Iran/Etats-Unis : L’affaire Shahram Amiri
Alain RODIER
Le 14 juillet 2010, Shahram Amiri, un scientifique iranien, est revenu en Iran après avoir disparu lors du pèlerinage qu’il effectuait à Médine, en juin 2009. Téhéran a toujours soutenu que Amiri avait été enlevé contre son gré par les services secrets américains et saoudiens. Si Riyad n’a fait aucun commentaire sur cette affaire, Washington a, dans un premier temps, affirmé qu’Amiri était arrivé de son plein gré aux Etats-Unis et qu’en conséquence, il pouvait en repartir quand il le souhaitait. Dans un deuxième temps, les autorités américaines ont laissé filtrer l’information comme quoi il avait livré des informations intéressantes sur le programme nucléaire iranien. Cette affaire est à classer dans la rubrique « guerre secrète » que se livrent les Etats-Unis et l’Iran depuis des décennies. Il est toutefois utile de tenter de la décrypter.
Les faits
Shahram Amiri, un scientifique âgé de 32 ans, est employé au sein de l’Université Malek Ashtar de Défense et de Technologie, placée sous la coupe des Gardiens de la Révolution (pasdarans). Ses qualifications et son domaine de compétences ne sont pas exactement connus. Selon Téhéran, il s’occuperait seulement d’étudier les « radioisotopes médicaux ». Selon d’autres sources, il serait un des plus brillants scientifiques de sa génération et aurait été associé à la construction du site enterré de Fordo, situé près de Qom, qui devait accueillir 3 000 centrifugeuses dont la tâche consiste à enrichir le minerai d’uranium.
Fin 2008/début 2009, Amiri aurait effectué un déplacement professionnel à Francfort. Il aurait rencontré un citoyen allemand auquel il aurait exprimé son désir de faire défection. Cette information aurait été transmise à la CIA qui, depuis 2005, a mis en place un programme baptisé Brain Drain dont le but consiste à accueillir les scientifiques étrangers – particulièrement iraniens – impliqués dans des affaires de prolifération nucléaire.
Ainsi repéré, c’est au cours d’un séjour qu’il effectue à Vienne auprès des représentants iraniens de l’AIEA, au printemps 2009, qu’Amiri aurait secrètement rencontré des officiers traitants de la CIA. Ces derniers se seraient assurés de sa fiabilité scientifique avant de monter, avec son assentiment, une opération d’exfiltration. Cette dernière aurait eu lieu quelques temps plus tard à l’occasion du pèlerinage qu’effectuait Amiri en Arabie Saoudite. Etant donnée l’importance de l’opération, les services saoudiens auraient été mis dans le coup afin d’apporter leur soutien logistique. Riyad qui est en conflit larvé avec Téhéran depuis la Révolution de 1979, et qui craint par-dessus tout un Iran nucléarisé, n’aurait pas fait de difficultés. L’intéressé aurait ainsi été récupéré à Médine, la partie de la ville interdite aux non musulmans étant plus restreinte qu’à la Mecque. Ainsi, les opérationnels de la CIA ont pu agir plus facilement dans cette localité.
Amiri aurait été rapatrié clandestinement aux Etats-Unis par les soins de la CIA. Il aurait ensuite été débriefé pendant un an dans un lieu protégé dédié à cet effet, dans la ville de Tuckson, en Arizona. En octobre 2009, il aurait même effectué un voyage (encadré) à Vienne où il aurait rencontré les inspecteurs de l’AIEA chargés de visiter pour la première fois le site Fordo près de Qom. En effet, il était alors la seule source humaine ayant des informations sur ces installations permettant aux inspecteurs de chercher au bon endroit. Par mesure de sécurité, son identité et ses activités n’auraient pas été dévoilées à ses interlocuteurs. Il leur aurait été simplement précisé qu’il s’agissait d’un scientifique qui avait eu accès aux installations. D’autre part, Amiri aurait reçu la somme de 5 millions de dollars en récompense de sa collaboration avec les services américains. Désormais rentré en Iran, il semble qu’il ne pourra avoir accès à cette argent.
En juin 2010, Amiri apparaît sur trois films vidéo où il fait des déclarations contradictoires. Sur un premier film, il prétend avoir été enlevé par les Américains avec l’aide des services secrets saoudiens, puis avoir été placé en détention. Il aurait été interrogé sous la torture, physique et mentale. Des officiers israéliens auraient assistés à certaines de ces séances. Sur un autre film, il affirme vouloir uniquement poursuivre ses études aux Etats-Unis. Dans le troisième film, il réitère ses accusations et son souhait de rentrer au pays…
Enfin, le 12 juillet 2010, il parvient à rejoindre la représentation diplomatique pakistanaise à Washington qui abrite les intérêts iraniens aux Etats-Unis depuis la rupture des relations diplomatiques entre les deux pays. Selon lui, il aurait réussi à échapper à la vigilance de ses geôliers pour rejoindre ce lieu sûr. D’autres sources, en particulier des membres de l’ambassade du Pakistan, affirment pour leur part qu’il y aurait été déposé par des policiers américains ! Le 14 juillet, il emprunte un avion commercial pour rejoindre l’Iran via le Qatar (car il n’y a pas de vol direct en partance des Etats-Unis).
Analyse
Cette affaire qui semble rocambolesque au premier abord est probabelement assez simple. Amiri ,qui est un scientifique de niveau moyen, étant donné son âge, a participé à des travaux sur le nucléaire iranien. Ses activités l’ont amené à avoir quelques connaissances (dont la construction du site d’enrichissement de Qom) qui intéressaient tout les services de renseignement étrangers, au premier rang desquels se trouvaient la CIA.
Alertés par leurs homologues du BND qui avaient été mis au courrant de sa volonté de défection, la CIA a monté une opération d’exfiltration classique après avoir vérifié sommairement les compétences de l’intéressé, mais sans avoir le temps nécessaire de pousser plus avant son environnement. L’opération technique a eu lieu en Arabie saoudite, avec l’accord, voire l’appui logisitique des services locaux. Après avoir été débriefé de manière classique, Amiri a commencé à s’inquiéter pour sa famille qu’il avait laissée en Iran, en particulier pour son épouse et pour son fils âgé de sept ans. Rien ne dit que les Iraniens l’ont contacté pour le menacer mais cela entre dans les moyens souvent employés par les dictatures dans des occasions similaires. Les Iraniens ont d’ailleurs procédé de la sorte à de nombreuses reprises dans le passé. Il a alors demandé à rentrer en Iran pour s’assurer que rien de « désagréable » n’arriverait à ses proches. Bien évidemment, la grande démocratie que sont les Etats-Unis n’a pu s’opposer à cette demande.
Cette hypothèse est credible, car la CIA a, depuis sa création, traité de multiples cas de ce type. Les personnes jugées intéressantes se voient proposer, après débriefing, une nouvelle identité, du travail et un solide pécule pour débuter une nouvelle vie, soit aux Etats-Unis même, soit dans un pays tiers. Seuls les Etats-Unis possèdent les moyens financiers nécessaires au montage de telles opérations. Cependant, certains transfuges ont préféré repartir dans leur pays d’origine.
Dans le cas d’Amiri, il aurait « inventé » une légende pour justifier sa désertion auprès des autorités iraniennes : l’enlèvement par trois hommes armés, la torture morale et physique [1], la présence d’officiers traitants israéliens [2], sa fuite héroïque, etc. Les services de propagande iraniens ont sauté sur l’occasion pour se livrer à une opération d’influence dirigée contre les Etats-Unis, en prétendant qu’ils n’hésitent pas à employer les moyens les plus vils pour nuire à la République islamique d’Iran [3].
Une autre possibilité plus « tordue » est envisageable. Comme cela a été constaté lors du déclenchement de la guerre d’Irak de 2003 [4], les services de renseignement iraniens, le Vevak, sont passés maîtres dans l’art de la désinformation. Ils ont très bien pu commanditer cette défection. Qu’a livré comme renseignements particulièrement intéressants Amiri ? L’existence de la base secrète de Fordo près Qom ? Or, il y a trois ans que les services occidentaux sont au courant de cette construction, en particulier, grâce aux photos satellitaires. De plus, il est étrange qu’un chercheur soi-disant réputé dans le domaine du nucléaire, ait pu voyager à l’étranger alors que tous les scientifiques iraniens travaillant sur ce sujet sont très surveillés par les services de sécurité et qu’il leur est formellement interdit de quitter le territoire.
Il est aussi particulièrement étonnant que les Américains laissent sortir des informations suggérant qu’Amiri a fourni des renseignements jugés utiles et même, qu’il travaillait depuis des années pour la CIA. La centrale américaine voudrait décrédibiliser cette personne auprès de ses « employeurs » qu’elle ne s’y prendrait pas autrement.
Lequel des deux camps a réellement gagné dans l’affaire? Les Américains qui n’ont fait que recouper une information qu’ils détenaient déjà et dont les bénéfices ont été très limitée ? Les Iraniens, qui ont pu ainsi attirer un peu plus l’opprobre internationale sur Washington et peut-être, désinformer durablement les services américains en fournissant des renseignements erronés ? Le doute existe désormais. Cela peut également décourager tout défecteur potentiel.
Enfin, dernière hypothèse complètement tordue mais la guerre secrète n’a pas de limites – : les Iraniens auraient volontairement voulu faire passer des renseignements sur leur programme nucléaire aux Américains. Amiri aurait ainsi servi de « messager ». Il aurait convaincu ses interlocuteurs que l’Iran n’était pas près d’obtenir l’arme nucléaire et que, pour Washington, il est donc grand temps d’attendre et de ne rien tenter de vital contre Téhéran. Sa mission remplie, il a fallu que le « messager » rentre au pays avec une légende suffisante qui convienne à l’ensemble de l’opinion publique internationale. Un indice laisse penser que cette hypothèse peut être également crédible. Dimitri Medvedev, le président russe, vient de demander à Téhéran de fournir des informations plus complètes sur son programme nucléaire. Moscou veut peut-être savoir ce que Washington sait déjà !
La réalité de l’affaire sera vraisemblablement connue dans des années. Un indice intéressant résidera dans l’avenir que connaîtra Shahram Amiri. Après une période initiale au cours de laquelle il va être traité en « héros » pour des besoins de propagande, que vat-il devenir ? Les Iraniens n’aiment pas trop les défections. Si c’est vraiment cela qui s’est passé, il devrait « disparaître discrètement » assez rapidement.
Des trois solutions décrites précédemment, l’auteur privilégie la première. La CIA aurait affectivement exfiltré Amiri qui était considéré comme une source ayant des connaissances intéressantes. L’erreur a été d’oublier sa famille en Iran. En effet, après réflexion, Amiri a eu des remords et a tenté de sauver la situation en revenant au pays, tout en inventant l’histoire de son enlèvement, ce qui devait permettre de le dédouaner vis-à-vis de Téhéran. Cependant, les mollabs ne semblent pas être dupes. Ils vont utiliser son « témoignage » à des fins de propagande, puis il sera sanctionné d’une manière ou d’une autre.
- [1] Tout juste a-t-il du subir l’épreuve de détecteur de mensonges ; par ailleurs, sur les dernières photos publiées, il apparaît en parfaite santé et particulièrement bien nourri.
- [2] Même si c’est le cas, jamais les Israéliens n’auraient été présentés « es qualité ». Il est même très douteux que la CIA ait souhaité partager les interrogatoires avec le Mossad car les relations américano-israéliennes ne s’y prêtent pas aujourd’hui. Par contre, les services israéliens ont du recevoir une synthèse des renseignements fournis par Amiri.
- [3] Tout comme ils prétendent que Washington et leurs alliés israéliens soutiennent les mouvements d’opposition armés comme le Jundallah qui a perpétré le 16 juillet 2010 des attentats sanglants dans le sud-est du pays pour venger la mort de leur dirigeant Abdolmalek Rigi. En effet, ce dernier a été pendu le 20 juin 2010 après avoir été livré par les Pakistanais le 23 février de la même année.
- [4] Les Iraniens ont fait croire à Washington que l’Irak détenait des armes de destruction massive. Pour cela, le Vevak a utilisé un mouvement d’opposition qu’il avait infiltré au plus haut niveau. L’objectif de Téhéran était double : en finir avec Saddam Hussein et embourber l’armée américaine en Irak