Italie : les arrestations se succèdent en Calabre
Alain RODIER & Fabrice RIZZOLI
Le 28 avril 2008, la police de Crotone a arrêté 55 personnes dans le cadre de l’opération Eracles 2. 19 d’entre elles seraient des compare, des mafieux affiliés à une ‘ndrine[1], la cellule de base de la ‘Ndrangheta. Cette mafia calabraise est considérée par les autorités comme l’organisation criminelle italienne la plus dangereuse actuellement. « La force de la ‘Ndrangheta c’est son mélange d’archaïsme et de modernité » déclarait Alberto Cisterna, le procureur anti-mafia de Reggio de Calabre.
L’opération du 28 avril fait suite à une série d’arrestations survenue fin avril, qui avait vu la mise à l’ombre de 165 suspects. Déjà, le 18 février, Pasquale Condello, qui serait le chef mafieux le plus puissant de la ‘Ndrangheta, avait été appréhendé dans un appartement du centre de Reggio de Calabre. Il était en cavale depuis plus de vingt ans !
Les opérations Eraclès sont la réponse de l’Etat à des affrontements entre plusieurs familles mafieuses. Par peur d’un embrasement général, les policiers ont donc tenté de démanteler trois cartels de ‘ndrines. La police italienne ne cède plus à l’idéologie du « qu’ils se tuent entre eux » car les magistrats savent que le vainqueur d’une guerre de mafias renforce son prestige au sein de la société.
D’un côté, la police a démantelé le cartel « Vrenna-Bonaventura-Corigliano » qui opère à Crotone et qui est allié aux Megna à Papanice. De l’autre, elle a arrêté des membres des ‘ndrines Megna-Russeli de Papanice-Crotone. Enfin, elle s’est attaquée à la ‘ndrine Grande Aracri de Cutro. Ces familles sont au cœur des « faida », des vengeances sans fins, derrière lesquelles se cache le contrôle des activités criminelles.
Les faida de Papanice et de Capo Rizzuto
Les enquêteurs se sont d’abord employés à mettre fin à une guerre entre deux familles, les Megna et les Russelli, débutée le 22 mars avec le meurtre de Luca Megna. Les deux familles mafieuses en question se disputent le contrôle du « locale » de Panapice dans l’arrière-pays de Crotone. Un « locale » est une circonscription mafieuse calabraise qui regroupe plusieurs ‘ndrines. Cela équivaut au « mandamento » de Cosa Nostra en Sicile.
Par exemple, Francesco Capicchiano, un tueur supposé de Luca Megna, est abattu par deux assaillants le 27 mars 2008 à Capo Rizzuto, une petite ville de 15 000 âmes située sur la côte ionienne. A noter que les enquêteurs découvriront que Capicchiato portait une arme de poing dont il n’a pas eu le temps de se servir. Le propriétaire d’une des armes abandonnées sur place a été arrêté. Ce dernier, résidant en Emilie Romagne, est originaire de Capo Rizzuto. Les enquêteurs ont eu peur que cela ne ravive un autre faida.
A Capo Rizzuto, la ‘ndrine Arena s’oppose aux Nicosia. En octobre 2004, Carmine Arena, un des capo-bastone[2] historique de la ‘ndrine Arena, avait été assassiné. Les tueurs avaient utilisé un lance-roquettes pour perforer la Lancia blindée du chef mafieux. Cependant, en 2006, les deux parties avaient conclu un accord pour faire cesser la guerre. Ces dernières années, les Nicosia auraient conclu des accords avec la ‘ndrine Grande Aracri de Cutro, une petite ville de l’arrière pays de Capo Rizzuto, afin de faire front à la puissante famille Arena.
Les activités criminelles de la ‘Ndrangheta
La justice italienne soupçonne la ‘Ndrangheta de se livrer à l’extorsion de fonds, à l’expropriation mafieuse en obligeant les propriétaires à vendre champs et maisons à des prix sous-évalués, au détournement de subventions de l’Union européenne, au trafic de drogue, d’armes et au meurtre. Elle aurait infiltré profondément les milieux économiques et politiques locaux. L’industrie du bâtiment et la santé constituent ses objectifs privilégiés. Ces derniers temps, on recense de nombreux meurtres au sein des familles et à l’encontre des entrepreneurs[3]. Afin de parvenir à ses fins, la ‘Ndrangheta n’hésite pas à s’en prendre aux magistrats, policiers et journalistes dont les activités les dérangent.
Politiquement, 34 des 54 conseillers régionaux font l’objet d’enquêtes pour association mafieuse. Ainsi, en avril 2008, le gouvernement a dissous, pour la deuxième fois, le conseil municipal de Gioia Tauro, en raison de l’infiltration du clan Piromalli-Molé.
La ‘Ndrangheta aurait aussi étendu ses activités criminelles à l’ensemble de la péninsule, et en particulier dans les régions de Milan, de Turin et de Rome. Elle serait liée à des familles siciliennes de Cosa Nostra et aux organisations criminelles albanaises, les principales pourvoyeuses en armes et explosifs. Elle aurait des correspondants permanents en Colombie.
La « Santa »
Enfin, il existe une sorte d’organisme « central et indépendant » appelé la « Santa ». Forte de 33 membres lors de sa création dans les années 1970, la Santa était destinée à infiltrer les loges maçonniques secrètes, très nombreuses en Calabre. En effet, le lien de sang mafieux calabrais est si important qu’il est interdit d’intégrer une autre organisation occulte. L’appartenance à une loge clandestine permettait d’approcher les magistrats, les policiers et les hommes politiques sur une grande échelle. Il s’agissait de s’infiltrer dans le business des appels d’offres et de garantir une certaine impunité pour les familles. Inconnus des autres mafieux, à part des chefs de familles qui les ont nommés, les « Santista » ont le droit de rompre l’omerta, la loi du silence, encore très respectée en Calabre. Par exemple, les membres de la Santa ont le droit de « balancer » un soldat aux policiers pour préserver des intérêts supérieurs de la ‘Ndrangheta. Certaines familles n’apprécient guère la Santa voulue par les ‘ndrines les plus puissantes.
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Les coups sévères qui ont été portés par les forces de sécurité italiennes à la ‘Ndrangheta mais aussi aux autres mafias italiennes, sont intervenus au moment ou il y avait une certaine vacance du pouvoir politique. Prodi réglait les affaires courantes et Berlusconi n’était pas encore intronisé. On se rappellera qu’il en avait été de même lors de l’arrestation de Bernardo Provenzano, le capo di tutti capi sicilien. La question se pose donc naturellement : la justice italienne profite-elle des périodes où elle est le moins soumise à des influences venant du monde politique pour agir ? Ou vu sous un autre angle, les politiques pouvant prétendre ne pas être réellement aux affaires, laissent-ils la justice œuvrer contre des « amis » encombrants ?