Iran : pourquoi Téhéran tient ses Kurdes ?
Alain RODIER
Alors que la guerre civile syrienne a permis aux Kurdes syriens et irakiens de s’émanciper un peu plus des pouvoirs centraux, et que le PKK a repris la lutte contre Ankara à l’été 2016, leurs homologues iraniens restent étonnement absents de la scène bien qu’ils soient forts de plus de cinq millions d’âmes, soit 10% de la population iranienne. Et pourtant, ce sont les seuls dans l’Histoire à avoir testé un Kurdistan « indépendant » mais éphémère. Déclaré à Mahabad le 22 janvier 1946, il n’a duré qu’une petite année et s’est terminé avec la pendaison, le 31 mars 1947, de son chef, Qazi Mohammad. Frontalier avec la Turquie et l’Irak, le Kurdistan iranien, le «Rojhelat» (en kurde : « l’Est1 ») est très dépendant de l’influence de ses voisins.
Le Kurdistan irakien sous la surveillance de Téhéran
Les Kurdes irakiens sortent bénéficiaires de la guerre déclenchée contre Daech. Ils ont gagné plus de territoires que ce que la constitution de 2005 ne leur accordait. Leur force militaire s’est considérablement accrue avec l’apport de nombreux armements, l’entraînement de leurs troupes par les Occidentaux et l’expérience irremplaçable acquise sur le terrain par les peshmergas. Le référendum sur l’indépendance prévu le 25 septembre, même s’il est fortement contesté à l’extérieur, aurait été impossible à réaliser auparavant, mais la légitimité acquise lors de la guerre contre Daesh l’a rendu possible, surtout dans les zones contestées par Bagdad.
Le Gouvernement régional du Kurdistan (KRG), qui est dominé par le Parti démocratique du Kurdistan (PDK) de Massoud Barzani, est très attentif à ne pas froisser la Turquie, pays par lequel transite la quasi totalité des échanges commerciaux (en particulier du pétrole) de la province irakienne. L’autre mouvement kurde irakien, l’Union patriotique du Kurdistan (UPK) de Jalal Talabani, basé à Souleimaniye, est très proche de Téhéran. Il y est contraint car il est établi le long de la frontière irako-iranienne.
Téhéran intervient donc régulièrement auprès de Bagdad, du KRG et de l’UPK pour que tous les opposants iraniens – dont les kurdes – soient « calmés », voire expulsés du pays.
Le mouvement insurrectionnel kurde iranien sous la férule du PKK
Le PKK, a fondé son « cousin » iranien, le Parti pour une vie libre au Kurdistan (Partiya Jiyana Azad a Kurdistanê/PJAK2), en 2004,. Il partage avec lui des cantonnements sur les pentes du mont Qandil à la frontière irako-iranienne. Mais le PKK a changé de stratégie après ce qui s’est passé en Syrie et en Turquie depuis 2011.
En Syrie, ses « cousins » du PYD (le Parti d’Union démocratique kurde) créé en 20123 ont obtenu une autonomie de fait le long de presque toute la frontière turque. Le PKK a participé directement aux combats engagés contre Daech aux côtés de l’YPG. En 2014, il a aussi dépêché des combattants du côté irakien pour préserver la région du Sinjar où il a été le premier à défendre les populations yazidis locales contre les coups de boutoir de Daech alors que les peshmergas s’étaient repliés plus au nord, abandonnant les populations à leur sort. Depuis, il tient la région avec des unités de l’YPG et des milices yazidis à la grande fureur de Massoud Barzani. En effet, ce dernier subit une pression constante de la part d’Ankara pour qu’il expulse les combattants du PKK et de l’YPG – la Turquie considère ces deux mouvements comme « terroristes » – et le menace même d’une intervention militaire. Si cette option semble peu crédible, le président Recep Tayyip Erdoğan a surpris à plusieurs reprises la communauté internationale pour ses initiatives intempestives.
En Syrie et en Irak, le PKK jouit toutefois d’une neutralité bienveillante de la part des milices chiites, du Hezbollah libanais et des pasdarans qui y sont déployés. Ce n’est pas très étonnant quand on sait que Téhéran a toujours joué la carte kurde pour déstabiliser ses voisins, tout en maintenant les siens sous contrôle. Par exemple, pendant des années, Osman Öcalan, le frère du fondateur du mouvement (Abdullah Öcalan) a vécu en Iran sans être inquiété. En conséquence, le PKK ne souhaite pas aujourd’hui, pour des raisons stratégiques, se brouiller avec Téhéran. Il a donc imposé au PJAK de cesser ses activités en Iran. Cela lui est d’autant plus facile que le PJAK dépend totalement de lui pour sa logistique.
Tout cela pourrait évoluer dans l’avenir. Le PKK est de nouveau en guerre contre Ankara depuis l’été 2016. Or la Turquie s’est rapprochée de l’Iran et les deux capitales ont signé un accord pour lutter contre le « terrorisme ». Le terme est vague mais inclut notamment les mouvements séparatistes kurdes (PKK et PJAK). Tout va dépendre de ce que va faire Téhéran. Si les Iraniens repassent à l’offensive dans la région du mont Qandil – ce qu’ils faisaient de temps en temps par le passé -, la trêve risque bien d’être rompue avec le PKK qui pourrait alors autoriser le PJAK à reprendre la lutte armée en Iran.
Washington qui fait montre de plus en plus d’hostilité vis-à-vis de Téhéran et qui soutient les Forces démocratiques syriennes (FDS) – qui sont constituées majoritairement de kurdes du PYD – peut être tenté à son tour de soutenir le PJAK dans son combat pour une autonomie du nord-ouest de l’Iran, histoire d’affaiblir le régime des mollahs. Les Israéliens présents discrètement au Kurdistan irakien pourraient faire de même, tant l’Iran représente pour eux l’ennemi numéro UN à abattre.
Un sujet passé sous silence : les Kurdes de Daech
Enfin, il convient de ne pas oublier les Kurdes – majoritairement sunnites – qui ont épousé la cause de Daech. Ce sujet est largement passé sous silence car il ternit l’épopée qui est en train d’être écrite sur les Kurdes, « nouveaux combattants de la liberté ».
En Iran, les cinq activistes qui ont mené deux importantes opérations terroristes à Téhéran le 7 juin 2017 contre le mausolée de l’imam Khomeiny et le Parlement (23 morts dont les terroristes) seraient d’origine kurde. Ces actions ont été officiellement revendiquées par Daech. Globalement, la menace salafiste-djihadiste en Iran provient de returnees revenants du front syro-irakien qui ont rejoint les rangs de groupes insurrectionnels – comme le Jaish Al-Adl ou Ansar Al-Furqan, héritiers du Jundallah fondé en 2002 – au Sistan-Balouchistan au sud-est du pays4 et dans les régions majoritairement kurdes de l’ouest.
Bien qu’aucun élément de preuve n’ait été avancé à ce jour, l’Iran accuse l’Arabie saoudite de soutenir – voire de commanditer – les salafistes-djihadistes présents dans le pays dans le cadre de la guerre feutrée que se livrent ces deux Etats.
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L’alliance Qatar/Turquie /Iran qui est en train de se mettre en place pour contrer l’influence de Riyad peut redistribuer les cartes au Proche-Orient, pour les Kurdes en particulier. Des retournements d’alliances ne sont pas à exclure. Ainsi, le PYD syrien serait en train de lorgner vers l’Arabie saoudite au cas où les Etats-Unis leur feraient défaut une fois Raqqa tombé. Riyad risque effectivement de vouloir jouer à son tour la carte kurde pour nuire à ses adversaires directs – les Iraniens et les Qataris – et indirects – les Turcs.
Comme l’économie n’est jamais bien loin de la politique, des projets d’exploitation et de transport d’hydrocarbures refont surface. Les débouchés méditerranéens pour ces hydrocarbures intéressent au plus haut point le Qatar et l’Iran mais, pour cela, il faut traverser l’Irak et la Syrie, voire passer par la Turquie. Les Kurdes ont là également leur mot à dire même s’ils peuvent être géographiquement contournés. Inutile de préciser que ces projets sont la hantise de Riyad qui fera tout pour les contrer y compris, si cela est possible, en utilisant des cartes kurdes : PKK contre la Turquie, insurrection dans l’ouest de l’Iran, accroissement de l’instabilité au nord de l’Irak et de la Syrie…
- Par opposition le Kurdistan syrien est appelé « Rojava » (« l’Ouest »). ↩
- Il existe plusieurs mouvements d’opposition kurdes en exil comme le Parti démocratique kurde en Iran (PDK-I) et le parti Komala ; mais, avec le temps, ils ont perdu les liens qu’ils entretenaient encore dans le pays même. ↩
- Sa branche armée est l’YPG : les Unités de protection du peuple. ↩
- Les Iraniens craignent des infiltrations depuis le Pakistan voisin. ↩