Iran : vers un accès direct à la méditerranée ?
Alain RODIER
Derrière les interventions militaires conduites par l’Iran sur le front syro-irakien, via des milices chiites locales ou étrangères, Téhéran mène un savant jeu politique destiné à favoriser ses intérêts au Proche-Orient. Ces derniers sont multiples et en particulier, l’Iran veut renforcer son influence au détriment des pays arabo-musulmans emmenés par l’Arabie saoudite et neutraliser autant que faire se peut le bouillant président turc, Recep Tayyip Erdoğan. La méthode est simple : un soutien indéfectible aux gouvernements en place à Bagdad et à Damas et des opérations discrètes au Yémen, au Liban et vraisemblablement au Bahreïn.
La mise en place d’un corridor stratégique
Mais cette politique a aussi un objectif stratégique : l’établissement d’un corridor reliant l’Iran à la Méditerranée, qui devrait se concrétiser par la construction d’une base navale sur la côte syrienne ce qui permettrait à la marine iranienne d’assurer une présence permanente en Méditerranée. A noter que Téhéran souhaite aussi ouvrir une base navale au Yémen, sur la côte bordant la mer Rouge, région contrôlée par les rebelles houthis et les partisans de l’ancien président Ali Saleh.
Ce projet de corridor jugé vital pour l’Iran et ses alliés du « croissant chiite » (Irak, Syrie, Liban via le Hezbollah) a commencé à connaître un début d’exécution en 2014. Il pénètre en Irak par une route de contrebandiers. Celle-ci date de 2003 juste après l’invasion américaine ; elle servait alors à approvisionner les mouvements chiites qui luttaient contre l’armée américaine. Les plus connus, le Asa’ib Ahl al-Haq et le Kata’ib Hezbollah sont encore actifs aujourd’hui sauf que leur principal adversaire est aujourd’hui devenu Daech[1]. Passant par Baqouba, située au nord de Bagdad, ce corridor rejoint ensuite Shirqat – ville reprise en septembre 2016 par l’armée irakienne à Daech -, Sinjar – province reprise en août 2014 par les peshmergas avec l’appui du parti indépendantiste turco-kurde PKK -, puis rejoint le point de passage frontalier de Rabia. Bien sûr, n’étant pas là en zone chiite, Téhéran s’est vu obligé de négocier avec les tribus locales dont celles du cheikh Abdulrahim al-Shamari, lui-même un important membre du Conseil de la province de Ninive.
Une fois entré en Syrie, le corridor traverse d’est en ouest le Rojava (Kurdistan syrien). Or cette zone qui peut être qualifiée d’autonome est de fait placée sous la coupe du Parti de l’Union démocratique (PYD) un cousin germain du PKK[2]
. Il traverse notamment les villes de Qashmili – la « capitale » du Rojava -, Kobané – la ville symbole de la première défaite de Daech -, pour ensuite redescendre vers le sud, en évitant la province d’Idlib, tenue par des mouvements rebelles syriens affilés plus ou moins ouvertement à Al-Qaida « canal historique », avant de rejoindre Homs puis Lattaquié, le fief des Alaouites.
Toutefois, ce projet de corridor peine à se réaliser car sa sécurité est loin d’être assurée en permanence en raison des fluctuations de la situation militaire. Une nouvelle incertitude provient de l’offensive Bouclier de l’Euphrate menée par l’armée turque – et des groupes de l’Armée syrienne libre – entre le corridor d’Azaz et Jarablus, 90 kilomètres plus à l’est. Cela va obliger le corridor stratégique iranien a passer plus au sud, à travers une région encore contrôlée par Daech !
Politique vis-à-vis des Kurdes
Afin de mener à bien son projet, Téhéran utilise les Kurdes au mieux de ses intérêts. Ainsi, des contacts ont aussi été établis avec le PKK, qui est devenu incontournable en Irak du Nord où il possède ses bases arrières historiques sur le Mont Qandil, ainsi qu’une représentation officielle via le PÇDK (le Parti de la solution démocratique du Kurdistan). En Syrie voisine, il combat aux cotés du PYD. Toutefois, ce mouvement se garde d’apparaître trop directement dans les medias, laissant le premier rôle aux Kurdes locaux.
Téhéran aurait demandé au PKK d’expulser les peshmergas du clan Barzani de la région de Sinjar et d’y accueillir des membres de la Mobilisation populaire (brigade Badr). Cela entre dans le cadre de la lutte sourde qui oppose Lahur Talabani, le chef des services de renseignement de l’Union patriotique du Kurdistan (UPK), soutenu par Téhéran – et Bagdad – contre Masrour Barzani, le puissant chef des services du Gouvernement régional du Kurdistan (GRK), plutôt soutenu par Ankara. En effet, les Kurdes sont loin d’être unis[3]. En Irak, le vieil antagonisme entre l’UPK, le Parti Démocratique du Kurdistan (PDK), quelques groupes autonomes et le PKK remonte à la surface.
Enfin, si Téhéran entretient des contacts avec le PKK, il continue à combattre sa branche iranienne, le PJAK (le Parti pour une vie libre au Kurdistan). Cela peut étonner certains observateurs mais l’Iran a toujours conduit une politique étrangère très pragmatique comme lorsqu’elle a aidé une partie d’Al-Qaida réfugiée en Iran après l’invasion de l’Afghanistan en 2001, alors que le mouvement salafiste-djihadiste se montrait très anti-chiite.
Cerise sur le gâteau, le soutien discret de Téhéran au PKK permet de faire pression sur le président Erdoğan de manière à calmer les pulsions violentes qu’il peut avoir à l’égard de l’Iran et de ses alliés syrien et irakien. Dans la région, tous les régimes ont utilisé les Kurdes de leurs voisins pour les affaiblir. C’est pour cette raison qu’un grand Kurdistan, couvrant le nord de l’Irak et de la Syrie, une partie de la Turquie et de l’Iran, reste encore une idée utopique.
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Ce projet de corridor a été développé au vu et au su des Américains qui, pour le moment, ont décidé de ne pas interférer, la situation en Irak et en Syrie étant assez compliquée comme cela pour ne pas, en plus, se mettre l’Iran à dos. Il n’en reste pas moins qu’Israël surveille de près cette route qui pourrait être utilisée pour approvisionner le Hezbollah libanais.
[1] Ces milices sont toujours désignées comme terroristes par Washington. Il est parfaitement exact qu’elles peuvent se retourner demain contre les Etats-Unis si l’ordre en est donné.
[2] Le président turc Recep Tayyip Erdoğan est furieux de cet accord secret dont on ne connaît pas les termes.
[3] Cf. « Syrie. Point de situation », Note d’actualité n°452, août 2016, www.cf2r.org