas, pour ensuite s'étendre à la capitale Bichkek (84 victimes avaient alors été à déplorer) a vraisemblablement été appuyé en sous-main par les services secrets russes. Les révoltes interethniques de la mi-juin, survenues à Osh, Jalal-Abad et Batken – bastions où s'était replié le président déchu le 8 avril – paraissent également avoir été soigneusement organisées et surtout encadrées par des professionnels. En effet, certains individus masqués arboraient des équipements spécialisés dont ils semblaient savoir bien se servir. Il est vraisemblable que les affrontements, qui auraient fait jusqu'à 2 000 victimes et provoqué l'exode de centaines de milliers d'Ouzbeks (400 000), aient été commandités par le clan Bakiev.
Le vent a commencé à tourner quand le chef mafieux ouzbek, Don Aibek Mirsidikov, jugé proche de la famille du president, a été assassiné le 7 juin 2010. En effet, des indices laissent penser que cette action aurait été commanditée par Kadyrjhan Batyrov, un leader politique ouzbek, homme d'affaires richissime dont les relations avec le milieu seraient sulfureuses. Or, Batyrov soutiendrait en sous-main le nouveau pouvoir de la présidente Rosa Otounbaïeva. Avec lui, c'est l'ensemble de la pègre locale qui aurait peu à peu abandonné le clan Bakiev.
Les choses sont toujours très compliquées dans le monde du crime international. Aucune preuve tangible exploitable par la justice n'est venue confirmer les éléments évoqués ci-dessus. Toutefois, il semble bien que la bataille pour le pouvoir cache en fait celle pour le contrôle du trafic de drogue, ainsi que la lutte d'influence que se livrent Washington et Moscou dans cette région déshéritée économiquement, mais importante par sa situation géographique. Le clan Bakiev a su faire l'unanimité contre lui. La pègre ne l'a plus soutenu, les Américains ont peu apprécié ses exigences financières pour la location de la base de Manas et les diverses pressions auxquelles ils ont été soumis (qui s'apparentent à du racket) et les Russes ont constaté qu'ils ne pouvaient l'« acheter ». Cela ne pouvait conduire qu'à sa chute. La suite est difficile à prévoir, mais il semble que le trafic d'héroïne ait profité des désordres ambiants pour encore prospérer. Les gagnants actuels semblent donc bien être les mondes parallèles de la criminalité organisée.
- [1] La conception des Droits de l'Homme et de la justice à l'« occidentale » n'a pas cours dans l'ensemble des pays d'Asie centrale. Les décideurs y sont en effet généralement très « expéditifs ».